vendredi 26 septembre 2014

Serge Sautreau, à côté







Le dieu vaudou Dhambala © Wifredo Lam
dessin, 1979












     Dans les premières pages de son Éloge de l’indifférence, Serge Sautreau nous apostrophait: “ Lecteurs, lecteurs, qui êtes tous peu ou prou écrivains, vous savez intuitivement qu’écrire est un acte  au futur, une manière de sournoiserie pour converser, par le biais d’un étrange monologue, avec demain.”  Nous voici donc devenus, aujourd’hui, ton demain, aussi peu assurés du nôtre que tu pouvais l’être du tien. Pour sans cesse différée qu’a pu être ton “indifférence”, la belle insolence de tes mots faisait le plus souvent mouche  dans un coin de notre sensibilité, de notre pensée, de notre rire, sur le mode de la connivence sauvage, celle que tu pratiquais généralement avec les amis. Il m’est encore difficile, pour l’instant, d’écrire sur toi, je crois que je préférerais parler de toi, de Serge S., je préférerais te parler, mais, tu l’avais dit, “étrange monologue” désormais.

      Au début des années 80, j’avais eu le pressentiment que quelque chose naissait, même si j’étais un peu seul à jeter certains types de ponts, j’avais appelé cela “une génération de l’ombre et de la lumière”; les veilleurs qui se dessinaient derrière la lampe avaient pour noms Petr Král, Serge Sautreau, Pierre Peuchmaurd, André Velter. Il y en avait quelques autres, je voulais maintenir la conjuration à la fois secrète et active, cela donna la collection Inactualité de l’orage. Le texte de Serge y fut publié en novembre 1981, le titre en était “L’Exactitude”, détournant avec ses mots à lui le bref encart de la collection: “Le peu de réalité d’un temps dont, apparences déjouées, nous ne sommes guère, voilà qui ne saurait nullement nous retenir de trouver en nous-mêmes la clé ouverte —le passe— de ses pseudo-verrous.”
   




© Antoni Taulé, dessin 1980





















     

     Au fil du temps, j’ai appris à découvrir les différentes vitesses d’écriture de l’ami Serge. Lui dont je connaissais surtout les fulgurances, l’écriture-coupure, coupante, j’ai découvert qu’il n’en était pas moins un amoureux du conte, du conte de la vie comme elle nous est si souvent refusée, mais c’est peu de dire qu’il avait, lui, pris les plus grandes distances avec la nécessité sociale, les blessures infligées par le principe politique de réalité. Ce que je veux dire par là, et je veux qu’on l’entende bien, c’est que Serge Sautreau était un poète absolu. Pas le genre d’homme à se plaindre, à jalouser qui que ce soit, à jouer les misanthropes ou les seigneurs de la réussite, même marginale, pas même le genre à affecter un dandysme quelconque; à tout cela je crois qu’il préférait la pêche métaphysique en eaux limpides, la vérité du coeur, la forge des mots en feu. Evidemment ce n’est pas avec des moyens comme ceux-là qu’on fait les poètes en vue, mais il ne m’a jamais dérangé personnellement que la poésie ait toujours un peu maille à  partir avec l’invisible, voire avec une certaine invisibilité, ce qui est loin d’être la même chose.
      Doué d’une conscience politique aiguë et, simultanément, d’une générosité de tempérament, il me semble que la vérité la plus profonde de l’homme était dans son souci de poésie. Je me souviens très bien d’une de ses formulations qui consistait à dire que le poète est au service de la poésie, et non l’inverse. Ce n’est pas d’humilité qu’il s’agit alors, mais de la plus grande ferveur : autant Serge n’avait guère de respect pour l’obligation sociale, autant il avait grand souci de son interlocuteur, et tout autant de l’expression poétique. L’heure n’est pas venue, en tout cas pour moi, de démêler l’écheveau de la trajectoire du poète et de sa poésie, mais j’ai tendance à penser que “l’effet guillotine” de ses mots ont été tempérés par sa prose que l’humour prenait un malin plaisir à prolonger comme s’il était dans l’essence d’une construction mentale de ne jamais finir.
     





