dimanche 1 mai 2016

Jean-Claude Barbé, l’aventure inconnue d’être poète

















Dans l’anthologie de La Poésie Surréaliste par Jean-Louis Bédouin que publient les éditions Seghers en 1964, le nom d’un très jeune poète que personne ne connaît. La brève présentation qui en est faite est celle-ci :

JEAN-CLAUDE BARBÉ. — Né à Auch (Gers) en 1944.
N’a pas attendu plus de seize années pour découvrir, dit-il,
« la poésie, avec Edgar Poe, les Symbolistes, et surtout Lautréamont
et les surréalistes ». Outre des poèmes, écrit des pièces de théâtre
qu’il qualifie lui-même d’injouables. A publié dans La Brèche et 
prépare un recueil : Myriam Praline.









George Frederic Watts - L'Espérance (détail), 1886














Jean-Claude Barbé est entré en correspondance avec Breton dès 1960, un poème de lui, Couple, a déjà été publié dans le douzième et dernier numéro de BIEF jonction surréaliste daté de cette même année (15 avril 1960).
Il se trouve que Barbé habite alors Boulogne-sur-mer, que nous nous sommes connus et rencontrés en 1963, qu’il me fait connaître le surréalisme et la poésie, comment dire autrement que de l’intérieur, sentiment qui m’est toujours demeuré par la suite, quelles que furent mes diverses rencontres, et il y en eut de très significatives pour moi. Jean-Claude est mon aîné de deux ans, il partira bientôt en Algérie. Nous aurons échangé quelques lettres, puis plus rien. Spécialiste de la disparition absolue. La seule chose que je sais (qu’en moi je sens), c’est qu’il écrit toujours. Des poèmes certainement. Des pièces de théâtre, peut-être. Lorsque nous nous fréquentons, il a dix-neuf ans. Dandy fou de poésie et de ses amoureuses cristallines, il est un inconscient Prince de la Poésie, élu par la magie de son seul regard. Il appartient au réel social autant qu’un papillon appartient à la terre. Il a la poésie au bout des doigts, une désarmante richesse d’écriture et d’imagination qui semble ne jamais devoir tarir.
Je veux dire que, pour lui, la poésie n’est pas un genre (ni littéraire, ni autre), elle est une langue, la seule qu’il ait vraiment envie de parler pour s’exprimer sans contrainte intérieure. Un beau jour de 1991, à l’occasion de la parution du numéro spécial d’Opus international consacré à André Breton et au surréalisme international, mis en œuvre par Alain Jouffroy, voilà que surgit une notice signée de Robert Benayoun évoquant la trace fugueuse et fugace de l’ami Barbé pour nous apprendre que le Disparu est bien vivant, qu’il écrit toujours une œuvre inconnue sans souci d’une quelconque publication, à l’écart même d’une « présence » qui ne l’intéresse guère. Attitude suffisamment singulière dans notre époque pour qu’elle mérite d’être remarquée, puisque par ailleurs elle ne le sera guère.
Un autre beau jour, de mai 2015, un amical appel téléphonique de Jean-Claude Barbé m’annonce que ce blog — Poésie et peinture, l’impensé  imaginable — a un lecteur pas du tout inconnu de son auteur, rompant ainsi un silence d’environ cinquante ans, ce qui n’est pas peu dans une vie.
Qu’importe, nous voici renouant par mails ou téléphone comme deux inconnus qui se connaissent sans trop savoir eux-mêmes qui ils sont pour eux-mêmes et pour l’autre.
Définitivement insituable le poète de Myriam Praline qui, en effet, n’a jamais paru ? On le dirait bien, tant l’individu est chaleureux et insaisissable, évident et mystérieux, rieur et tombé du ciel, mélange d’adorable gentillesse et d’impénétrable générosité. La vie est à prendre tout entière parce qu’elle est un songe pour l’homme et que rien ne doit être susceptible de les abîmer. Le plus beau vers que je lis sous sa plume, il me faut l’isoler dans le flux d’une prodigieuse vie mentale et sensible, je ne peux que lui écrire : « Quand on se met à te lire, le monde est comme sous l’effet d’une accalmie (J-Cl. B.), je crois que c’est vraiment l’impression la plus juste qui se puisse ressentir ».

