jeudi 16 avril 2015

Le peintre, quidam de la réalité








Arbre de vie (1)
© Photographie Liliana Vidori





Le peintre, quidam de la réalité, a soudain regardé autour de lui, en arrière, en avant, évaluant la perspective, sa perspective. 


Les nuages se sont amoncelés au-dessus de sa pensée, il a continué à chercher le modèle, à faire des repérages dans l’espace mal délimité de l’oeil. 


Le peintre est celui qui voit, cela même qui le fait peintre, il est aussi celui qui est vu, qui expose et s’expose, qui montre quelque chose qu’on ne voit pas ou qu’on n’avait pas vu, il ne démontre pas, mais parfois il démonte, par exemple la vision, ce qu’il appelle les apparences de la vision, mécanicien des formes et de la couleur. Il n’est pas sûr qu’il nous rendra le moteur dans le même état qu’à l’origine. 


Il lui arrive même de confondre la femme et une machine, qu’on se souvienne de Picabia.


Il y a bien longtemps que le peintre ne cherche plus à être ressemblant, il n’apporte plus le portrait de l’extérieur sur la toile, il va chercher sur l’espace de la toile l’invention de la vue, la justification de l’oeil. 


L’oeuvre peinte est par définition terriblement concrète; en ce qu’elle naît du regard, elle est immatérielle, en ce qu’elle devient tableau, elle est matérialisation de ce qui n’était pas. Est-ce trop de dire que le peintre produit du réel  au cœur même de la réalité, qu’il agrandit le champ mental, sensible, perceptif, sans que ce soit, finalement, au détriment de la réalité libre ?


Ce que voit notre oeil n’est pas plus vérifiable que ce que voit notre pensée; ce que nous ne voyons pas ne demande qu’à être vu. Nous sommes tout aussi possédés par ce que nous n’avons pas que par ce qui est à portée de l’oeil ou de la main. 


Il y a des taches d’encre qui laissent entrer des paysages ou des visages inconnus, c’est pourtant nous que nous reconnaissons dans ce fouillis d’encre, comme dans ce prochain visage qu’on va rencontrer dans la rue, croisé, aperçu, perdu d’un même mouvement du regard. Et puis encore, ceci ou bien cela nous ressemble et ne nous ressemble pas, mais alors pas du tout, cette trace beaucoup trop anguleuse, ce chapeau mou un peu risible, cette couleur à la place d’une autre, un monde en noir et blanc, une atmosphère de cailloux, vite, que je quitte ce paysage forcené, à la Michaux, que je reprenne ma route, à demi réveillé, voilà qu’un serpent la traverse, comme une séquelle.





Arbre de vie (2)
© Photographie Liliana Vidori



                                                                                                              
                                                                                         Photographies Liliana Vidori


                                                                                                  Texte Pierre Vandrepote

samedi 11 avril 2015

Guy Cabanel / Journal intime





Guy Cabanel/Journal intime

(Impressions d’une lecture)








Dessin de Jean Terrossian - © Terrossian et Ab irato, 2015








C’est un journal si intime que c’est plutôt un journal de nuit, en forme de rêve, peut-être de cauchemar. Les phrases y tombent, comme des annonces non contrôlées, de lointains rochers qui tiennent miraculeusement en équilibre. On ne sait pas ce qui se passe, on n’est d’ailleurs pas si sûr qu’il se passe quelque chose.

Il peut arriver que le héros soit décapité, mais cela ne l’empêche pas de continuer son chemin. La blessure est visible, pourtant tout est parfaitement normal.

Le paysage est un coupe-gorge. La nuit est verte, silencieuse, isolée. D’un côté, des fusils; de l’autre, une ombre bienveillante.

Ou plutôt la nuit est rigoureusement rouge maintenant. La ville est déserte. On ne sait plus qui poursuit qui.

La piscine est une cathédrale asséchée. Les souvenirs sont froids comme du marbre. La sécheresse pleut d’un ciel à l’envers.

Des Indiens indiquent le chemin. Quant aux dieux, ils préfèrent s’en remettre au Grand Ours aveugle.








Couverture (détail) — Le retour de Melmoth, Jean Terrossian
© Terrossian et Ab irato, 2015







Les histoires de famille ne sont jamais aussi claires, ni d’ailleurs aussi sombres qu’on voudrait croire. Tantôt ce sont les pieds qui dépassent, tantôt les lettres, jamais écrites. Des mots même, jamais prononcés. Dure loi de l’hérédité.

Un voyage à la mer sous la mer. On veut prendre une route mais elle se ferme. On veut entrer dans le jour, c’est la nuit. On saute, la faille s’agrandit.

Le train-fantôme propose ses poupées. Les jeunes filles sont de l’autre côté du noir. Tout à coup, une chevelure. Près du visage réel.

La clef du mystère un soir de grande réception. La bâtisse est immobile. Sans le savoir, « L’Amiral Leblanc accompagne l’Amiral Leblanc ». Une femme superbe apparaît, exactement comme on disparaît.



