samedi 30 août 2014

Les Hauts Vents d'Alain Jouffroy







     Je retrouve des notes prises au vent, en effet, lors d'un voyage —rencontre vers Alain Jouffroy en été 2005. Ces notes étaient destinées à accompagner des photos qui semblent avoir disparu. Un peu dans le désordre, en voici quelques-unes.




Nous nous connaissons depuis longtemps, mais je ne suis jamais allé là-bas, c’est la première fois, je regarde les Hauts Vents pour la première fois, la maison dont il m’a parlé jadis, l’histoire d’une vie qui ne m’est pas si étrangère, la peinture, les poèmes, les livres, un sentiment de la vie, les parfums du silence et de la colère, les grands refus de la jeunesse, la géniale énigme de l’homme mutique, Rodanski, Claude Tarnaud, Jean-Pierre Duprey, une époque dont je ne suis pas le contemporain, un désir de poésie à faire advenir en soi, plus tard, va savoir, peut-être jamais.

Retrouver AJ là-bas, nous ne nous sommes pas vus depuis trois ans au moins. La peinture de Bouillé. Pour moi, un livre illustré par lui, jadis. La perte de vue, mais non, jamais vraiment. Malgré les apparences, nous ne nous séparons pas les uns des autres, les poètes, les peintres, les photographes de l’incontrôlable, les dans la vie plus que la vie. Je m’en rends compte, une fois de plus, en lisant quelques jours plus tard Caffè Fiorio d’AJ. Rien ne se perd, rien ne se cumule non plus, tout se traverse comme la vie en transes. Le drame Bouillé, intérieur, non dit, mal repéré. Par personne. On est seul, on dialogue en mono toute sa vie. On est seul(s) -un truc secret entre Christian et moi.  Bizarre d’écrire “seuls” au pluriel. Salut Christian. Et Bravo. Ta peinture, ils n’ont rien compris. Ils croient tout savoir, mais ils ne comprennent pas grand-chose. Ils ne savent même pas que tu existes, les dépassés, les sans regard, ceux qui ont les journaux, qui font l’opinion comme ils disent. Toujours la même prétention mondaine, le même aveuglement, le chloroforme, l’âme démocratique du mouton tondu. Le peintre lumineux que tu es — tu as peint à la trace de la lumière avec tes pinceaux —, ils ne l’ont pas vu passer dans leur ciel surchargé, mais vide. La comète Bouillé, l’étoile disparue. Mais bien sûr, lui Alain, a vu.

Retrouver AJ, là-bas, aux Hauts Vents, pour moi, c’est retrouver la trace d’enthousiasmes, de désaccords, mais toujours illuminés, re-visités et enrichis de l’intérieur. Chaque individu vit à un niveau de réalité qui ne coïncide jamais exactement avec celui d’un autre, et pourtant j’ai toujours aimé le regard d’AJ sur les êtres, les choses, les idées du monde. Plus loin du centre que lui, plus excentré. Dans les marges du social, aussi dans les marges de soi.

Je ne suis pas un voyeur, enfin, pas seulement. Je regarde les murs, les femmes sur les murs et dans les villes, les hommes dont on voudrait imaginer au moins une seconde qu’ils sont tous poètes, poètes de quelque chose, de la turbine, des engrenages, de l’agriculture, de l’informatique, du désespoir, de la radio et de la pêche à la ligne, du tri postal et de la bonne nouvelle. Je regarde intensément le monde, pas très capable d’agir dessus. Lui, AJ, agit, a agi, A et AJ, du simple au double, voire triple, etc. Chacun son rythme, ses vérités. AJ adore écrire; c’est mieux que d’assassiner les gens dans les rues. Moi, je me lasse vite et, même criminel, je ne serais pas parfait, alors…

J’arrive aux Hauts Vents et j’ai envie de tout photographier. A commencer par le territoire sacré (par qui? par quoi?). Ailleurs, autour, c’est pas la poésie —en tout cas, pas la même—, ici il y a de la poésie, ça se sent, ça se renifle, l’air est plus dégagé qu’ailleurs, pas plus pur, plus dégagé, vous avez raison, c’est magique, il y a de la magie là-dedans. On a le droit, la liberté d’être ce qu’on est vraiment, sans surveillance.