Las Abalochas  (détail) © Wifredo Lam, huile sur toile, 1970








     Il y a pourtant des écritures, des rythmes, des précipités, des vertiges pris entre virgules qui ne s’oublient pas, qui s’impriment dans les nerfs au-delà du sens apparent. Serge Sautreau, dès le départ, pour moi c’était cela, des rapprochements et des brisures syntaxiques qui n’appartiennent qu’à lui, inventeur d’une logique métaphorique en perpétuelle émulation-destruction. Le fil se jette, déchirant l’air, il y a du courant, un magnétisme imprévu, une imprévisible magnésie, allez savoir ce que dit la poésie, si elle chante comme un bruit de torrent dans le silence, avant et après. Et pendant.
   Le désir m’a repris d’édition séditieuse et semi-clandestine; c’est alors qu’a paru Rivière je vous prie (1997) à l’Atelier Le ciel sur la terre. J’y ai retrouvé, parfaitement insoumis, le ton qui m’était cher :

“L’arc-en-ciel a droit de chute sur les mousses, la maïeutique, le système nerveux et les plans d’eau béante au-delà des rapides.

Voici l’inentrevue, la veine de vie insomniant ses terres.

Rivière noire.
Rivière d’or.
Rivière d’avant loi.”






Rivière je vous prie par Serge Sautreau
© atelier Le Ciel sur la Terre, hors commerce, 1997








      A lire un texte comme celui-là, on se dit qu’il y a tout de même, dans notre pays, une invraisemblable censure économique, culturelle, morale pour qu’un poète de cette qualité ne trouve pas immédiatement un éditeur, de ceux qui ont pignon sur rue, et sont chargés de faire rayonner ce qui, déjà, rayonne. Puissent les pages qu’on lit dans ce cahier réparer l’outrage fait à la poésie, puisque, plus que jamais, il faut des poètes pour publier les poètes.
   Et il est vrai, aussi, qu’en la poésie toujours quelque chose, ou plutôt quelqu’un, résiste. Serge n’était pas loin de penser que la réalité n’est que ce qu’elle mérite d’être. La question vaut justement d’être posée si tant est que les individus, spécialement les poètes, sont des faiseurs de réalité. L’imaginaire de chacun n’est pas une barricade mystérieuse, tous les secrets sensibles, tous les secrets sacrés sont partageables, il n’y a pas de limites à ce qu’un homme tente de dire, pas de frontières aux pays qu’il tente de fréquenter “car il n’y a pas de chemin à accomplir, ce chemin, de même que la cible, se trouvant inclus dans la flèche même et sa course.” (in Les aventures froides).




Serge Sautreau est mort le 18 mars 2010.

Le texte qu’on vient de lire est daté du 26 avril 2010.

                                              

  Les illustrations d’Antoni Taulé et de Wifredo Lam sont extraites
du recueil de Serge S. intitulé ABALOCHAS, publié en 1981 chez Pierre Bordas et fils.                                       




                                                                      Pierre Vandrepote


jeudi 11 septembre 2014

Jephan de Villiers, berger des soleils noirs








© Jephan de Villiers







     Il y a un moment irremplaçable entre les êtres, c’est celui où on ne se connaît pas encore. Le début de la rencontre, le moment où on attend tout de l’autre. Ce n’est pas un moment d’amour, pas même encore un moment d’amitié. Une disponibilité flotte dans l’air, avec beaucoup de silence autour. C’est comme si une révélation allait se produire, qui vous concerne vous, plutôt que l’autre. Le moment où on sort du connu pour entrer dans l’inconnu, où on passe du même à l’autre, mais sans jamais se perdre vraiment. Pourtant cet autre nous fait découvrir un paysage que nous ne connaissions pas, que nous n’avions pas imaginé. Le mystère est que ce paysage nous est malgré tout familier, qu’il n’existe pas dans le réel connu, identifié, mais que son étrangeté même ne nous est pas incompréhensible, comme si elle faisait partie de nous depuis toujours sans que nous le sachions. Pour que nous aimions un être, une œuvre, il faut que nous soyons en mesure de le reconnaître. Curieusement, pas de connaissance sans reconnaissance. Est-ce de là que vient l’ambiguité, dans notre langue, du sens de ce mot ? L’autre est ainsi une passerelle vers l’inconnu, il nous montre combien nous sommes mobiles à l’intérieur de nous-mêmes, comme nos frontières perceptives sont perméables au rêve d’autrui.





















Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Jephan de Villiers, c’était à l’occasion d’une de ses expositions à la 

Commanderie des Antonins de Saint-Marc-la-Lande, lieu magique s’il en fût, replié et déplié sur son propre secret. Un tel environnement est presque un prolongement objectif des expositions qui y sont présentées. Ce fut le cas pour celle de Bernard Devisme, c’est aujourd’hui un écrin pour les êtres montés de la terre et des bois que Jephan de Villiers y convoque. On ne sait quel nom leur donner à ces êtres qui nous regardent mi-inquiets mi-éberlués, comme si nous leur paraissions irrréels et plutôt dangereux : des gnomes, des génies errants venus de la nuit des forêts, de formes inconnues jusqu’à présent de l’espace-temps ? Le « sculpteur » les nomme lui-même des bois-corps, désignant ainsi au plus simple leur matérialité. Je mets « sculpteur » entre guillemets tant ce n’est pas la technique de mise en œuvre de cet univers qui me paraît déterminante, mais le travail poétique de l’imagination qui nous trouble au plus profond. Deux éléments se sont conjugués dans l’enfance de Jephan. Il déclare lui-même : « Creuser la terre, parler aux fourmis, c’étaient là mes premières découvertes de la nature, mon second ailleurs après la tête. » Et un peu plus loin, il ajoute : « Cet environnement était très stimulant. Il m’encourageait à m’extérioriser, à m’exprimer pour essayer de dire sans le savoir le trouble de l’existence. »(*)







Les bâtons du vent
© J. de Villiers





















Rien n’est souvent plus tragique, contrairement à ce que croit l’adulte, que le jeu de l’enfant. Le divertissement est d’abord un arrachement à la banale répétition des jours, à un quotidien mal supporté. Le monde, les tribus intérieures que Jephan de Villiers a conçus au fil du temps, les portant vers le jour, ce sont des pensées matérialisées, du rêve qui aurait eu le dur désir d’apparaître. Monde énigmatique, processionnaire qu’aucun dieu ne saurait combler. Il n’y a pas qu’une seule dimension ludique dans l’œuvre que l’artiste propose à notre dérive, il y a aussi, me semble-t-il, le signe que nous fait un contre-monde pour nous mettre en garde face au danger que représentent aujourd’hui nos actions humaines essentiellement basées sur l’exploitation de tous les équilibres naturels qui assurent la possibilité de la vie sur une planète désormais inquiète dans sa chair même.
Ces petits êtres rêveurs qui viennent nous visiter ont peut-être une double fonction, celle de nous éveiller à notre conscience la plus souterraine, celle de nous avertir que la vie n’est jamais complètement séparée de ce qui la nie.






Avant l'envol. Autoportrait aux racines sur la tête.
© J. de Villiers






     Nul doute que Jephan de Villiers soit un artiste, un sculpteur, mais il est surtout un poète de la vision intérieure. Dans son « Autoportrait aux racines sur la tête », il retrouve d’instinct la légende qui fait de l’homme un Arbre inversé, symbole sans doute de l’unité du monde, mais aussi de son questionnement, de son infini déchirement. 



(*) Les citations sont extraites de : Jephan de Villiers, Conversation avec Arnaud Matagne, éditions Tandem.




