TU NE CONNAÎTRAS JAMAIS BIEN
LES
Mayas
Apollinaire
Lettre-Océan
Les Mayas, comme nombre de leurs voisins, sont un peuple religieux. Leur vie sociale est entièrement ritualisée, soumise aux dieux, mais cette religion est aussi entièrement d’essence magique. L’emprise des dieux est toute puissante sur les hommes, sans distinction de castes ni de pouvoir social, politique ou militaire. Les dieux donnent la vie, le maïs, mais les êtres humains leur appartiennent et ces dieux sont assoiffés de sang. Ce lien terrible unissant les hommes aux dieux est à la fois humainement destructeur et séparateur, il est mystiquement aliénant et unificateur car les dieux sont pensés comme la forme supérieure du réel absolu auquel, secrètement, les Mayas aspirent.
Un pacte unit les dieux, le roi, les prêtres, les chamans, les nobles, les guerriers, le peuple. Les dieux sont partout, il faut les nourrir, c’est la condition même de la survie. Les enfants des Puissants sont élevés, éduqués dans cette croyance. Les dieux réclament périodiquement des sacrifices de sang pour que la vie puisse continuer, s’entretenir elle-même. Ce n’est pas le seul sang des prisonniers ennemis qui est offert aux dieux, la société maya est auto-sacrificielle. Le temps maya est un temps dangereux, ce qui existe aujourd’hui est menacé demain. Le Maya est otage de la pluie, de la sécheresse, des attaques guerrières; sa magie est une magie à double tranchant, à chaque instant ou presque il risque la destruction, la mort.
En fait, le réel quotidien importe peu aux Mayas, ou plutôt ils sont totalement immergés dans le monde réel puisque ce monde est magique de toutes parts. Le Maya marche sur une terre magique.
L’aigle, le vautour, le serpent, la chauve-souris, le jaguar, le pélican, le cerf, le singe, le tatou, le crocodile, le chien, la grenouille, le hibou, l’arbre, tout ce qui vit, et la montagne vit, et les minéraux vivent, tout parle le langage des dieux, tout parle et se tait dans l’immense nature chuchotante. Et le Maya parle de sa voix d’homme, il construit temples et palais, il édifie des pyramides, il taille la pierre, orne les murs d’un rêve qui n’est pas tout à fait le sien, qui est pourtant le sien. L’art maya est une splendide ode de pierre à l’inutile, au luxe, au superfétatoire, c’est ce qui lui confère son exact caractère sacré.
L’imaginaire et le réel se confondent dans une ritualisation qui s’invente sans fin. Et qui est elle-même sans fin. Dès lors que le Conquérant espagnol mettra le pied sur le continent mexicain, ç’en sera fait de la plus haute civilisation magique que l’homme d’une autre tournure d’esprit, d’une autre pensée avait créée.
Le plus difficile à comprendre, encore aujourd’hui pour nous Occidentaux, c’est comment religion et magie peuvent s’interpénétrer, coexister dans la pensée maya sans jamais se détruire l’une l’autre ou même simplement entrer en conflit. Comment les dieux peuvent-ils être éternellement au service des hommes, et les hommes exclusivement au service des dieux, puisque leur (sur)vie en dépend ? Tout se passe comme si la pensée symbolique ne parvenait pas à se déployer dans un univers finalement bloqué par un sentiment religieux des capacités de la magie. La manifestation la plus hétérogène à l’omniprésence des dieux est, paradoxalement, l’art d’une telle société. Il est l’expression la plus libre de la créativité encadrée par une finalité acceptée, désirée. L’ombre d’une menace indéchiffrable plane sur le génie du peuple maya et cette civilisation, pour élaborée qu’elle soit, n’ignore pas l’angoisse qui la travaille au plus secret, au plus inconscient d’elle-même. On a assez dit que la pensée magique de ces peuples ne se dissimulait pas le risque de sa propre disparition.
Avant même l’arrivée de Cortés, la grande civilisation maya avait déjà mystérieusement « disparu » sans qu’aucune explication d’une véritable ampleur ait jamais été fournie.
Chaac, dieu de la pluie (détail) Mayapan, Yucatan, Mexique |
Il y a dans la figuration maya une dimension panique (au sens presque étymologique du terme) qui est tout à fait spécifique aux arts précolombiens, comme si l’homme de la jungle immense était toujours contraint par une puissance supérieure qui ne le lâchait pas une seule seconde. Et pour cause, ses dieux ne sont jamais bien loin, toujours exigeants. Ces dieux sont bien ses dieux, il en est le père autant que le fils, le créateur autant que la créature. Le monde du divin est ouvert, le monde naturel est surnaturel. Lorsque le Maya représente un homme ou un dieu, il n’y a du point de vue plastique aucune différence, ou plutôt cette différence n’apparaît que dans les attributs du personnage. La métaphysique du Maya est exactement à l’inverse de celle de son envahisseur : pour le catholique, le monde du dieu unique est étanche et inaccessible; pour l’Indien le monde des dieux est fissuré, perméable, inquiétant. Autrement dit, la magie première des Mayas n’a historiquement pas eu le temps de s’approfondir, d’évoluer vers ce qu’on pourrait appeler l’efficience métaphorique qui lui aurait permis d’imprimer au réel une autre lecture, un autre déchiffrement, qui ne cesse toujours de manquer à l’esprit humain. S’il est vrai que l’art survit aux civilisations qui disparaissent, cela veut aussi dire que les œuvres humaines résistent à tous les dieux, qu’elles ne portent que l’exaltation de leur propre chant.
Mayapan, Yucatan, Mexique (1250-1550) - détail - Encensoir à l'image d'un dieu de la mort |
La peur primordiale n’est pas encore si lointaine dans l’esprit des peuples précolombiens, c’est ce qui confère à leur art cet aspect fantastique, cette figuration inquiétante et terrible, à la fois extraordinaire et menaçante. Qui sait si les dieux sont amis ou ennemis de l'Indien ? Et ne sont-ils pas l’un et l’autre à la fois ? Nul ne saurait dire jusqu’à quel point ces hommes avaient tort ou raison. Le jour où l’Espagnol jette à terre les idoles de pierre, les brise sans la moindre considération, les peuples comprennent qu’ils sont abandonnés de leurs dieux, qu’ils vont périr avec eux.
Pierre Vandrepote
Pierre Vandrepote
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