Et puis les Muses, justement, Fusako, Lili, Kaze (c’est entre elle et moi), la banalité du quotidien tenue chaque seconde en échec, transfigurée, voyez les sardines, les tomates, les prunes, le vert du bocage, et moi je me rappelle la Normandie, l’enfance. Et si la vie était plus fabuleuse que les rêves ?


Pas d’innocence. AJ va avoir 77 ans très bientôt, il a la liberté de l’esprit, l’applique autant qu’il peut à son corps. Le charme de celui qui n’a rien à perdre, le gangster de l’or absolu. Qu’est-ce que je voulais dire? je parlais des photos, du facteur déclenchant, de la mise au point pas toujours au point que vous attendiez, de l’espace que vous ne voyez pas forcément, de l’absence de sens interdit dans les images, de l’objectif à atteindre, mais cela c’est plutôt hors champ, de la lumière qui tombe sur la nuit de la conscience, du soleil qu’on n’a pas eu le temps de voir disparaître derrière les arbres, d’une voiture qui va repartir vers Paris comme si Paris existait encore, d’une vie qui ne cadre pas avec ce qu’on croit en savoir, même quand c’est la sienne. La sienne?

Je suis seul, je suis seul à deux, et même un peu plus. AJ est seul, Fusako si proche, et les cent livres et opuscules d’Alain, et Libération sur un fauteuil, et Le Monde par terre.
Rassurez-vous, on n’a rien censuré. La vie est aussi une promenade dans l’espace de l’autre. Quelquefois on se croise, on coïncide à la vitesse d’une flèche indienne, quelquefois on oublie qu’on était si proche, que les choses n’auront pas lieu deux fois.







Portrait d'Alain Jouffroy par Peter Klasen




     Eh bien si, les choses peuvent avoir lieu deux fois. Et même bien davantage. Je viens de revoir Alain cet été 2014, dans le Cotentin. Il est un des rares individus auprès de qui on se sent moins seul. Il parle avec tout le monde, ou presque, et le monde parle avec lui, à travers lui, en lui. Il parle aussi avec Hegel, avec Sade, avec Kafka, c'est Klasen qui l'avait remarqué naguère déjà.

Quand il ne se provoque pas à travers des dessins, voire des pinceaux, il écrit des poèmes, comme il a toujours fait, ou bien il lit, le cerveau aux aguets. Regardant à droite, à gauche, mélange d'émerveillement et d'inquiétude. Sa spécialité, c'est d'écouter sans écouter, une sorte d'entente critique immédiate, qui ouvre la porte à l'écoute tout en laissant venir les jeux sur les mots, sur les sensations, sur les idées, sur les analogies imprévisibles. 

Alain Jouffroy est un poète chaleureux, il aime porter à l'incandescence tout ce qu'il touche, tout ce qui le touche. J'ai souvent l'impression, qui n'est guère fréquente, que ce qu'il cherche est plus important pour lui que ce qu'il trouve. Son dernier petit recueil de poèmes, qu'il a intitulé Poèmes chinois (Les Presses du vide, éditeur, mai 2014), me paraît un bel exemple de ce jeu constant avec les mots, avec les libertés audacieuses, avec les civilisations, avec le sérieux du travail poétique, avec les traîtrises du corps, de l'esprit, de la mort menaçante.

A sa propre écoute, le poète soudain se surprend, et voilà ce qui advient :

                                        " Le silence est une forme de bonté.
Mais le poème s'écroule en sable finement ciselé
Le poème est un feu allumé par l'homme qui dort
Il tombe. Il va mourir.
Nul pèlerin ne le ramassera —
                               Sauf (peut-être) par hasard"

Un peu plus loin, car la poésie ne se commente pas, elle se cite comme la plus invraisemblable des vérités :

"Les oiseaux ne rêvent que deux minutes par jour 
Combien les vipères ? Combien les loups moroses ?
                La lune est le portrait de quelqu'un.
Vinci n'y est pour rien, eppure...
Tout se parle dans l'encyclopédie du silence."