Pierre Vandrepote

lundi 8 septembre 2014

(3) La revue PHASES, une avant-garde souterraine et libre







Umberto Mariani, L'Osservatore Mondano, 1968







     A partir de 1969, pour sa quinzième année d'existence, Phases présente le
 numéro 1 d'une deuxième série, comme si la revue voulait se donner un nouveau départ après les événements de mai 68. A cette époque, un air neuf circule de la péninsule italienne jusque vers Paris, qui peut s'apparenter à une version européenne du pop art. Une imagerie souvent d'un type nouveau, mais qui ne craindrait pas l'exploration de l'irrationnel et de l'imaginaire.

     Comme il l'a toujours fait, mais cette fois de façon plus aiguë encore, Edouard Jaguer trace le chemin de Phases entre les brûlantes questions de l'actualité politique ou "révolutionnaire" et celles, infiniment plus "subversives" au long terme, que représente un art engagé-dégagé qui concourt à l'épanchement du rêve dans la pensée de tous, de chacun.





Camiel Van Breedam, La machine agricole du ciel
(Fer peint en rouge, 1967)



     Je publie, dans ce même n°1, mon premier texte de présentation d'un peintre, en l'occurrence Roger Frézin, sous le titre Oniric Mecanic. Sont publiés également des Aphorismes d'Alain Roussel. Est reproduit un objet d'Alain Croquelois. Les compagnons d'une jeunesse chercheuse, gaie, inquiète, révoltée, mystère-rieuse sont là.






Alain Roussel, Aphorismes

Le petit homme au costume noir




     Les ondes de choc de mai 68 n'ont eu de cesse de se propager dans l'époque, dans la société française en général, dans les groupes révolutionnaires, voire chez les artistes et les poètes les plus conscients du sens qu'ils pouvaient donner à leur action créatrice. Breton était mort en 1966, le groupe surréaliste qui lui avait survécu allait finalement se dissoudre début 1969. Les individualités, quelles qu'elles soient, conservaient toute leur valeur, mais l'aventure collective avait décidément du plomb dans l'aile. Du coup, Phases, qui n'avait jamais vraiment fonctionné comme un groupe, put continuer à émettre ses signaux de haute mer en direction de qui voudrait bien lui répondre : la structure d'accueil était là.  L'esprit d'ouverture et un sens réel de l'amitié chez plusieurs fit le reste.

     Phases n'était toujours pas une simple revue d'art comme les autres, mais elle prenait à bon escient ses distances avec toutes sortes d'actualités politiques oiseuses. Avec le recul, on peut penser que certaines situations, dans le feu de l'action, étaient appréciées très sévèrement, cela n'a guère d'intérêt de prétendre en juger aujourd'hui. Des hommes, des femmes ont rêvé les yeux ouverts des rêves communs, ils se sont parfois déchirés, ils se sont aimés, bien peu ont trahi leurs espoirs. Autour d'eux, comme autour de nous aujourd'hui, les pouvoirs d'argent n'ont guère transformé le monde dans le sens du bonheur. L'art, je le crains, n'y pourra pas grand-chose, lui qui, par nature, est inféodé aux forces du "capital" sous toutes ses formes.





Enrico Baj, Milan, 1975
"Lady Barbara Villiers Palmer, Duchess of Cleveland"











     En revanche, nous sommes tous responsables du type d'art que nous produisons, que nous aimons. Tout ce qui peut nous paraître indigne ou non représentatif des productions de l'être humain et de ses multiples civilisations peut tout à fait être dénoncé et combattu comme attitude régressive, qu'elle soit ou non promue au premier rang par les puissances d'argent.






Perahim  Oiseaux possibles  Paris, 1975
Phases 5









Eugenio F. Granell  El espejo de la egloga de iria y flavia, New York, 1974
Phases 5




Feuilletant au hasard le n°2 de la deuxième série (mai 1970), je tombe sur un texte signé Louis Mésonnier et Jean Duperray, participants de la "Tour de feu" de Saint-Etienne, citant une très belle "profession de foi" de Robert Desnos, dont j'avoue ne pas savoir de quoi elle est extraite (*) : "Je ne crois pas en Dieu, mais j'ai le sens de l'Infini. Nul n'a l'esprit plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse à des questions insolubles. Les questions que j'ai à résoudre le sont toutes !" A sa manière, je crois que Phases n'était jamais très loin de ces "questions insolubles" et dont l'homme et la femme demeurent les plus belles énigmes, coulées dans les poussières de soleils qui ne peuvent que brûler tous les dieux.

