lundi 22 décembre 2014

Mayas, briseurs de la pierre du maïs





TU NE CONNAÎTRAS JAMAIS BIEN
LES
Mayas


Apollinaire
Lettre-Océan




Coll. Musée du site de Palenque, Chiapas, Mexique (détail)





Les Mayas, comme nombre de leurs voisins, sont un peuple religieux. Leur vie sociale est entièrement ritualisée, soumise aux dieux, mais cette religion est aussi entièrement d’essence magique. L’emprise des dieux est toute puissante sur les hommes, sans distinction de castes ni de pouvoir social, politique ou militaire. Les dieux donnent la vie, le maïs, mais les êtres humains leur appartiennent et ces dieux sont assoiffés de sang. Ce lien terrible unissant les hommes aux dieux est à la fois humainement destructeur et séparateur, il est mystiquement aliénant et unificateur car les dieux sont pensés comme la forme supérieure du réel absolu auquel, secrètement, les Mayas aspirent.
Un pacte unit les dieux, le roi, les prêtres, les chamans, les nobles, les guerriers, le peuple. Les dieux sont partout, il faut les nourrir, c’est la condition même de la survie. Les enfants  des Puissants sont élevés, éduqués dans cette croyance. Les dieux réclament périodiquement des sacrifices de sang pour que la vie puisse continuer, s’entretenir elle-même. Ce n’est pas le seul sang des prisonniers ennemis qui est offert aux dieux, la société maya est auto-sacrificielle. Le temps maya est un temps dangereux, ce qui existe aujourd’hui est menacé demain. Le Maya est otage de la pluie, de la sécheresse, des attaques guerrières; sa magie est une magie à double tranchant, à chaque instant ou presque il risque la destruction, la mort.







Codex maya de Dresde (extrait)







En fait, le réel quotidien importe peu aux Mayas, ou plutôt ils sont totalement immergés dans le monde réel puisque ce monde est magique de toutes parts. Le Maya marche sur une terre magique.
L’aigle, le vautour, le serpent, la chauve-souris, le jaguar, le pélican, le cerf, le singe, le tatou, le crocodile, le chien, la grenouille, le hibou, l’arbre, tout ce qui vit, et la montagne vit, et les minéraux vivent, tout parle le langage des dieux, tout parle et se tait dans l’immense nature chuchotante. Et le Maya parle de sa voix d’homme, il construit temples et palais, il édifie des pyramides, il taille la pierre, orne les murs d’un rêve qui n’est pas tout à fait le sien, qui est pourtant le sien. L’art maya est une splendide ode de pierre à l’inutile, au luxe, au superfétatoire, c’est ce qui lui confère son exact caractère sacré.
L’imaginaire et le réel se confondent dans une ritualisation qui s’invente sans fin. Et qui est elle-même sans fin. Dès lors que le Conquérant espagnol mettra le pied sur le continent mexicain, ç’en sera fait de la plus haute civilisation magique que l’homme d’une autre tournure d’esprit, d’une autre pensée avait créée.

Le plus difficile à comprendre, encore aujourd’hui pour nous Occidentaux, c’est comment religion et magie peuvent s’interpénétrer, coexister dans la pensée maya sans jamais se détruire l’une l’autre ou même simplement entrer en conflit. Comment les dieux peuvent-ils être éternellement au service des hommes, et les hommes exclusivement au service des dieux, puisque leur (sur)vie en dépend ? Tout se passe comme si la pensée symbolique ne parvenait pas à se déployer dans un univers finalement bloqué par un sentiment religieux des capacités de la magie. La manifestation la plus hétérogène à l’omniprésence des dieux est, paradoxalement, l’art d’une telle société. Il est l’expression la plus libre de la créativité encadrée par une finalité acceptée, désirée. L’ombre d’une menace indéchiffrable plane sur le génie du peuple maya et cette civilisation, pour élaborée qu’elle soit, n’ignore pas l’angoisse qui la travaille au plus secret, au plus inconscient d’elle-même. On a assez dit que la pensée magique de ces peuples ne se dissimulait pas le risque de sa propre disparition.
Avant même l’arrivée de Cortés, la grande civilisation maya avait déjà mystérieusement « disparu » sans qu’aucune explication d’une véritable ampleur ait jamais été fournie.