Dans ce petit recueil, il n'y a guère qu'une dizaine de poèmes, et pourtant tout le paysage d'un homme se dessine. Un homme qui ne s'est jamais tu parle du silence comme d'une parole continue, un homme qui a toujours regardé autour de lui, en lui et à l'extérieur de lui, un homme qui voudrait aller Jusqu'au bout, sans savoir à quoi cela ressemble. Un homme qui écrit :

"Ah j'ai oublié quelque chose — Quoi ?
Mon visage changé — le tien
                 Mais les rides ne sont pas des ravins :
                                   Les rides rient du divin
Telles les lignes de la main."

Un homme qui n'est chinois que dans l'écriture pictographique de son propre destin :


"Sans pinceau, tu dessines ta vie solaire."





                                                                                                  Pierre Vandrepote




jeudi 28 août 2014

A propos de ce blog




                                    L'impensé imaginable




    




  Le titre de ce blog, Poésie et peinture ne répond plus désormais que partiellement à mes intentions. Du moins voudrais-je ici à la fois en élargir la compréhension et en préciser le sens. Il ne s'agit pas d'une simple association de deux termes, mais plus globalement de manifestations de la "création" telles qu'on ne saurait les réduire à leur forme. Au fond, qu'il s'agisse de poésie, de peinture, de sculpture, de photographie, c'est toujours de la même question qu'il s'agit, celle que l'homme, la femme se posent à eux-mêmes et, du même coup, posent aux autres. La poésie est probablement le dénominateur commun à tous les arts, comme la pensée est le dénominateur commun à toutes nos angoisses aussi bien qu'à tous nos rêves.
     L'art n'est limité par aucune technique de la pensée. A chaque instant, il met en jeu l'impensable, l'unicité de l'imprévisible. C'est d'ailleurs en cela qu'il nous émeut, qu'il façonne notre sensibilité. Dans le meilleur des cas, l'œuvre est invention radicale, à la fois nouvelle et porteuse d'une vérité de toujours.
     C'est aussi dire que l'art est constamment "exploration", rêve suffisamment efficace à partir du réel pour que, finalement, et le plus souvent sans qu'on s'en aperçoive, il soit lui-même le réel en actes dans toutes ses métamorphoses, son change perpétuel, son évolution secrète.
     "L'impensé imaginable" par lequel il me paraît nécessaire aujourd'hui de préciser le sens de ce blog fait référence à une idée voisine qui pourrait être celle de la quête, de la mise en forme d'une utopie positive généralisée qui serait celle, affirmée ou secrète, de ce que nous appelons l'art.
     D'une façon générale, je ne suis pas trop favorable à la création de néologismes dans la langue, mais ils peuvent parfois souligner avec davantage de force ce qu'on a voulu exprimer, comme si quelque chose manquait à la signification du désir. En fait, le mot "impensable" existe et nous nous en servons quotidiennement pour marquer notre étonnement. Le mot "impensé" n'existe pas dans la mesure où nous avons le sentiment que tout est "pensable", ce qui n'est pas si sûr.
     D'une certaine manière, tout ce qui existe dépasse constamment notre entendement, y compris ce qui peut apparaître comme "nouveau". Le réel n'est jamais résolu ni épuisé par la connaissance que nous sommes susceptibles d'en avoir. Son ouverture est sans fin, son histoire —l'histoire du réel— est celle du vertige de notre propre regard.                         


                                                                                    










 Pierre Vandrepote







vendredi 15 août 2014

Dans les parages du surréalisme, en 1950






Le surréalisme après-guerre       éclats et éclatements 

                                                                     La revue RIXES











En juin 1950 paraît le n° 1 et unique numéro de la revue Rixes, expression de la diversité, de la dissidence, mais aussi de la continuité des activités se réclamant du surréalisme après-guerre.
On notera l'apparition d'un nom assez nouveau dans cette mouvance, celui de Michel Butor avec un texte "Sur les procédés de Raymond Roussel".




