lundi 22 décembre 2014

Mayas, briseurs de la pierre du maïs





TU NE CONNAÎTRAS JAMAIS BIEN
LES
Mayas


Apollinaire
Lettre-Océan




Coll. Musée du site de Palenque, Chiapas, Mexique (détail)





Les Mayas, comme nombre de leurs voisins, sont un peuple religieux. Leur vie sociale est entièrement ritualisée, soumise aux dieux, mais cette religion est aussi entièrement d’essence magique. L’emprise des dieux est toute puissante sur les hommes, sans distinction de castes ni de pouvoir social, politique ou militaire. Les dieux donnent la vie, le maïs, mais les êtres humains leur appartiennent et ces dieux sont assoiffés de sang. Ce lien terrible unissant les hommes aux dieux est à la fois humainement destructeur et séparateur, il est mystiquement aliénant et unificateur car les dieux sont pensés comme la forme supérieure du réel absolu auquel, secrètement, les Mayas aspirent.
Un pacte unit les dieux, le roi, les prêtres, les chamans, les nobles, les guerriers, le peuple. Les dieux sont partout, il faut les nourrir, c’est la condition même de la survie. Les enfants  des Puissants sont élevés, éduqués dans cette croyance. Les dieux réclament périodiquement des sacrifices de sang pour que la vie puisse continuer, s’entretenir elle-même. Ce n’est pas le seul sang des prisonniers ennemis qui est offert aux dieux, la société maya est auto-sacrificielle. Le temps maya est un temps dangereux, ce qui existe aujourd’hui est menacé demain. Le Maya est otage de la pluie, de la sécheresse, des attaques guerrières; sa magie est une magie à double tranchant, à chaque instant ou presque il risque la destruction, la mort.







Codex maya de Dresde (extrait)







En fait, le réel quotidien importe peu aux Mayas, ou plutôt ils sont totalement immergés dans le monde réel puisque ce monde est magique de toutes parts. Le Maya marche sur une terre magique.
L’aigle, le vautour, le serpent, la chauve-souris, le jaguar, le pélican, le cerf, le singe, le tatou, le crocodile, le chien, la grenouille, le hibou, l’arbre, tout ce qui vit, et la montagne vit, et les minéraux vivent, tout parle le langage des dieux, tout parle et se tait dans l’immense nature chuchotante. Et le Maya parle de sa voix d’homme, il construit temples et palais, il édifie des pyramides, il taille la pierre, orne les murs d’un rêve qui n’est pas tout à fait le sien, qui est pourtant le sien. L’art maya est une splendide ode de pierre à l’inutile, au luxe, au superfétatoire, c’est ce qui lui confère son exact caractère sacré.
L’imaginaire et le réel se confondent dans une ritualisation qui s’invente sans fin. Et qui est elle-même sans fin. Dès lors que le Conquérant espagnol mettra le pied sur le continent mexicain, ç’en sera fait de la plus haute civilisation magique que l’homme d’une autre tournure d’esprit, d’une autre pensée avait créée.

Le plus difficile à comprendre, encore aujourd’hui pour nous Occidentaux, c’est comment religion et magie peuvent s’interpénétrer, coexister dans la pensée maya sans jamais se détruire l’une l’autre ou même simplement entrer en conflit. Comment les dieux peuvent-ils être éternellement au service des hommes, et les hommes exclusivement au service des dieux, puisque leur (sur)vie en dépend ? Tout se passe comme si la pensée symbolique ne parvenait pas à se déployer dans un univers finalement bloqué par un sentiment religieux des capacités de la magie. La manifestation la plus hétérogène à l’omniprésence des dieux est, paradoxalement, l’art d’une telle société. Il est l’expression la plus libre de la créativité encadrée par une finalité acceptée, désirée. L’ombre d’une menace indéchiffrable plane sur le génie du peuple maya et cette civilisation, pour élaborée qu’elle soit, n’ignore pas l’angoisse qui la travaille au plus secret, au plus inconscient d’elle-même. On a assez dit que la pensée magique de ces peuples ne se dissimulait pas le risque de sa propre disparition.
Avant même l’arrivée de Cortés, la grande civilisation maya avait déjà mystérieusement « disparu » sans qu’aucune explication d’une véritable ampleur ait jamais été fournie.