Chaac, dieu de la pluie (détail)
Mayapan, Yucatan, Mexique







Il y a dans la figuration maya une dimension panique (au sens presque étymologique du terme) qui est tout à fait spécifique aux arts précolombiens, comme si l’homme de la jungle immense était toujours contraint par une puissance supérieure qui ne le lâchait pas une seule seconde. Et pour cause, ses dieux ne sont jamais bien loin, toujours exigeants. Ces dieux sont bien ses dieux, il en est le père autant que le fils, le créateur autant que la créature. Le monde du divin est ouvert, le monde naturel est surnaturel. Lorsque le Maya représente un homme ou un dieu, il n’y a du point de vue plastique aucune différence, ou plutôt cette différence n’apparaît que dans les attributs du personnage. La métaphysique du Maya est exactement à l’inverse de celle de son envahisseur : pour le catholique, le monde du dieu unique est étanche et inaccessible; pour l’Indien le monde des dieux est fissuré, perméable, inquiétant. Autrement dit, la magie première des Mayas n’a historiquement pas eu le temps de s’approfondir, d’évoluer vers ce qu’on pourrait appeler l’efficience métaphorique qui lui aurait permis d’imprimer au réel une autre lecture, un autre déchiffrement, qui ne cesse toujours de manquer à l’esprit humain. S’il est vrai que l’art survit aux civilisations qui disparaissent, cela veut aussi dire que les œuvres humaines résistent à tous les dieux, qu’elles ne portent que l’exaltation de leur propre chant.








Mayapan, Yucatan, Mexique (1250-1550) - détail -
Encensoir à l'image d'un dieu de la mort










La peur primordiale n’est pas encore si lointaine dans l’esprit des peuples précolombiens, c’est ce qui confère à leur art cet aspect fantastique, cette figuration inquiétante et terrible, à la fois extraordinaire et menaçante. Qui sait si les dieux sont amis ou ennemis de l'Indien ? Et ne sont-ils pas l’un et l’autre à la fois ? Nul ne saurait dire jusqu’à quel point ces hommes avaient tort ou raison. Le jour où l’Espagnol jette à terre les idoles de pierre, les brise sans la moindre considération, les peuples comprennent qu’ils sont abandonnés de leurs dieux, qu’ils vont périr avec eux.



                                                             Pierre Vandrepote



jeudi 11 décembre 2014

Raymond Daussy, un peintre oublié










Autoportrait au verre d'eau, 1949
© Raymond Daussy








Né en 1918, Raymond Daussy s'est surtout fait connaître dans les années quarante, époque où il a participé aux activités du groupe Surréalisme-révolutionnaire. Sa trajectoire personnelle, pour autant qu'elle soit visible, est intéressante en ce qu'elle a intériorisé les dilemmes des peintres, des poètes de cette époque. Daussy est au cœur d'une pensée déchirée dont il est aisé de concevoir qu'elle pouvait porter simultanément tous les espoirs et bien des désespoirs : la condition ouvrière, l'évolution du stalinisme vers un réalisme-socialiste toujours plus obtus, le national-socialisme et la guerre, l'espoir révolutionnaire, le surréalisme et son désir de libération de l'esprit.





Hitler, 1944, © R. Daussy







Les raisons de peindre furent alors pour un certain nombre d'artistes toutes plus contradictoires les unes que les autres. La peinture figurative pouvait renvoyer l'image d'une prise de conscience politique immédiate plus forte, l'abstraction devenant une forme d'expression, à l'inverse, nettement évanescente et coupée de la souffrance des peuples. Pour beaucoup, la figure du rêve était devenue terriblement floue. Que pouvait bien se dire un peintre comme Raymond Daussy, proche du Parti Communiste Français, qui ne cessait d'osciller entre sa répugnance pour Hitler et son désir de solidarité avec une internationale prolétarienne, entre la poésie du réel qu'il ne pouvait oublier et la pauvre vie quotidienne si difficilement surmontable ?






Prélude à l'insurrection armée, 1945
© Raymond Daussy







Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il pourra exprimer son véritable tempérament, et il le fera aussi bien avec des mots qu'avec la peinture qu'il cherchait en lui. Provincial et de tempérament plutôt solitaire, il a continué d'écrire un certain nombre de notes dont l'arrière-plan reste teinté d'un sentiment poétique du tragique de la vie.





L'invention du feu, 1946 © Raymond Daussy









La figuration, c'est moi. Et j'entends en administrer la preuve, me pliant chaque fois que cela sera nécessaire à l'obligation d'établir le moins d'écart possible entre mon rêve et sa projection visible.

L'œuvre authentique constitue une matière inépuisable ou elle n'est pas. La représentation doit donc comporter une partie d'elle-même que les possibilités de consommation n'atteignent pas.

Passé au filtre de la rêverie active, l'événement reste ce qui, indéfiniment, nous rattache au monde et à nous-mêmes.

                                                             Raymond Daussy, 1984





Eole, 1945 © R. Daussy






Sur le plan artistique, les inventions de R. Daussy ne manquent jamais de puissance créatrice dans l'exploration de son monde intérieur et de ses représentations mentales. Toujours aux aguets de ce qui peut le surprendre aussi bien dans ses rêves qu'au coin de la rue, sa peinture peut faire songer à telle fête du Douanier Rousseau
ou à l'errance statique d'un Edward Hopper qui, pour une fois, aurait dangereusement perturbé le réel.