                                                                               Pierre Vandrepote




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Extrait d'un poème de Jean-Claude Barbé








«  En général je ne donne pas de titre à mes poèmes (peut-être parce je me plais assez dans le discontinu). Peut-être que celui que je t'adresse ci-dessous en cherche un : "Le Chemin" par exemple. »




Le chemin revient sur ses pas
 Il nous entraîne
 On parle bas
 Pour ne pas réveiller ceux qui dorment debout
 Ils marchent avec nous
 A nos côtés
 Sous leur front se cachent des rêves
 Dont plusieurs pourraient avoir honte
 Si on les projetait sur un écran
 Devant un public médusé 
 Il faut attendre les montagnes
 Leur déplacement trop lent nous retarde
 Personne n’est pressé
 De mourir même après ne pas avoir vécu
 Dans le coton ou dans la soie
 On jouait à lancer des boules vers la lune
 Aucune n’atteignait sa cible
 La neige fond comme le souvenir
 Du survol d’un pays dévasté par la guerre
 Les routes saignent
 La peau reste collée aux murs brûlants
 La suie s’introduit dans les gorges
 Nul n’entend ceux qui crient
 Ils sont pourtant des milliers à se plaindre
 On se sert de ciseaux pour rompre le silence
 Mais sa corde ne cède pas
 Privé de mains vouloir écrire
 La langue arrachée prendre la parole
 Aveuglé guetter une proie
 Ces efforts ne mènent à rien
 Le tunnel ne s’ouvre pas au bout du chemin
 On use en vain ses piles
 On baisse les yeux devant le soleil
 Comme devant la croix
 Quand un pécheur y est cloué
 Nous n’avons jamais mordu d’autres joues
 Que les nôtres par peur de dire des mensonges
 Le souffle nous manquait
 Pour déranger les eaux dormantes
 Ou disperser les étoiles à l’ancre
 Les montagnes restaient couchées
 Aujourd’hui nous tenons à leurs pis par un fil
 De lait dont s’empare un glaçon
 Le ciel avare récidive
 Au compte-gouttes les jours tombent
 Dans la besace d’un nanti
 J’ouvre les bras
 Les volets grincent moins
 Si ma fenêtre est une tombe
 Dois-je faire abstraction du jour
 Me diriger dans des ténèbres
 Avec l’aide d’un ver luisant
 Le ciel se boutonne à l’envers
 On n’en finira pas de grimper sur l’échelle
 Sociale si le but ressemble à la carotte
 Dont tout âne est friand
 Les anges me tendront la perche
 Comme à la plus belle des femmes
 Si je perds mes armes en route
 Le vent s’écoute réciter
 Ce qui ne s’apprend nulle part
 La vie trop courte
 Tricherait-elle avec la mort
 La mort compte et recompte
 On en profite
 Chacun lui fausse compagnie
 Les calculs sont longs les civilisations brèves
 Peu à peu les montagnes perdent l’appétit
 Et nous tournons en rond
 Dans notre propre tête
 L’enfer est à portée de voix
 J’entends sa perceuse électrique
 Je me vois lire dans les yeux
 De la géante qui me met au monde
 La peur de devoir nourrir un ingrat
 Et des mots dont le sens m’échappe
 Des mots trop vieux
 Pour protéger leurs lettres
 Du poumon de l’aspirateur
 Et du maillet de l’abattoir
 Le supplicié cède la place à ses envieux
 Sur la roue d’un moulin qu’un torrent fait tourner
 Si l’eau plaide coupable
 Nous lui tordrons le cou
 Comme à nos filles quand par caprice elles    fautent
 Le chemin nous contourne
 On a beau le suivre il s’écarte