(*) Note de juin 2015 : la citation est extraite de Deuil pour deuil
publié chez Gallimard, conjointement à La liberté ou l'amour!, édition de 1962.


Toyen  J'ai cru voir une hirondelle  Paris, 1961





     Des revues apparentées à Phases ont essaimé en différents pays au gré des correspondants, peintres, poètes, écrivains. Citons pour mémoire Edda à Bruxelles (Jacques Lacomblez), Boa en Argentine, Documento-Sud à Naples, Il Gesto à  Milan.

     Quelques années plus tard, j'ai rencontré à Paris Jean-Marc Debenedetti qui devait fonder Ellébore en 1979. Né en 1952, il est mort en 2009. Sa revue avait l'élégance de ses passions et devait beaucoup à Phases et à certains Surréalistes. 













     Edouard Jaguer, quant à lui, s'éclipse en mai 2006.
En 2008, Jean-Claude Charbonel lui rend un bel hommage à travers l'exposition Phases à l'Ouest au Musée d'Art et d'Histoire de Saint-Brieuc. Edouard Jaguer a été pour moi un inoubliable ami, au même titre que le poète Jehan Mayoux. Tous deux m'ont enseigné ce qu'un autre avait appelé, dans sa Lettre à Izambard, la liberté libre.









                                                                         Pierre Vandrepote

vendredi 5 septembre 2014

(2) La revue PHASES, une avant-garde souterraine et libre





PHASES dans la tourmente lyrique de Mai-Juin 68




Du 4 au 15 juin
Salle de l'ancien Saint-Sauveur
à LILLE





























     

     Curieusement les moments les plus exaltés de la réalité ne sont pas forcément ceux qui résistent le mieux au temps. La poésie est approche de vie, affût, découverte puis approfondissement de sa propre sensibilité. Nous appelons Histoire ce qui porte au-delà de nous-mêmes et nous emporte dans son tourbillon, j'appellerais volontiers Poésie ce qui résiste au facile air du temps, qui compose aussi bien sûr avec lui, faute de quoi on ne comprend plus rien à l'époque dans laquelle on vit. D'autres que moi feront le procès des réalités historiques, nous sommes aujourd'hui bien loin des utopies rêvées de Mai 68. Notre jeunesse était puissante de ses fortes naïvetés, le monde n'est jamais si vieux qu'on croit, il sera encore et toujours temps de courir avant d'être rattrapé par ce qui n'a pas de visage.
     Je me suis doucement éloigné de Phases dans les deux années qui ont suivi tout en gardant pour Édouard et Simone admiration et bienveillance active. J'ai cherché ma soif et ma faim dans d'autres directions, mais nullement antagoniques avec les principes que nous avions toujours eus en commun. Chacun sa vie, chacun son itinéraire. Que je le veuille ou non, Phases et le surréalisme font
partie de ma formation intellectuelle et sensible, j'en suis fier, il y a ailleurs plus piètre école.

     Si je devais résumer en une seule phrase cette formation enchantée qui fut la mienne, je dirais que j'ai vécu ces années  comme les rêveries d'un promeneur collectif. Un individu, pour moi, ne sera jamais par nature l'ennemi de l'autre, d'un autre, même si les sociétés actuelles, quelles qu'elles soient, ne cessent de nous éduquer à croire l'inverse.

     Les "mutabilités" sont bien plus énigmatiques qu'on veut croire.
Je laisse au lecteur le plaisir de rêver sur le rapprochement qu'on peut établir entre ce qui précède et la belle toile de Pozzati ci-dessous (largement antérieure à
 mai 68 !).







