dimanche 9 novembre 2014

Le regard mental de Christian Bouillé

















                                       


La peinture de Christian Bouillé semble faite pour être  prise en marche, comme un train qui déboucherait du coin de l’image, sans crier gare (avec tous les jeux de mots qu’on voudra), comme un train dont on descend presque par mégarde, ou à la manière de Buster Keaton traversant une voie ferrée, trop préoccupé par la cigarette qui fume dans sa bouche pour s’apercevoir qu’il y a aussi des trains.








C'est comme ça, 1989, © Christian Bouillé









   Je me suis déjà dit que l’impact de la peinture Bouillé venait de ce qu’elle était l’oeuvre  d’un peintre aux yeux bandés, autrement dit d’une nouvelle espèce de voyant. Curieux comme, pour voir son être-au-monde, pour déchiffrer les signes de l’époque, on a moins besoin d’une boule de cristal que d’un essuie-glace qui laisse sa trace dans le réel, inscription du film qui n’est pas tourné, perpétuellement différé. A moins que ce ne soit la réalité elle-même qui finisse par se révéler comme étant la scène, le lieu scénique de l’injouable. Si on ne se méfiait pas trop des mots, on aurait envie de dire qu’une toile de Christian montre au moins autant qu’elle cache, qu’elle est à la fois terriblement concrète et pourtant peu réductible à l’emprise rationnelle, qu’elle est parole, d’ailleurs délibérément décalée, et peinture pure, magistralement spontanée. A sa manière, Christian Bouillé est un peintre naïf, possédé par son propre regard, n’expliquant pas ses images, une sorte de médium de ce monde-ci et non un messager venu d’on ne sait quel arrière-monde. Néanmoins, sa peinture se constitue de façon puissante en oeuvre d’art, à la différence de tant d’autres dont on nous abreuve avec force discours depuis une quarantaine d’années. L’imperceptible piège pour le regard contemporain, c’est qu’il n’y a pas chez Bouillé le “truc” sociologique dont le journaliste est si friand aujourd’hui, qui lui permet de ramener bien vite, quoi qu’il en prétende par ailleurs, le connu au répétitif. Non que la peinture de Christian ne soit pas identifiable, elle l’est au contraire au premier coup d’oeil, mais sa spécificité est que les objets y sont des repères a-symboliques, sans mémoire particulière autre qu’inventée par l’esprit, qu’elle peut se servir de toute image pour faire dire au monde ce qu’il ne dit pas de lui, et aussi pour le faire rêver en nous, pour opérer de secrets glissements sémantiques qui métamorphosent notre regard sur ces « choses qui nous pensent », comme il le dit avec beaucoup de justesse.








Brièvement sous les mots, 1990, © Christian Bouillé








   J’ai connu Christian parlant peu, disant les choses assez abruptement, avec même une légère provocation dans la voix, finalement peu soucieux d’être compris comme on veut l’être dans la simple conversation. Il y a quelque chose d’assez déroutant, d’une façon générale, dans l’art qui est le sien de percevoir le réel, et cela se ressent dans le choix des titres des tableaux ou des séries. Même les “Sans titre” engendrent une part d’inquiétude dans l’attention du regardeur; il y passe  une lassitude céleste à opposer au sens, qui veut que tout soit clair et bien réglementé. Pour mémoire, rappelons ici Les etc. du paysage, Et la périphérie ou Revoir le voir.
















   Chez lui, les images sont involontairement mystérieuses, la mise en page de la représentation, la couleur simplement appliquée  qui devient sur le champ paysage, parfois des formes précises mais difficilement reconnaissables, un univers tout à fait visuel et visible, sans piège apparent, qui introduit pourtant un doute persistant au coeur même de nos perceptions. De plus, Christian est un peintre “branché sur les mots” de façon très singulière, ce qui m’avait amené à publier ses textes, Lumière retardée, dans la collection Inactualité de l’orage, en 1980. Il m’a toujours paru que le monde était profondément nomade dans sa conscience, autant dans la représentation que dans ses troublantes équations de mots. Certes, le peintre a voyagé, a découvert des lumières, mais ses techniques nomades d’expression me paraissent antérieures, fondatrices de la mise en espace de son propre réel. La tente, le fil incandescent jeté dans la nuit, le train, le téléphérique, la pellicule rayée, l’Africain bleu ou jaune, l’ouvrier façon Front populaire, la mise en attente de certains objets dans cette zone de déménagement à quoi ressemble parfois la vie, tout cela renvoie à une gigantesque “Équation nomade” qui nous tend de la réalité un miroir parsemé de bien étranges points de fuite. Pourquoi ne pas le dire, on a l’impression, dans la peinture de Bouillé, de tout reconnaître sans y rien connaître. Les signes qui nous sont faits, parfois agressivement, nous rappellent que le sens n’épuise pas tout, qu’on oublie trop souvent la périphérie du sensible. La fragmentation de l’espace, telle qu’il l’opère, ne milite pas en faveur d’une perspective métaphysique classique. Désignant davantage l’espace qu’il y a entre les choses plutôt que d’en souligner la vision totalisante, il nous indique notre propre déchirure en nous proposant ses tableaux comme autant de solutions de discontinuité.










Intervalle au désert, 1981, © Christian Bouillé












Petr Král avait bien fait remarquer que la singularité de cette peinture est dans “le va-et-vient entre le signe et sa dispersion où le monde est dit “dramatiquement”, comme un lieu tout autant de manque que de plénitude désirée.” Je ne sais si on peut dire que la peinture de Christian a ajouté de l’épaisseur au monde ou, au contraire, l’a rendu, même temporairement, plus transparent. En tout cas, elle y a introduit un autre type de vitesse, qui peut tout aussi bien se dissoudre dans la lenteur ou l’immobilité. Il me semble que rares sont les individus qui ont perçu les signes de ces tableaux, la richesse et la singularité de leur déchiffrement, à la notable exception de poètes comme Bernard Noël ou Alain Jouffroy.









Clan des fraises, 1994, © Christian Bouillé




 


La disparition physique de Christian Bouillé, en 2005, n’est pas faite pour nous aider à lever l’énigme. Regarder sa peinture, demain, ce sera à la fois ouvrir les yeux, les fermer, ouvrir, fermer, puis décidément les ouvrir une fois pour toutes, ouvrir notre regard à notre propre histoire, en temps voulu, et c’est peut-être ce dont nous sommes le moins capables.



                                                                            Pierre Vandrepote