 De son itinéraire et nous entraîne au loin
 On se fie davantage à son flair qu’à la carte
 Pour éviter les pièges
 Tenter de vivre sans besoins
 Jouir sans ameuter les voisins
 Nous changerons de lit quand les draps nous noieront
 De peau lorsque l’hiver éteindra ses bougies
 Sans la chercher trouvons la plaie
 Mal refermée dans laquelle on s’installe
 On y vide ses malles
 On la partage avec ses ennemis
 Ainsi vaincu l’ennui franchit tous les obstacles
 Et nous tuons dans l’œuf
 Le projet d’aller voir ailleurs
 Ceux qui naissent pour préparer leur agonie
 Renaître
 Mettre le nez à la fenêtre
 Et se sentir pousser des ailes
 Le ciel est encombré trop d’anges s’y bousculent
 Gardez vos mots de bienvenue
 Hôtes si haut placés
 Nous coloniserons le paradis
 Le règne des intrus
 Durera moins longtemps
 Que l’effort du mourant pour sortir du cancer
 En y laissant ses plumes
 Déjà quelqu’un nous chasse à coups de parapluie
 Un robot comme on n’en fait plus
 Obéissant à la nature
 Il cherchait à se libérer
 Des maîtres immergés dans un bain de formol
 En doutez-vous fermez les yeux
 Pour vous voir de plus près heurter le sol
 Poussé par un jaloux du haut du mirador
 Dans le vide et vers le trottoir
 Où la chute est monnaie courante
 Sous la vitrine d’un boucher
 La cervelle a de quoi séduire
 Mais sous un crâne fracassé
 Quelle avanie
 Craignons le pire
 Lorsque nous empruntons l’escalier de secours
 Au lieu d’arrêter un taxi
 Ou de grimper sur le dos d’un passant
 Pour traverser le fleuve
 Les ponts d’autrefois restent sourds
 Ceux d’aujourd’hui enjambent le néant
 On s’agrippe au balcon
 Comme à la barque quand les vagues cabriolent
 Le passeur a perdu l’esprit
 Sans pitié ses rames le moquent
 Les passagers n’atteindront jamais l’autre rive
 Sans le secours d’un parachute
 Ou d’un fiacre en changeant d’époque
 Le serpent dessine le fleuve
 Il épouse tous ses méandres
 Au printemps ce couple change de peau
 Devant un public incrédule
 D’enfants qui s’ennuient sur les berges
 Malgré leur marelle et leur cerf-volant
 L’amour ne me concerne pas
 Je souffre peu de méconnaître ses vertus
 Je me laisse bercer par les événements
 Ils ont la consistance de l’eau calme
 Quand le torrent finit en flaque
 On se souvient mieux de son ombre
 Que de soi-même
 A trop presser l’éponge
 L’océan change de quartier
 Il se retrouve dans l’évier
 Avec la vaisselle tremblante
 Le toit tombe du toit sans entraîner ses tuiles
 Nous aurons aujourd’hui du soleil à revendre
 Si le Très-Haut s’invite
 Notre table lui conviendra
 Comme aux anges chassés du paradis nos draps
 Le fleuve pose pour un peintre
 Dont les doigts fondent dans la main
 Ils ont un goût de chocolat
 Le tableau représente un tigre
 En train d’attendre un défilé
 De tambours et de majorettes
 Les rues et les couloirs sont trop beaux pour y vivre
 On cherche une sortie dans sa ligne de chance
 Le fils s’étrangle
 A force de crier maman
 Le vent vole au secours des poupées qui se plaignent
 Il leur offre son bras pour traverser la vitre
 Où les papillons voient des fleurs ce sont nos lèvres
 Car les baisers attendrissent le verre
 Comme le front modèle les nuages
 La montagne l’estomac plein
 S’endort sur ses chenilles
 Les soldats la poussent en vain
 On attend d’elle une chanson