Chaac, dieu de la pluie (détail)
Mayapan, Yucatan, Mexique







Il y a dans la figuration maya une dimension panique (au sens presque étymologique du terme) qui est tout à fait spécifique aux arts précolombiens, comme si l’homme de la jungle immense était toujours contraint par une puissance supérieure qui ne le lâchait pas une seule seconde. Et pour cause, ses dieux ne sont jamais bien loin, toujours exigeants. Ces dieux sont bien ses dieux, il en est le père autant que le fils, le créateur autant que la créature. Le monde du divin est ouvert, le monde naturel est surnaturel. Lorsque le Maya représente un homme ou un dieu, il n’y a du point de vue plastique aucune différence, ou plutôt cette différence n’apparaît que dans les attributs du personnage. La métaphysique du Maya est exactement à l’inverse de celle de son envahisseur : pour le catholique, le monde du dieu unique est étanche et inaccessible; pour l’Indien le monde des dieux est fissuré, perméable, inquiétant. Autrement dit, la magie première des Mayas n’a historiquement pas eu le temps de s’approfondir, d’évoluer vers ce qu’on pourrait appeler l’efficience métaphorique qui lui aurait permis d’imprimer au réel une autre lecture, un autre déchiffrement, qui ne cesse toujours de manquer à l’esprit humain. S’il est vrai que l’art survit aux civilisations qui disparaissent, cela veut aussi dire que les œuvres humaines résistent à tous les dieux, qu’elles ne portent que l’exaltation de leur propre chant.








Mayapan, Yucatan, Mexique (1250-1550) - détail -
Encensoir à l'image d'un dieu de la mort










La peur primordiale n’est pas encore si lointaine dans l’esprit des peuples précolombiens, c’est ce qui confère à leur art cet aspect fantastique, cette figuration inquiétante et terrible, à la fois extraordinaire et menaçante. Qui sait si les dieux sont amis ou ennemis de l'Indien ? Et ne sont-ils pas l’un et l’autre à la fois ? Nul ne saurait dire jusqu’à quel point ces hommes avaient tort ou raison. Le jour où l’Espagnol jette à terre les idoles de pierre, les brise sans la moindre considération, les peuples comprennent qu’ils sont abandonnés de leurs dieux, qu’ils vont périr avec eux.



                                                             Pierre Vandrepote



jeudi 11 décembre 2014

Raymond Daussy, un peintre oublié










Autoportrait au verre d'eau, 1949
© Raymond Daussy








Né en 1918, Raymond Daussy s'est surtout fait connaître dans les années quarante, époque où il a participé aux activités du groupe Surréalisme-révolutionnaire. Sa trajectoire personnelle, pour autant qu'elle soit visible, est intéressante en ce qu'elle a intériorisé les dilemmes des peintres, des poètes de cette époque. Daussy est au cœur d'une pensée déchirée dont il est aisé de concevoir qu'elle pouvait porter simultanément tous les espoirs et bien des désespoirs : la condition ouvrière, l'évolution du stalinisme vers un réalisme-socialiste toujours plus obtus, le national-socialisme et la guerre, l'espoir révolutionnaire, le surréalisme et son désir de libération de l'esprit.





Hitler, 1944, © R. Daussy







Les raisons de peindre furent alors pour un certain nombre d'artistes toutes plus contradictoires les unes que les autres. La peinture figurative pouvait renvoyer l'image d'une prise de conscience politique immédiate plus forte, l'abstraction devenant une forme d'expression, à l'inverse, nettement évanescente et coupée de la souffrance des peuples. Pour beaucoup, la figure du rêve était devenue terriblement floue. Que pouvait bien se dire un peintre comme Raymond Daussy, proche du Parti Communiste Français, qui ne cessait d'osciller entre sa répugnance pour Hitler et son désir de solidarité avec une internationale prolétarienne, entre la poésie du réel qu'il ne pouvait oublier et la pauvre vie quotidienne si difficilement surmontable ?