Guy Cabanel, Journal intime, 1943—1953
Dessins de Jean Terrossian


Ab irato éditeur, 2015 —  6, rue Boulle  75011 Paris




                                                                                               Pierre Vandrepote

jeudi 9 avril 2015

MASQUES D'ALASKA









Masques d’Alaska  
Collection Alphonse Pinart 

Archipel de Kodiak





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« Un œil rond et un œil comme la dernière lune ont vu, sur des rivages masqués, une baleine revenir pour confondre l’homme. »

                                                                Paul Éluard
                                                                La Nuit est à une dimension
                                                                in Cahiers d’Art, n° 5-6, 1935






Masque rond, Coll. A. Pinart
Château-Musée de Boulogne-sur-mer
© Musée du quai Branly






Le masque est ce visage que nous n’avons pas. Pourtant il est aussi le nôtre. Comme il est celui de la terre, celui de la lune, celui du soleil, celui de l’œil. C’est là où le jour et la nuit s’étirent longuement, comme s’ils ne devaient jamais finir, que le cercle semble vouloir parler au plus intime de l’imaginaire des hommes.
Les masques sont un théâtre d’ombres qui relient les êtres entre eux, ils sont la nourriture et le rêve, la conjuration des peurs et le sens de la fête, la vie sociale et la solidarité des esprits, le paysage risqué de chaque jour et la prière tournée vers les dieux animaux.
Les masques n’ont pas disparu. Ils veillent en retrait. Quand bien même nous les aurions oubliés, ou mis de côté. 
Notre fragilité est plus grande que la leur et  nous les portons en nous sans le savoir.
Nous avons besoin d’être protégés.
Nous avons besoin d’être prolongés.
Nous avons besoin de n’être coupés ni du temps ni de l’éternité.
Nous avons besoin des masques qui nous fondent au delà de la solitude.




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« Il est bien évident que le masque, en tant qu’« instrument de l’hypnose », « condensateur du subconscient organique », tire toute sa vertu du trouble qu’il a été fait pour engendrer. »

                                                                 André Breton
                                                                 Phénix du masque, 1960






La Lune, bois peint (détail)
Coll. A. Pinart
Château-Musée de Boulogne-sur-mer
© Musée du quai Branly






Le masque n’a jamais été une œuvre d’art pour ceux qui l’ont conçu. Plutôt serait-il une sorte d’outil moral à destination tantôt de quelques-uns, tantôt d’un seul (fût-il mort !), tantôt d’une tribu entière.
Le masque est de ce monde, et d’un peu ailleurs aussi. Il invite chaque individu, dans la collectivité, à être, à devenir, à jouer sa vie.
Le masque inquiète au moins autant qu’il rassure, mais il fonde le lien avec l’autre, avec les autres, avec le lieu et les formules, avec l’arme et la proie, avec la vie et sa destruction.
Le masque n’explique pas, il ne dit rien sur la douleur, mais il peut guérir un tourment du corps, du corps-esprit.
Le masque ne représente pas la lune ou le soleil, il représente un visage qui n’est à personne. Il peut franchir la ligne d’horizon sans que nul ne s’en aperçoive, et revenir à sa place comme s’il ne l’avait jamais quittée.
Le masque a une vie indépendante qui lui permet de survivre de façon éblouissante dans un contexte qui n’est pas le sien. Des larmes lui perlent alors sous les yeux.





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« Les phases de la lune — apparition, croissance, décroissance, disparition suivie de réapparition au bout de trois nuits de ténèbres  — ont joué un rôle immense dans l’élaboration des conceptions cycliques. »

                                                                 Mircea Eliade
                                                                 Le mythe de l’éternel retour






Le Voyageur nocturne, bois peint
Coll. A. Pinart, château-musée de Boulogne-sur-mer
© musée du quai Branly






La lune est morte pour que revive le temps. La lune ne meurt jamais. D’ailleurs qui sait où vont les morts ? C’est nous qui nous sentons quittés, mais l’Esquimau croit volontiers qu’ils veillent, qu’il faut les honorer, que la mort n’est pas le contraire de la vie.
Paul Éluard dit encore : « Visage de bois, face aux éléments hostiles, sommés de ne pas en finir avec l’homme, figure d’outre-saison désignée entre toutes pour démentir la fragilité humaine aux prises avec son climat. »
Que le masque brûle, hors du temps, après l’incantation !
Un autre sera taillé dans le bois léger, dans le bois lourd, c’est selon.
Quant à l’histoire, elle continue tournant autour de son cercle imprévisible, même et autre.
Le masque traverse le temps comme il traverse l’espace. Il régénère le temps et l’espèce. Empreinte humaine du destin, il indique un sens qui peut-être n’existe que pour lui.




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« Le masque a trois fonctions essentielles : il dissimule, il métamorphose, il épouvante. Elles correspondent, je suppose que ce n’est pas un hasard, aux trois fonctions principales du mimétisme chez les insectes : camouflage, travesti et intimidation. »

                                                                 Roger Caillois

                                                                 Préface à Masques, 1965









Masque en bois léger (détail)
Coll. A. Pinart
© musée du quai Branly







A travers les trois attitudes que recense Caillois, c’est toujours le même réflexe animal qui se dit : protection, instinct, survie.
Le masque est un gant pour l’homme, une parure qui dissimule, qui révèle. Un visage anormal, intérieur. Un visage qui expose une autre réalité, qui s’expose mais sans être vu.
Est-ce mimétisme ? Rien n’est moins sûr.
Il dissimule pour mieux montrer.
Il travestit pour rejoindre sa propre vérité.
Il intimide pour guérir sa propre peur.
L’animal ne connaît pas le masque, il ne connaît pas non plus le manque de sens. Il est une présence qui se suffit à soi-même. L’animal est une nostalgie pour l’homme.
L’homme est trop grand, ou trop petit. Il a perdu son trait d’union avec la nature.
Le masque, c’est son trait d’union avec l’inconnaissable.



                                                                                            Pierre Vandrepote