Matta, 1950



Dans ce cahier qui ne manque pas de panache, il faut absolument lire le texte superbe de Georges Henein, grand poète d'origine copte, toujours prêt à en découdre avec tous les conformismes, dans la pose altière qui est naturellement la sienne. Pour le plaisir, je sélectionne quelques phrases de son article intitulé "L'Âge de pierre":

   La pierre a sur l'homme l'avantage de couler à pic.

   L'homme se débat.Se débattre, c'est marchander. Ainsi prend naissance l'Histoire, cette eau qui ne demandait qu'à dormir.

   Le mot d'un philosophe du XIXè siècle : "un peuple qui en domine un autre ne saurait être libre lui-même" me paraît singulièrement s'appliquer aux entreprises individuelles et utilitaires de l'homme. Comment organiser le monde, comment asservir le réel, sans s'asservir dans le même temps aux moyens que l'on met en œuvre ?

Et pour donner ici la belle mesure du poète :

   Un jour, la marée laissera à découvert d'étranges galets dont aucune philosophie ne voudra plus.
   Et ce sera enfin Midi. L'heure de l'insoluble.






Asger Jorn, dessin




Les liens de la revue Rixes avec les animateurs de "COBRA" sont notamment assurés par Christian Dotremont et Asger Jorn. Il s'agissait alors pour ces peintres et poètes d'inventer une sorte de "présent continu" leur permettant de surmonter les tristes ruptures d'un passé encore brûlant. Edouard Jaguer, qui bientôt créera la revue Phases, regarde bel et bien du côté d'un avenir proche. Mais ceci est une autre histoire sur laquelle je reviendrai bientôt.


                                                              Pierre Vandrepote







lundi 11 août 2014

Bernard Devisme et l'oscillation des utopies










Catalogue B. Devisme, 2013 (détail)





    



     Il y a dans la peinture de Bernard Devisme un mélange de gaieté et de froideur, d’humour légèrement ironique et de générosité comme si l’être humain était toujours perçu par lui comme un individu incroyablement fragile, unique mais reproductible à l’infini, capable des plus grandes choses et des plus mesquines,  saisi au cœur de ce qui le hante.

     Dans une ou deux toiles que je connais de lui des années 90, cette disposition existait déjà dans sa manière d’appréhender l’espace pur. Le sentiment de solitude en surgit avec force, l’air y demeurant flottant, se brisant à peine sur une forme à l’identification obscure.




Hivernal © Bernard Devisme, 1990





      Dans un autre tableau, c’est par un compartimentage de l’espace que naît le sentiment d’inachevé, de l’indéfini du réel. On dirait que la peinture de Bernard est toujours en train, avec discrétion, d’interroger la condition humaine, sa place dans une imaginaire échelle de valeurs. Sans appuyer, sans idéologie. Cherchant à repérer l’ambivalence fondamentale que chacun porte en soi, sans trop s’en rendre compte la plupart du temps.





Séparation © Bernard Devisme, 1990




     La peinture de Bernard Devisme n’hésite pas à congédier les visions frileuses de la beauté par trop conventionnelle. Ici l’homme, le petit être humain, le petit “quatre-pattes” comme il l’appelle affectueusement mais aussi avec la lucidité ludique qui le caractérise, cet histrion magique et facétieux, capable des pires destructions de soi et de ses semblables n’en finit jamais d’escalader les échelles de ses propres rêves, fussent-ils plus inaccessibles les uns que les autres. Les scènes de meurtres plus ou moins ritualisés ne sont jamais bien loin, et pourtant quelle innocence première aussi dans les joyeuses danses de ces petits êtres qui ne distinguent guère le bien du mal, l’enfer du paradis, la montée et la chute. De la “Divine” à l’Humaine Comédie, il n’y a qu’un pas que le peintre nous invite à franchir allègrement. De l’infinie modestie à l’exubérante folie des grandeurs, notre petit homme parcourt tous les vices et toutes les vertus, toutes les vallées de rires et toutes les montagnes de larmes. La vie lui est une fringale de plaies et de bosses, d’amour entrevu et de tendresse volée au grand silence cosmique. 