Prélude à l'insurrection armée, 1945
© Raymond Daussy







Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il pourra exprimer son véritable tempérament, et il le fera aussi bien avec des mots qu'avec la peinture qu'il cherchait en lui. Provincial et de tempérament plutôt solitaire, il a continué d'écrire un certain nombre de notes dont l'arrière-plan reste teinté d'un sentiment poétique du tragique de la vie.





L'invention du feu, 1946 © Raymond Daussy









La figuration, c'est moi. Et j'entends en administrer la preuve, me pliant chaque fois que cela sera nécessaire à l'obligation d'établir le moins d'écart possible entre mon rêve et sa projection visible.

L'œuvre authentique constitue une matière inépuisable ou elle n'est pas. La représentation doit donc comporter une partie d'elle-même que les possibilités de consommation n'atteignent pas.

Passé au filtre de la rêverie active, l'événement reste ce qui, indéfiniment, nous rattache au monde et à nous-mêmes.

                                                             Raymond Daussy, 1984





Eole, 1945 © R. Daussy






Sur le plan artistique, les inventions de R. Daussy ne manquent jamais de puissance créatrice dans l'exploration de son monde intérieur et de ses représentations mentales. Toujours aux aguets de ce qui peut le surprendre aussi bien dans ses rêves qu'au coin de la rue, sa peinture peut faire songer à telle fête du Douanier Rousseau
ou à l'errance statique d'un Edward Hopper qui, pour une fois, aurait dangereusement perturbé le réel.


Raymond Daussy est mort en 2010.
Un livre a paru sur une partie de son travail de peintre, accompagné de ses propres textes, aux bons soins des éditions Natiris et de la galerie Alain Blondel, Paris, 1984.



                                        



                                                                                                      Pierre Vandrepote








dimanche 7 décembre 2014

PERAHIM, ta liberté est la nôtre









© Perahim, Le Futurologue, 1973, huile sur toile


 





Perahim est mort le deux mars deux mille huit à Paris.

Perahim est vivant à Strasbourg au musée d'art moderne et contemporain du 14 novembre 2014 au 1er mars 2015.

Perahim est vivant comme la liberté peut être vivante, même morte.



 
 
© Perahim  Triple saut, 1976, huile sur toile









Qui est Perahim ? Le créateur de l'alchi-peinture, des poissons volants, des oiseaux gonflables, des animaux fantasques qui ne sortent que la nuit, l'inventeur des seins des femmes, du dessin des oiseaux des femmes, du dessein impossible des histoires de l'homme et de la femme, des corps gainés d'humour à cheval au galop ou simplement au trot, de plumes inquiétantes et de becs peu conciliants, de mâchoires qui mordent, de mots qui tuent comme des flèches qui peuvent rentrer dans la gorge, de la géométrie illicite des êtres vivants selon le code des bonnes conduites, de la couleur gaie du monde quand on s'en distrait. Perahim pense que c'est possible, mais que ce n'est pas vraiment sûr. Prudent (il a beaucoup de raisons pour cela), il pense qu'on ne peut être sûr de rien. Par exemple, la vie, vous voyez, ou bien la mort. Vous avez tout à fait raison, ce n'est vraiment pas la même chose. C'est comme les arbres, ou bien les grenouilles. Ou bien un fauteuil dans le ciel. Ou bien des sphinx qui ressemblent à des haches.

 


 
© Perahim, Le Discours, 1978, huile sur toile








J'ai connu Perahim songeur. L'air parfois ironique et doux. Avec des yeux derrière les yeux. Je crois qu'il s'amusait tendrement de la façade des êtres et des choses. Humour malicieux, amour délicieux.
Je crois que c'était un homme qui avait à oublier. Le fascisme, le nazisme, le stalinisme, Perahim n'est passé à côté de rien. Aussi libre qu'on puisse être dans sa tête, on ne sort pas indemne de certaines traversées que même le sable déserte.