Concetto Pozzati - Mutabilité de la terre
Bologne, 1966







                                   



                                                                               (... à suivre ...)                       Pierre Vandrepote


mercredi 3 septembre 2014

(1) La revue PHASES, une avant-garde souterraine et libre












Dessin d'un indigène de la tribu Ibo -Nigéria
Phases n° 1, Paris, 1954







    

      Sans Edouard Jaguer et sa compagne Simone, la revue Phases n'aurait jamais existé. Sans eux, elle n'aurait jamais pu s'inscrire dans la durée. Avec la disparition de l'un, puis de l'autre, la revue s'est très naturellement éteinte. Il était temps alors qu'elle entre dans l'histoire, qu'elle délimite l'espace de sa propre légende.

     Le premier numéro voit le jour en 1954, la dernière grande exposition "Phases" a lieu en 2005 à Santiago du Chili avec une préface de Jean-Michel Goutier. L'activité de la revue, du groupe, du mouvement (Édouard lui préférait cette dernière appellation) se sera donc étendue sur plus de cinquante années, plus souvent dans une ombre éclairante que dans la lumière factice des devants de scène. Pourtant, ce ne sont pas les "grands noms" de la modernité en peinture qui ont manqué à Phases au fil du temps, de Max Ernst à Alechinsky, de Jacques Hérold à Konrad Klapheck en passant par Lam et Matta, Man Ray et Toyen, j'en passe tant, célèbres ou moins connus, qui firent Phases chacun à leur manière, tantôt y apparaissant, tantôt s'éclipsant au fil de décisions individuelles, voire de choix idéologiques. C'est que l'époque était vive (au beau milieu de tout cela, un certain mois de Mai 1968 qui ne fit pas naître que chez les "jeunes" des questionnements qui touchèrent aussi bien les artistes), et la fin de siècle eut à connaître ses soubresauts artistiques autant qu'économiques.

     Mais, on l'a suffisamment dit et répété, Phases n'a jamais été un mouvement de consécration, et ce n'était pas la moindre qualité d'Ḗdouard Jaguer que de ne pas vouloir y céder. Ce qui le retenait avant tout, c'était le tempérament de celui qui venait frapper à sa porte. L'arrivisme n'était pas ce qu'il y avait de plus prisé, ce qui comptait avant tout c'était l'originalité de la capacité de création et la qualité humaine de l'individu.





Liste partielle des exposants, 1955










      


     Je ne cherche pas ici à dessiner, même à grands traits, un historique de ce qui a hanté les questions artistiques ou révolutionnaires dans l'époque où Phases a vécu et s'est exprimé. Pour cela, rien de tel que de retourner aux textes, aux prises de position, à l'évolution des mentalités en France et ailleurs. Je veux surtout souligner qu'il y avait à Phases un état d'esprit  tout à fait singulier, d'un type au fond très proche de celui du groupe surréaliste réuni autour de Breton. Chez les uns et les autres, il y avait le plus souvent une capacité d'accueil, une ouverture extraordinairement rares dans ces milieux d'art où l'esprit concurrentiel est plus souvent de mise que celui d'une émulation partagée de la pensée chercheuse et de la création poétique. On sait que, depuis, la situation ne s'est guère améliorée.

     Et pourtant, comment dire mieux sinon que l'exception y était généralement la règle ?





Jean-Pierre Duprey  Grippe-Chant
Sculpture, fer forgé, 1954



      Je ne suis arrivé à Phases que beaucoup plus tard. La revue en était à son numéro 9 et datée avril 1964. Je n'avais guère rencontré alors que deux poètes, le surréaliste Jehan Mayoux, et un autre homme du nord, Pierre Dhainaut. Mayoux était évidemment plus âgé, son poème dans le n° 9 était daté 1937-38; quant au texte de Dhainaut, faisant écho aux écrits comme à la peinture de Lacomblez, il était intitulé Terre d'attente et de frissons. 
Et je crois bien avoir conservé toute ma vie l'identification de la poésie de Pierre à ce titre : cette terre était de sable, l'attente était du tout jeune homme, les frissons étaient ceux dont les mots de Pierre se posent sur la page dans leur insaisissable certitude.
     Injuste mémoire toutefois, j'avais déjà rencontré à Boulogne-sur-mer, ville où nous habitions, le très jeune poète Jean-Claude Barbé qui était en correspondance avec André Breton, et découvert par une relation commune un certain Alain Roussel qui allait devenir le poète et écrivain que l'on sait.