Raymond Daussy est mort en 2010.
Un livre a paru sur une partie de son travail de peintre, accompagné de ses propres textes, aux bons soins des éditions Natiris et de la galerie Alain Blondel, Paris, 1984.



                                        



                                                                                                      Pierre Vandrepote








dimanche 7 décembre 2014

PERAHIM, ta liberté est la nôtre









© Perahim, Le Futurologue, 1973, huile sur toile


 





Perahim est mort le deux mars deux mille huit à Paris.

Perahim est vivant à Strasbourg au musée d'art moderne et contemporain du 14 novembre 2014 au 1er mars 2015.

Perahim est vivant comme la liberté peut être vivante, même morte.



 
 
© Perahim  Triple saut, 1976, huile sur toile









Qui est Perahim ? Le créateur de l'alchi-peinture, des poissons volants, des oiseaux gonflables, des animaux fantasques qui ne sortent que la nuit, l'inventeur des seins des femmes, du dessin des oiseaux des femmes, du dessein impossible des histoires de l'homme et de la femme, des corps gainés d'humour à cheval au galop ou simplement au trot, de plumes inquiétantes et de becs peu conciliants, de mâchoires qui mordent, de mots qui tuent comme des flèches qui peuvent rentrer dans la gorge, de la géométrie illicite des êtres vivants selon le code des bonnes conduites, de la couleur gaie du monde quand on s'en distrait. Perahim pense que c'est possible, mais que ce n'est pas vraiment sûr. Prudent (il a beaucoup de raisons pour cela), il pense qu'on ne peut être sûr de rien. Par exemple, la vie, vous voyez, ou bien la mort. Vous avez tout à fait raison, ce n'est vraiment pas la même chose. C'est comme les arbres, ou bien les grenouilles. Ou bien un fauteuil dans le ciel. Ou bien des sphinx qui ressemblent à des haches.

 


 
© Perahim, Le Discours, 1978, huile sur toile








J'ai connu Perahim songeur. L'air parfois ironique et doux. Avec des yeux derrière les yeux. Je crois qu'il s'amusait tendrement de la façade des êtres et des choses. Humour malicieux, amour délicieux.
Je crois que c'était un homme qui avait à oublier. Le fascisme, le nazisme, le stalinisme, Perahim n'est passé à côté de rien. Aussi libre qu'on puisse être dans sa tête, on ne sort pas indemne de certaines traversées que même le sable déserte.









© Perahim, La traversée du désert, 1987, huile sur toile














Autoportrait autoporté de P. par P.

A cause de son profil médiéval il a été obligé de changer de religion
Les animaux amis l'ont suivi avec fidélité

Pendant ses loisirs elle s'occupe de l'élevage d'oiseaux carrés pour faciliter leur emballage

Son portrait est exposé dans toutes les écoles communales, gares, tribunaux, fabriques de timbres, orphelinats, élevages de lapins

Préparatifs en vue d'un lointain voyage à l'étranger en compagnie d'animaux empruntés

Heureusement nous avons tous assisté au congrès des statues citadines

La chèvre de l'histoire traverse un espace artificiel tout est dirigé contre la poésie aux effets hallucinatoires

                                              (in "La chronique de l'armoire")







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Perahénigmes


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De quel côté du réel la peinture de Perahim se met-elle soudain à briller ?

Nos doigts ne sont-ils que d'anciens oiseaux assagis ?

La peinture commence-t-elle là où finit notre regard ?

Quel mystérieux compagnon de l'homme se pose sur la terre quand nous dormons ?

Êtes-vous si sûrs de l'existence d'un individu qui se ferait appeler Perahim ?

L'avez-vous déjà croisé dans la rue ?

Quelle mer secrète traverse le poisson double dans votre dos ?

Pensez-vous que le tamanoir, à la bouche sans dents, à la langue effilée, finira par avaler toutes les fourmis de l'Histoire ?





 



© Perahim, Les rescapés du minotaure, 1990, huile sur toile





Les sarabandes qu'organise parfois le crayon de Perahim sont-elles d'origine persane, espagnole ou arabe ? 

Un homme est-il seulement un nuage ?

Une femme seulement une herbe folle ?

Pourquoi Perahim est-il l'auteur d'un petit livre rose, intitulé La Chronique de l'armoire ?

Si le monde devait finir un jour en papillon épinglé, Perahim le porterait-il à la boutonnière ?

                                                                      (Extrait)


                                                                         
 
© Perahim, Autoportrait, 1924, fusain sur papier (détail)






Les illustrations de ce blog proviennent du livre qu'Edouard Jaguer a consacré à Perahim aux éditions Arcane 17, 1990.


                                                                                                                  Pierre Vandrepote