© Perahim, La traversée du désert, 1987, huile sur toile














Autoportrait autoporté de P. par P.

A cause de son profil médiéval il a été obligé de changer de religion
Les animaux amis l'ont suivi avec fidélité

Pendant ses loisirs elle s'occupe de l'élevage d'oiseaux carrés pour faciliter leur emballage

Son portrait est exposé dans toutes les écoles communales, gares, tribunaux, fabriques de timbres, orphelinats, élevages de lapins

Préparatifs en vue d'un lointain voyage à l'étranger en compagnie d'animaux empruntés

Heureusement nous avons tous assisté au congrès des statues citadines

La chèvre de l'histoire traverse un espace artificiel tout est dirigé contre la poésie aux effets hallucinatoires

                                              (in "La chronique de l'armoire")







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Perahénigmes


♣︎


De quel côté du réel la peinture de Perahim se met-elle soudain à briller ?

Nos doigts ne sont-ils que d'anciens oiseaux assagis ?

La peinture commence-t-elle là où finit notre regard ?

Quel mystérieux compagnon de l'homme se pose sur la terre quand nous dormons ?

Êtes-vous si sûrs de l'existence d'un individu qui se ferait appeler Perahim ?

L'avez-vous déjà croisé dans la rue ?

Quelle mer secrète traverse le poisson double dans votre dos ?

Pensez-vous que le tamanoir, à la bouche sans dents, à la langue effilée, finira par avaler toutes les fourmis de l'Histoire ?





 



© Perahim, Les rescapés du minotaure, 1990, huile sur toile





Les sarabandes qu'organise parfois le crayon de Perahim sont-elles d'origine persane, espagnole ou arabe ? 

Un homme est-il seulement un nuage ?

Une femme seulement une herbe folle ?

Pourquoi Perahim est-il l'auteur d'un petit livre rose, intitulé La Chronique de l'armoire ?

Si le monde devait finir un jour en papillon épinglé, Perahim le porterait-il à la boutonnière ?

                                                                      (Extrait)


                                                                         
 
© Perahim, Autoportrait, 1924, fusain sur papier (détail)






Les illustrations de ce blog proviennent du livre qu'Edouard Jaguer a consacré à Perahim aux éditions Arcane 17, 1990.


                                                                                                                  Pierre Vandrepote









dimanche 9 novembre 2014

Le regard mental de Christian Bouillé

















                                       


La peinture de Christian Bouillé semble faite pour être  prise en marche, comme un train qui déboucherait du coin de l’image, sans crier gare (avec tous les jeux de mots qu’on voudra), comme un train dont on descend presque par mégarde, ou à la manière de Buster Keaton traversant une voie ferrée, trop préoccupé par la cigarette qui fume dans sa bouche pour s’apercevoir qu’il y a aussi des trains.








C'est comme ça, 1989, © Christian Bouillé









   Je me suis déjà dit que l’impact de la peinture Bouillé venait de ce qu’elle était l’oeuvre  d’un peintre aux yeux bandés, autrement dit d’une nouvelle espèce de voyant. Curieux comme, pour voir son être-au-monde, pour déchiffrer les signes de l’époque, on a moins besoin d’une boule de cristal que d’un essuie-glace qui laisse sa trace dans le réel, inscription du film qui n’est pas tourné, perpétuellement différé. A moins que ce ne soit la réalité elle-même qui finisse par se révéler comme étant la scène, le lieu scénique de l’injouable. Si on ne se méfiait pas trop des mots, on aurait envie de dire qu’une toile de Christian montre au moins autant qu’elle cache, qu’elle est à la fois terriblement concrète et pourtant peu réductible à l’emprise rationnelle, qu’elle est parole, d’ailleurs délibérément décalée, et peinture pure, magistralement spontanée. A sa manière, Christian Bouillé est un peintre naïf, possédé par son propre regard, n’expliquant pas ses images, une sorte de médium de ce monde-ci et non un messager venu d’on ne sait quel arrière-monde. Néanmoins, sa peinture se constitue de façon puissante en oeuvre d’art, à la différence de tant d’autres dont on nous abreuve avec force discours depuis une quarantaine d’années. L’imperceptible piège pour le regard contemporain, c’est qu’il n’y a pas chez Bouillé le “truc” sociologique dont le journaliste est si friand aujourd’hui, qui lui permet de ramener bien vite, quoi qu’il en prétende par ailleurs, le connu au répétitif. Non que la peinture de Christian ne soit pas identifiable, elle l’est au contraire au premier coup d’oeil, mais sa spécificité est que les objets y sont des repères a-symboliques, sans mémoire particulière autre qu’inventée par l’esprit, qu’elle peut se servir de toute image pour faire dire au monde ce qu’il ne dit pas de lui, et aussi pour le faire rêver en nous, pour opérer de secrets glissements sémantiques qui métamorphosent notre regard sur ces « choses qui nous pensent », comme il le dit avec beaucoup de justesse.