 Et qu’elle cesse avec ses sœurs bâchées de pondre
 Jour après jour des montgolfières
 Aucune ne s’élève
 On les étouffe
 Le voyageur les réinvente en rêve
 Il survole les lits abandonnés dans l’herbe
 La prairie que parcourt l’orchestre inoccupé
 Le ruisseau apprend le solfège
 Les portées sont pour les oiseaux
 Quand leurs ailes leur font défaut
 Quand ils ne comptent plus sur les voies aériennes
 Où le trafic crée des tensions
 Sans recteur y sévit l’averse
 Chaque goutte étudie la désobéissance
 On s’écrase sur les préaux
 On illumine les trottoirs
 L’eau produit autant d’étincelles
 Qu’un nocturne au violon d’étoiles
 La pluie n’épargne ni la lune ni l’éden
 On la découvre sous ses doigts
 Lorsque l’on joue d’un instrument
 Inventé pour nuire à l’oreille des puissants
 On veut leur place
 On finirait par les défenestrer
 Si l’on ne reconnaissait pas en eux
 Des frères
 Des malheureux aux pieds glacés
 Ils mourraient au bord du chemin
 Si le chemin perdait ses dents
 Mais le vent veille il nous épaule
 Il redonne du punch à nos désirs larvés
 Nous mangeons la colline et nous lapons l’étang
 Attablés sous le saule
 Pleureur dont chaque larme inonde un nid d’insectes
 La Terre se repose
 Nous la ferons tourner si des voix nous l’ordonnent
 Le pédalier servira-t-il
 Nous hésitons devant le crime
 Que chacun commet tous les jours
 A l’instant où son réveil sonne
 Quel que soit leur poids les poètes flottent
 Comme des ballons gonflés à l’hélium
 On les ramène au sol
 En tirant sur la corde
 Mais quand la corde casse ils sortent de la chambre
 Forte et mendient de l’eau
 Dans la paume de leurs mains mortes
 Où sont écrits des numéros
 Le numéro de téléphone du Très-Haut
 Et de tous les gisants dont l’ennui crée des flaques
 D’urine autour de leur tertre fleuri
 On lit des noms et des noms et des noms
 Le sien parmi tant d’autres
 Passe occulté inaperçu
 Du cœur comme aux yeux des apôtres
 Qui chantent d’une voix enrouée nos vertus
 Nous avions placé sur la nuque
 Un second sourire édenté
 On nous suivait pour en connaître
 La douceur
 Car la plupart des humains font la gueule
 Pour des raisons qu’ils taisent
 On regarde le ciel il se détourne il montre
 Son derrière
 On regarde la mer gaspiller sa salive
 Et le sel alourdir les lèvres de la plaie
 Le sommeil cajole nos os
 Quant à notre peau elle éclate
 Faisant si peu de cas de nos organes
 Qu’ils sont en vente à quelques euros le kilo
 Le prix de la chair reste bas
 Celui des âmes monte
 On les aime pour leur défaut
 De savoir se rendre inutiles
 Quand nous avons perdu le goût de nous survivre
 Ou quand le soleil se replie
 Avec toute sa paille
 Les cheveux en bataille
 L’or jeté à la pelle
 On en ramassera jusque dans les poubelles
 Puis l’on tendra les bras vers le nuage où gît
 Nu un épouvantail
 Notre effigie
 Si dans la nasse naît un poisson frétillant
 D’autres mots surgiront du cœur de l’océan
 Nous ne sommes à court ni de cris ni de sang
 Notre parole est mieux armée que le ciment
 Et si nous n’avons rien à dire
 D’important qu’importe il faudra
 Le dire ou hurler sur les toits
 La lune appartient aux poètes
                                                   
                           (Extrait)   Jean-Claude Barbé