Transhumance © Bernard Devisme (collection particulière)







     Bernard Devisme nous restitue l’image mythologique de cet homme total qui ne cesse de nous hanter, y compris au coeur de notre environnement technologique. Ce dont il faut le louer, c’est de refuser, comme le font tant d’autres, de ne nous dire que la moitié de la vérité, de ne nous tendre que la moitié du miroir. Aujourd’hui, peinture engagée ne signifie absolument plus oeuvre mise au service d’une quelconque idéologie; il lui revient bien davantage de s’engager dans l’épaisseur du réel, d’explorer autant qu’il le peut les différentes facettes des esprits et des corps, de confronter sans en privilégier aucune les conceptions historiques, simultanées que l’homme a projetées sur lui-même, sur les oiseaux, sur les arcs, sur les lyres, sur les miracles et les dangers de sa propre pensée. Le kaléidoscope humain vient faire une pause dans cette peinture qui, par certains aspects, tourbillonne et nous renvoie une image de la frénésie intérieure propre au temps.








Envol sublime © Bernard Devisme











                                                                                                  Pierre Vandrepote


dimanche 10 août 2014

Gaston Chaissac, l'inspiré solitaire






Chaissac au visage masqué


 











(montage à partir de la photographie de couverture du livre de
Gilles Ehrmann Les inspirés et leurs demeures
aux éditions du Temps, 1962)





























                                                                                                                                                                           


    


     Chaissac, c’est le peintre que tout le monde connaît, ou croit connaître, les totems, le dessin d’enfant revisité, celui qui a donné à Dubuffet l’idée de l’Art Brut, le cordonnier sans chaussures, aux semelles de vent à sa façon lui aussi; celui qui n’a pas commencé tôt, mais qui a peut-être commencé, en fin de compte, plus tôt que son “savant” d’acolyte;  l’éprouvé des sentiments, le réprouvé du voisinage, celui qui savait la différence entre les villes et la campagne, entre l’histoire de la peinture et les histoires subtilement idiotes qui s’inventent dans les villages; Chaissac, paysan et artiste, roublard et cultivé, à l’intelligence sensible, généreuse et brisée. A trente ans, il cherche comme il cherchera toute sa vie, mais il se connaît mieux que quiconque; il sait qu’il n’est pas un ignorant (et moins encore un “naïf”), il se perçoit même très exactement comme un “cérébral”, comme un homme “désabusé”, sans illusions. Pourtant, à aucun moment, lui qui sera toujours poursuivi par un profond sentiment d’échec social, n’aura la crainte d’être un peintre raté, et cette certitude, maintenue au milieu de tant de vicissitudes, nous le rend fraternel, plus vrai que bien de ses contemporains à succès. D’un peintre, d’un écrivain, d’un poète, de ce que l’on nomme un artiste sans trop savoir ce que l’on nomme exactement, il est toujours intéressant de savoir d’où il crée, la signification unique de son vécu, cette secrète et imprévisible alchimie produite par la rencontre d’un tempérament et d’une époque. De ce point de vue, la manière qu’a Chaissac de traverser les années de guerre comme un inclassable “Pierrot lunaire” est plutôt poignante, dans la mesure où on a le sentiment que c’est un malheur intérieur qui traverse un malheur général, en parfaite ignorance l’un de l’autre. Par ailleurs, il semble bien que le poids de la pire quotidienneté ait pesé dès l’enfance sur le jeune Chaissac qui se sentira le plus souvent inadapté à la vie sociale, peut-être à la vie tout court.