Brièvement sous les mots, 1990, © Christian Bouillé








   J’ai connu Christian parlant peu, disant les choses assez abruptement, avec même une légère provocation dans la voix, finalement peu soucieux d’être compris comme on veut l’être dans la simple conversation. Il y a quelque chose d’assez déroutant, d’une façon générale, dans l’art qui est le sien de percevoir le réel, et cela se ressent dans le choix des titres des tableaux ou des séries. Même les “Sans titre” engendrent une part d’inquiétude dans l’attention du regardeur; il y passe  une lassitude céleste à opposer au sens, qui veut que tout soit clair et bien réglementé. Pour mémoire, rappelons ici Les etc. du paysage, Et la périphérie ou Revoir le voir.
















   Chez lui, les images sont involontairement mystérieuses, la mise en page de la représentation, la couleur simplement appliquée  qui devient sur le champ paysage, parfois des formes précises mais difficilement reconnaissables, un univers tout à fait visuel et visible, sans piège apparent, qui introduit pourtant un doute persistant au coeur même de nos perceptions. De plus, Christian est un peintre “branché sur les mots” de façon très singulière, ce qui m’avait amené à publier ses textes, Lumière retardée, dans la collection Inactualité de l’orage, en 1980. Il m’a toujours paru que le monde était profondément nomade dans sa conscience, autant dans la représentation que dans ses troublantes équations de mots. Certes, le peintre a voyagé, a découvert des lumières, mais ses techniques nomades d’expression me paraissent antérieures, fondatrices de la mise en espace de son propre réel. La tente, le fil incandescent jeté dans la nuit, le train, le téléphérique, la pellicule rayée, l’Africain bleu ou jaune, l’ouvrier façon Front populaire, la mise en attente de certains objets dans cette zone de déménagement à quoi ressemble parfois la vie, tout cela renvoie à une gigantesque “Équation nomade” qui nous tend de la réalité un miroir parsemé de bien étranges points de fuite. Pourquoi ne pas le dire, on a l’impression, dans la peinture de Bouillé, de tout reconnaître sans y rien connaître. Les signes qui nous sont faits, parfois agressivement, nous rappellent que le sens n’épuise pas tout, qu’on oublie trop souvent la périphérie du sensible. La fragmentation de l’espace, telle qu’il l’opère, ne milite pas en faveur d’une perspective métaphysique classique. Désignant davantage l’espace qu’il y a entre les choses plutôt que d’en souligner la vision totalisante, il nous indique notre propre déchirure en nous proposant ses tableaux comme autant de solutions de discontinuité.










Intervalle au désert, 1981, © Christian Bouillé












Petr Král avait bien fait remarquer que la singularité de cette peinture est dans “le va-et-vient entre le signe et sa dispersion où le monde est dit “dramatiquement”, comme un lieu tout autant de manque que de plénitude désirée.” Je ne sais si on peut dire que la peinture de Christian a ajouté de l’épaisseur au monde ou, au contraire, l’a rendu, même temporairement, plus transparent. En tout cas, elle y a introduit un autre type de vitesse, qui peut tout aussi bien se dissoudre dans la lenteur ou l’immobilité. Il me semble que rares sont les individus qui ont perçu les signes de ces tableaux, la richesse et la singularité de leur déchiffrement, à la notable exception de poètes comme Bernard Noël ou Alain Jouffroy.