Phases n° 9
Le recteur de l'Académie du Plateau de Millevaches
rencontrant par hasard un tableau de Wilhelm Freddie
(détail)








       Lorsque bien jeune encore, comme ce fut mon cas et celui de bien d'autres, on arrivait à Phases, aucun état de services ne vous était demandé, les uns et les autres s'évaluaient sur pièces, on y était accueilli comme nulle part ailleurs, un lieu pour des poètes peut-être à venir, pour des peintres qui ne se voulaient pas uniquement des plasticiens, pour des applicateurs de rêves indéfinis. Briser le sentiment de solitude, découvrir la vie sous un autre angle que celui où les adultes prétendent programmer la jeunesse, rêver librement son insolence et sa liberté, mais toujours avec tact et dans une créativité joyeuse, voilà ce qui m'a été offert dans ma rencontre avec les Jaguer.

     Quelle joie de voir publié mon premier poème (celui que j'ai toujours considéré comme étant le premier, même s'il y en avait eu quelques autres dans Encres vives, la revue de Michel Cosem) au milieu de ce somptueux environnement, mon poème publié entre les noms de Claude Tarnaud et de Julio Cortazar, c'était Phases n° 10 sous couverture de Ladislav Novak dont je n'ai jamais oublié l'étrange Cavalier La Poule. Je connais à cette époque le critique d'origine polonaise Alexandre Henisz, le fabricant d'objets inquiétants Jean-Marc Meloux, lui-même proche d'Andrzej Meissner, autre créateur, d'origine polonaise, de caissons d'un mystérieux hiératisme.





Jean-Marc Meloux
Le Gardien du seuil, 1964
Phases n° 10


Andrzej Meissner
Caisson, 1963
Phases n° 10




                                                                                       





        Le cahier de Phases n°11
paraît en mai 1967,
toujours plus beau,
prenant toujours
davantage d'ampleur.
De nouveaux noms ne
cessent d'apparaître,
 à l'international,
explorant un certain passé
et le présent en devenir.

Pêle-mêle, livrons les noms
de
Raoul Hausmann,
Francis Picabia,
Hervé Mérour ou Daniel Abel,
le poète belge Achille Chavée,
Jef Golyscheff,
   Georges Roquefort ou Gui
Rosey
pour mélanger les
générations.


                                                         
                                                                             
Phases n° 11
Poursuites, daté septembre 1966









Superbe rapprochement entre une préface et un tableau,
hors du temps, Phases n° 11








     Je voudrais finir cette première partie sur une aventure de vie peu connue et combien singulière. Elle concerne le peintre Jef Golyscheff, né en 1897 dans l'actuelle Ukraine et mort à Paris en 1970. Édouard Jaguer m'avait alors raconté (en 1967) que le peintre vivait avec une valise constamment prête au départ au-dessus de son armoire, tant il craignait d'être obligé à tout moment de s'éclipser afin de ne pas être arrêté soudainement par une quelconque autorité. Walter Zanini, qui l'a connu à Sao-Paulo, en 1965, donne les raisons de ce comportement : "En 1933, la Gestapo séquestra à Berlin une vaste exposition de ses œuvres, représentant vingt années de recherches. Fuyant l'Allemagne, il choisit Barcelone pour y refaire sa vie et recommencer à peindre. Mais le destin voulut que là aussi, durant la guerre civile, il perdit ses nouveaux tableaux... Réfugié en France, il fut interné dans un camp de concentration jusqu'à la fin de la guerre, échappant toutefois à la déportation."
      En France comme au Brésil, Golyscheff avait vécu en parfait clandestin.

     Afin que nul n'en oublie, ce pouvait être cela aussi, une des très belles raisons d'exister d'une revue comme Phases.









... à suivre...      Pierre Vandrepote