Les mains de Gaston Chaissac






     Mais il est aussi un être, comme sa vie ultérieure le démontrera, riche de toutes sortes de contradictions, solitaire perpétuellement en quête de reconnaissance, marginalisé ne détestant pas rêver la première place, généreux mais pas étranger au désir de revanche, moqué et moqueur avec combien de finesse, au point que ses interlocuteurs ne perçoivent pas la raillerie, gai parfois d’avoir tout perdu ou rien gagné, dépressif sans doute comme un qui passe “de longs moments à cheval sur des murs, des murs immobiles hélas...” Ce qui sauvera Chaissac, et nous avec, c’est sa prodigieuse capacité d’invention, son humour qu’on ne peut qualifier que de métaphysique. La distance qu’il s’avère capable de prendre avec le réel et l’adversité correspond à l’espace de son génie singulier. Dès l’enfance, il est mal dans sa peau; clown triste, il sait toutefois se faire remarquer, aime attirer l’attention, est doué d’une belle voix. Une sorte de “rêveur définitif” en milieu hostile, pourrait-on dire.






La vie quotidienne selon G. Chaissac








     Chaissac est un solitaire qui s’ennuie terriblement des autres; comme tout créateur, il est à la fois enfermé dans sa création qui l’isole et lui donne soif de partage. L’étrange séducteur qu’il est écrit à celle qui deviendra sa femme: “C’est dommage que vous n’êtes pas un garçon, vous seriez un bon copain.” Certainement il est charmé par Camille, il le lui a dit, mais c’est pourtant bien aussi une manière d’avouer qu’il est en recherche d’une totale complicité de vie, de liberté, de vagabondage, au-delà du sexe, en tout cas dans un lieu difficile à situer entre amitié, amour, fraternité, voire compréhension de ce qui ne saurait être partagé. Être aimé, c’est probablement merveille pour cet homme qui souffre de ce sentiment de rejet qu’il perçoit trop souvent, diffus, quelquefois à peine voilé. D’autant que même s’il vit une vie relativement sédentaire, il est en un point obscur de lui-même un être sans feu ni lieu. Puisqu’on ne veut pas de lui, puisqu’il n’est qu’un pauvre diable, puisqu’il est un être socialement et ontologiquement raté, pourquoi ne pourrait-il pas partir n’importe où, ce qu’il envisage un moment, mais, où que ce soit, se débarrasserait-il de lui-même ? Est-ce que cela le sauverait ?  Nous voici à la question centrale, elle le hante souterrainement depuis toujours: qu’est-ce que c’est que vivre, peindre, écrire, si ce ne sont pas des moyens de se délivrer de l’angoisse d’être, ou d’être si peu ? Vous croyez que c’est innocence que dessiner, colorier, tenter de trouver une place pour chaque chose, enfermer chaque réalité dans son propre dessin; eh bien moi je crois que Chaissac dessine et peint au lasso pour attraper les choses et les choses de l’esprit. En fait, il écrit comme il dessine, il cerne des éléments, les met bout à bout dans un apparent désordre, il joue sérieusement, il a l’innocence calculée de celui qui n’est pas innocent et ne sait pas calculer. Malicieux et désarmant le style de cet épistolier, lui ajoutant de la valeur par un art consommé de la maladresse de construction, voire de la faute d’orthographe. Tout est autobiographie dans ce que peint ou écrit Chaissac, mais comme s’il s’agissait de la biographie de quelqu’un qui n’en a pas. Il n’y a ni pittoresque particulier ni aventures grandioses dans sa vie, ce qui fait qu’il est un artiste tout entier dans sa propre tension; il est plasticien dans l’expérimentation de la peinture, de la matière, du dessin, des épluchures de courges ou des mares dessinées au sol par la pluie, enfin de toutes les techniques que l’on sait, qu’il invente, mais que la lassitude foncière de son tempérament l’empêchera le plus souvent d’exploiter. Voulait-il être davantage encore écrivain, poète, que peintre ? C’est possible, il y a chez lui une belle jouissance  d’ “écriveur”, aimant énoncer des propositions saugrenues, cultivant le désir de surprendre, de déranger habitudes et manières de sentir, introduisant l’originalité dans l’espace du banal quotidien. Dans ses poèmes, l’étrangeté de l’inspiration n’est pas sans lien avec l’écriture automatique chère aux surréalistes, mais c’est dans ses lettres que Chaissac donne son inimitable mesure. On y trouve quelquefois des confidences dont le ton est parfaitement inhabituel, par exemple ceci: “La peinture ça ne m’intéresse plus, ce que j’aime c’est les feuilles des arbres quand elles remuent. J’ai habité une grande bâtisse où le vent disait des choses tragiques en traversant le grenier”. Dans une lettre, on peut tout dire, à peine un genre littéraire, on peut digresser, musarder, aller de droite et de gauche, plaisanter, être profond ou familier, livrer son humeur, la cacher, on a le droit de se contredire et de contredire la contradiction, on n’écrit sous le contrôle de personne, à peine sous son propre contrôle, pour intéresser le destinataire, on écrit de singulier à singulier, il est libre de ne pas répondre, mais au moins on apostrophe quelqu’un, on ne parle pas dans le désert, à moins que les mots soient toujours un peu tracés sur du sable.