Clan des fraises, 1994, © Christian Bouillé




 


La disparition physique de Christian Bouillé, en 2005, n’est pas faite pour nous aider à lever l’énigme. Regarder sa peinture, demain, ce sera à la fois ouvrir les yeux, les fermer, ouvrir, fermer, puis décidément les ouvrir une fois pour toutes, ouvrir notre regard à notre propre histoire, en temps voulu, et c’est peut-être ce dont nous sommes le moins capables.



                                                                            Pierre Vandrepote
   



lundi 27 octobre 2014

Danielle Filâtre, dessins pour des poèmes de Pierre Vandrepote















Je ne me réveille pas
Je ne sors pas de mon rêve





                                                                Poèmes pour la présence
                                                                                                  et pour L

L’incroyance




Croirait-on que c’est encore la vie

                                          là toute la vie

Qui semble s’inscrire comme un ciel

                                  presque contre le ciel

Croirait-on que c’est l’amour presque tout l’amour

Que chacun oublie au détour des jardins

                                                mal suspendus

   si pleins de brume

Croirait-on que les mots alliés au silence

                                   au dessin inventé des ailes

Puissent faire résonner le rire clair 

      comme une première fois
                                     
                               l’enfance du regard




Croirait-on que les amants ont de la clef du bonheur

La forme de la vague loin retirée

L’incertitude leur échappe le temps du baiser

                                        ta bouche fond sous la neige

Croirait-on qu’il s’agisse de sauver la vie

    chaque seconde
                                       
Outrageant poème du malheur

Je voudrais être sûr du gisement de tes yeux

                                         sous l’arcade du rosier

Je voudrais être sûr de ne plus rien te dire

                    qui pût changer

                             saison ni déraison


© Danielle Filâtre, dessin, 2014


Accalmie





On dirait que la rumeur du monde soudain s’est tue

C’est à nouveau l’hiver sans visage

La fête réfugiée sous la terre

Le temps se pare d’une farandole d’arbres oubliés

On dirait que toute la nature a déserté

Il n’y a que l’homme à mal percevoir sa propre 
 
clameur 

Frère pourtant du sang versé

Du bonheur promis promesse mal désirée

Et moi je tente de t’écouter caché dans la musique 
     des vitres
Mal à l’aise dans cette solitude ouverte
Tu ne dors pas je ne dors pas
Tu ne réponds pas je me tais
L’hiver n’abolit pas l’audace des pierres


© Danielle Filâtre, dessin, 2014


La quête encore    



S’endormant souriant pensant à la nuit
Pensant au jour

Pensant au toujours

S’endormant souriant pensant à l’amour

Ombre heureuse sur les lèvres ombre pour personne

Est-ce pour le regard des étoiles seulement

Crépitement comme des traces d’un feu

Longue phrase perdue jamais écrite

Est-ce le sourire imperceptible de la nuit même ?








Voici que le temps de la révolte

Se rend au non-temps du rêve jamais oublié

La conscience ne se dissipe pas








Le lourd bois des poutres paraît serpenter vers le ciel

Je crois bien que j’entame une autre vie

L’autre vie d’un autre âge

Où je me demande à moi-même

De faire un pas encore vers le bonheur inaccessible
© Danielle Filâtre, dessin, 2014




Journal sans nouvelles






On croit que jamais on ne cessera de s’interroger sur   
  les      
dessous
De la mystérieuse machinerie du monde 

Et puis un jour on regarde aveuglément le ciel
L’oiseau qui le barre est un oeil de folie

