dimanche 29 mars 2020

Alicia Gallienne












                                       Alicia Gallienne
                                           1970-1990



Lorsqu’on ouvre un livre de poèmes, on se retrouve comme jamais seul face à une voix, non identifiable puisqu’unique, qu’on pourra ou non reconnaître, découvrir, inventer en soi. C’est toute la différence avec ce qu’on nomme littérature, roman, histoire racontée, aventures plus ou moins imaginaires. Dans un livre de poèmes, quelqu’un apparaît, un homme, une femme, quelquefois très jeunes et c’est d’autant plus fascinant. Aujourd’hui, par exemple, une jeune femme. Elle s’appelle Alicia Gallienne. Pourtant elle est morte. Depuis trente ans déjà. Elle est morte depuis plus longtemps qu’elle n’a vécu. Elle a vécu la vie vingt ans, elle a déjà vécu la mort trente ans. Un destin bien particulier à une époque où tout se sait si vite, très vite. Une voix peut encore exister de nos jours à l’insu de tous. Une jeune femme qui écrivait, se sachant condamnée, qui rêvait ses mots, ses sentiments, sa douleur, son désir et sa puissance d’amour, comme sa vie, blessée à vie, blessée à rêve. Elle dit: « L’autre moitié du songe m’appartient ». À qui, l’autre moitié ? Peut-être au silence, à l’inconnu. Et quelle moitié ? L’autre étant à la mort, à ce qui n’a pas été vécu, qui aurait dû l’être. Aujourd’hui ces très beaux poèmes sont ceux d’une morte, et c’est doublement bouleversant. Jamais poésie n’a été autant poésie de la vie, photographie d’une jeunesse d’âme suspendue dans l’éternité d'un cœur. La voix d’Alicia Gallienne est venue, et c’est ce qu’elle voulait. C’est merveille qu’on entende ici ce qu’on n’entend plus nulle part ailleurs. Je ne veux rien savoir sur ce qu’elle fut, je veux entendre sa voix sans parasite, sa voix poétique : c’est si rare, n’est-ce pas ? Alicia est une très jeune femme poète qui nous a fait le mieux mesurer la beauté du monde dans la splendeur d’un regard intact de toute prétention idéologique. Elle a mieux perçu que les adultes cette vérité si troublante que toujours ne nous appartient que « La moitié d’un songe ». Ses mots nous atteignent d’un lieu juste qui, pourtant, n’a pas vraiment de visage. Cela ne les empêche pas d’avoir la légèreté de l’être se confondant avec celle de l’air.

« Quelque chose d’oublié, comme un couteau sous la gorge dont la lame fragile se mêle à la perle maladive. »       (Dominante rouge)

« Tu es trop belle pour être vraie,
Tu es trop vraie pour exister,
Femme sublime, ombre de passage ! »       (Dominante noire)

« Je ne sais pas de quel côté est le prisonnier ? Qui est de nous deux celui qui a capturé l’autre ? 
Mais de grâce, ouvrez-moi la porte, si vous le pouvez encore, car ma vie ne tient plus qu’à vous. »                             (Dominante enfermée à clé)  

Alicia a seize ou dix-sept ans lorsqu’elle écrit des vers comme ceux-là, de toute fraîcheur, de toute douleur. Voici une voix qui donne toute son ampleur, sa fougue retenue comme peut l’être le sang dans une artère ou une veine. Voici une voix qui jaillit et, en même temps, s’épanche, comme une musique infinie dans un corps trop étroit. Et on ne peut s’empêcher de se poser la question de ce que vaut la poésie face à une jeune fille si pleine de vie, d’amour, de liberté. Elle vaut très exactement ce que cette jeune fille fait de la poésie. Non pas du genre littéraire, mais une réponse à une intranquillité vitale du corps et de son rêve de vie. Si la vie la confronte si jeune à l’incurable maladie, elle répond par un amour à la fois possible et impossible. Elle invente une issue qui n’appartiendra qu’à elle, et qui aura pourtant valeur universelle. Si la nuit est plus lumineuse que le jour, elle réinvente la clarté du jour. Elle est dans les mots qui sont le cœur battant des choses, elle ne sépare rien, ni l’angoisse et son contraire, ni la peur et le bonheur, ni la vie de la mort. Et comme cela résonne trente ans après, c’est par la mort qu’elle ressuscite sa vie. Celui qui croit qu’il n’y a là qu’une banalité se trompe lourdement, car la réversibilité de la mort à la vie a un sens très précis hors de toute mystique plus ou moins religieuse. 
Alicia écrit de longs poèmes à la recherche d’un chemin mal délimité avec lequel elle se confond, se perd, se trouve, mais ce qu’elle cherche n’a pas de nom, comme un jeune animal blessé, comme une mouette qui virevolte dans le ciel et qui soudain tombe sans qu’on sache pourquoi. Sa poésie n’a pas le temps de se figer en théorie, elle n’a le temps que la brièveté de sa vie, elle le sait, elle le chante, elle ne le pleure pas. On rêve avec elle, on voudrait l’accompagner dans la douceur ou la douleur de ses mots. On n’a guère envie de juger les poèmes d’Alicia, on les aime, parfois sans les comprendre, mais qui comprend le bleu du ciel et ses plus noirs nuages ?


— Alicia Gallienne, L’autre moitié du songe m’appartient, poèmes,
édition de Sophie Nauleau, Gallimard.


                                                             Pierre Vandrepote

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