lundi 23 janvier 2017

Valéry, en Degas se dessinant







Degas - Etude de nu pour "Sémiramis", vers 1860 (détail)









Par son âge, Degas est un homme du dix-neuvième siècle, mais c’est aussi un peintre dont la sensibilité préfigure parfois celle du vingtième, même s’il est au final un bien curieux « moderniste », un « impressionniste » qui ne s’en laisse guère conter. Quant à Valéry, il est de trente-sept ans son cadet et lui survivra à peu près d’autant. Ils ont tous deux un point commun, ils attachent une très grande importance à l’intemporalité de l’art, de la spiritualité. Degas a l’esprit volontiers réactionnaire de l’artiste dandy qui veut affirmer son originalité tout en protégeant une liberté individuelle faite de préjugés mêlés à une quête hautaine caractéristique du fonctionnement de sa pensée. Valéry brille de tous ses feux par son alliance de la poésie, de la pensée profonde avec une indépendance d’esprit qui le fait s’affronter aux domaines les plus divers de la réflexion. Ajoutons de la sculpture et le goût (la pratique) du dessin du côté de Valéry, de la poésie et même des sonnets du côté de Degas, on comprend que les deux hommes étaient faits pour rivaliser aimablement dans la mesure de leurs talents. Et le meilleur est qu’ils s’apprécient, qu’ils se jaugent avec admiration. Duel au sommet, si on veut bien y songer, l’un comme l’autre ayant la dent dure et peu enclins à la fascination facile.

Bien sûr Degas est mort lorsque Valéry publie son « Degas Danse Dessin » chez Ambroise Vollard en 1934, mais il nous le rend à la lecture plus vivant que jamais. Son secret est probablement de ne pas écrire une biographie, bien plutôt de crayonner comme on pourrait faire dans un accompagnement amical, presque musical. Non en critique, mais en poète; non en littérateur, mais en artiste de la conversation avec un ami mort. « Après tout, la vie de quelqu’un n’est qu’une suite de hasards, et de réponses plus ou moins exactes à ces événements quelconques… » écrit Valéry dans un apparent détachement. Lui, habituellement si sévère dans sa lutte contre lui-même, se met soudain à rêver sur l’ignorance qui nous concerne tous des mystérieux rouages de la vie. On voudrait croire aux explications rassurantes, à des déterminismes à peu près logiques et, au fond peut-être, à une humanisation mystique des fins dernières du réel, et voilà qu’il se retrouve face à l’inexplicable béance du monde. Ne serait-ce pas que nous nous sentons tenus d’apporter des « réponses » à des questions que nous sommes les seuls à croire qu’elles nous sont posées ? 

    Les événements de nos vies  ne concernent que nous, nos visions artistiques n’ont de justesse que par rapport à des sensibilités jetées dans une histoire qui n’est la nôtre que du bout des lèvres. L’aventure commence au coin de la rue, lorsque nous nous quittons pour rencontrer l’autre qui nous donne vie. Ce n’est pas la « vérité » que nous cherchons, mais plutôt son sens qui, indéfiniment, nous échappe. Ne s’agirait-il, alors, que d’une « suite de hasards », à charge pour nous de les interpréter, voire de les inventer ? Il n’est pas impossible que nous soyons là au cœur de ce phénomène que nous appelons de manière immodeste la « création ». Dans un moment d’exaltation que chacun peut connaître, il semble que l’obscurité du monde s’adoucisse, comme l’image photographique se révèle dans le bain  adéquat. On voit alors apparaître, ou surgir (c’est selon), une forme de l’insaisissable rencontrant son propre destin, et qui éclaire mystérieusement le nôtre. Ce n’est point d’esthétique qu’il s’agit alors pour l’artiste, ce n’est point davantage de « critique » qu’il est question pour le poète. Entrer dans l’univers de l’autre par le biais d’un médium différent ressortirait plutôt à une sorte de danse, approche amoureuse mêlant le geste admiratif à la parole rêveuse.





Degas, Autoportrait (détail), 1854-1855






Lorsque Valéry regarde une œuvre de Degas, dessin, esquisse, peinture, sculpture, il possède cette faculté rare de se regarder soi-même à travers l’œuvre, mais sans narcissisme inutile; il regarde vraiment l’œuvre à travers son propre prisme et n’y aperçoit que mieux son auteur, celui qui dessine, peint ou sculpte. Pour saisir ainsi l’esprit de l’artiste, pour comprendre la pensée de son geste, il lui faut beaucoup d’un amour fort, celui qui est fait d’admiration, de générosité créatrice, de reconnaissance implicite. Parvenue à ce point de fusion qu’exige la fulgurance d’une certaine beauté, l’œuvre ne se dissolvant ni dans le travail de l’artiste ni dans l’œil du  regardeur  qui la fait exister, je me disais que décidément la distance, quoi qu’ils en aient eu l’un et l’autre, n’était pas si grande de Valéry à  Breton. Les poètes peuvent saluer des beautés différentes, le mouvement qui les porte vers elles est, en profondeur, de même nature.





Degas - Petites filles spartiates 
provoquant des garçons - ver 1860




L'autoportrait de Degas est extrait de Degas Danse Dessin par
Paul Valéry - Collection Folio-Essais, Gallimard éd.

                                                                                              Pierre Vandrepote