Avoir les pieds sur terre selon G. Chaissac





      Chaissac sait bien tout cela et il en joue admirablement. Tout autodidacte qu’il soit, sa sensibilité est multiple et constamment à fleur de peau; il sait très bien qu’il n’est pas un “professionnel”, qu’il n’en sera jamais un parce que quelque chose en lui s’oppose à cela, parce qu’au fond il y perdrait son âme. Et il lui arrive d’émettre les plus grands doutes sur l’art de son époque : “ Artiste est un mot qui ne veut d’ailleurs probablement pas dire grand-chose et c’est même au temps où on faisait le moins de cas des vocations que l’art brillait le plus.” Prenez cela comme vous voudrez, on ne leurre pas si facilement le peintre “naïf” nommé “Gaston Chaissac, cousu main et Grand choix d’idées contradictoires.



                                                                                                                         
                                                                                                         Texte Pierre Vandrepote









La Collection Inactualité de l'Orage (1978-1983)






Extraits d'images et de textes d'auteurs de la Collection







n° 3

H
Textes et dessins de Christian Hibon
1978














n° 5

Les aventures d'aluminium par Alain Roussel
avec un dessin de Marianne Van Hirtum
1979











n° 9

A trois phéons de gueules
A la licorne acculée de sable
D'OR
Dessins héraldiques de Marcel Lecourt
1979


















n° 15

Lumière retardée de Christian Bouillé
Accompagné d'un autoportrait au mètre
1980



















n° 16

Sous feu de dés par Dominique Lambert
illustrations de l'auteur
1981















n° 17

Un autre jour, s'il pleut par Hélène Renon
Avec un dessin de Jean-Philippe Domecq
1981















n° 22

Du gris nous naissons par Petr Král
avec une carte postale de Lisbonne
et une dédicace à Mário Cesariny
1982














n° 23

Le Château de Vallée Obscure par Pierre Vandrepote
avec un dessin de Jules Perahim
1982















n° 27

Papillon transmis de père en fils
Dessin déplié dépliant de
Perahim
1983













Ont également contribué à la collection
Inactualité de l'Orage

Jacques Abeille
Pierre Peuchmaurd
Daniel Biga 
Yves Buin
François Leperlier
Serge Sautreau
Dominique Labarrière
Alain-Pierre Pillet
Jean-Louis Roux
Dominique Autié
Jacky Roulland
Claude Held
Un anonyme




Piqûre de rappel à l'usage des jeunes générations et de quelques autres :

Le poète Pierre Peuchmaurd, 21 ans, en Avocat du diable le
22 février 1970, sur la deuxième chaîne de télévision française
© revue Coupure n° 3, mai 1970


C'est à lui que nous devons le premier livre publié en France sur les "événements de mai 68". Il est intitulé "Plus vivants que jamais".