Le vent souffle en dehors de tout
Dans le sens contraire des aiguilles du temps

La terre paraît si petite que les nuages y demeurent      
       accrochés

On se dit qu’il faudrait bouleverser l’ordre de la pensée
L’ordre du sentir la proximité des êtres et des choses
On se dit que les fleurs d’arbres naissent et meurent
  avec le printemps
Que tout bouge sans cesse dans une parfaite immobilité 


Qui est cet homme que je ne connais pas
Qu’on appelle par son nom sans sourciller
Comme si le visiteur du soir avait déposé sa carte illisible

Sans doute l’ai-je croisé dans la courte histoire d’une vie        

On m’a dit qu’il me ressemblait comme un arbre
Ou la flèche qui y est fichée cible atteinte

Je ne veux plus savoir la suite des jours sans suite

La ligne qu’on trace avec le nuage noir des mots
Abolit la douleur des grands oiseaux sans ciel


Nul ne le sait
Pourtant l’ombre croît

Et les ronces










© Danielle Filâtre, dessin, 2014 












Sous la peau






Enveloppé dans ma propre peau

Je ne suis plus qu’un étranger 
Que personne ne reconnaît

Pas de racines

Qu’ai-je à voir avec le paysage
Avec l’arbre qui défie la pesanteur
Avec la terre sans mémoire

Déjà je préfigure ce qui demain ne sera plus

Pourtant on continue de rôder sous le ciel
Comme si le monde allait durer 
Une éternelle seconde encore
Le temps bien caché au fond des poches
On sort dans la fin d’après midi
Pour vérifier la rivière
Ou bien l’état des rêves
Parfois aussi on oublie de rentrer









© Danielle Filâtre, dessin, 2014










Entre deux saisons






Non la nuit n’est pas verticale 

Et c’est le jour que nous traversons tels des
       somnambules

Je suis né comme chacun avant le temps



Chaque matin était matin d’enfance

Je traversais les ponts enjambant des rêves informulés                 

Depuis il y a eu les villes aux contours imprécis

Tant de rencontres oubliées perdues

Même si l’herbe est toujours verte sous les pas

Un jour de brume se lève sur la plaine

Des gouttes d’eau se forment aux épines


Je déambule soudain dans la mémoire

Des petits matins frais du boulevard du Montparnasse

L’heure des comptoirs et du café

Je regarde sans bien comprendre ce que c’est qu’une vie  



C’est le temps qui hésite à passer

Puis se décide à traverser la rue

Aucune tristesse au coin des yeux

Souvent quelque chose en nous avance

Sans que nous puissions vraiment y prendre part

Cela n’a pas de nom

C’est comme un rayon de soleil

Qui ne perce pas la brume









© Danielle Filâtre, dessin, 2014










Novembre






Le poème à écrire chaque jour 

Je ne m’y suis jamais habitué

Sans doute y a-t-il chaque jour toutes les raisons

De se taire 

En regardant le ciel s’obscurcir

Le monde en nous s’égare un instant

Naïf celui qui croit pouvoir l’arrêter le saisir



Le jeune rouge-gorge se pose à l’ombre de ses mots à lui
Tout près sur la branche
J’éprouve à nouveau cette sensation de terre gelée
Je ne connais personne encore des êtres qui enchanteront
Celui que je cherche à être

Le poème est comme une lointaine rumeur

Il rêve de l’exactitude de la pensée
Alliée à une introuvable réalité
Si seulement ma vie était aussi précise
Que le rêve chaque nuit renouvelé 
Oublié chaque matin











© Danielle Filâtre, dessin, 2014












Un absolu






Mon amour

Quelle douceur

De vivre ensemble

Au sein d’un même rêve

Quelle douceur

Au déclin du jour

Je n’ai pas les mots pour te dire ce qui s’éloigne

Je suis entré dans l’immuable du temps

Les âmes les amis les amours tournoient comme 
autant de Présences


Quand tu n’es pas là je te sens partout 

Le ciel est si clair dans ta voix matinale

Nous sommes seuls au monde avec tous les autres

La vie s’échappe par tous les bords 



Tu ne dis rien

Et moi je jouis qu’en cet instant précis



Tout soit enfin tu






                                                                        Pierre Vandrepote