lundi 8 septembre 2014

(3) La revue PHASES, une avant-garde souterraine et libre







Umberto Mariani, L'Osservatore Mondano, 1968







     A partir de 1969, pour sa quinzième année d'existence, Phases présente le
 numéro 1 d'une deuxième série, comme si la revue voulait se donner un nouveau départ après les événements de mai 68. A cette époque, un air neuf circule de la péninsule italienne jusque vers Paris, qui peut s'apparenter à une version européenne du pop art. Une imagerie souvent d'un type nouveau, mais qui ne craindrait pas l'exploration de l'irrationnel et de l'imaginaire.

     Comme il l'a toujours fait, mais cette fois de façon plus aiguë encore, Edouard Jaguer trace le chemin de Phases entre les brûlantes questions de l'actualité politique ou "révolutionnaire" et celles, infiniment plus "subversives" au long terme, que représente un art engagé-dégagé qui concourt à l'épanchement du rêve dans la pensée de tous, de chacun.





Camiel Van Breedam, La machine agricole du ciel
(Fer peint en rouge, 1967)



     Je publie, dans ce même n°1, mon premier texte de présentation d'un peintre, en l'occurrence Roger Frézin, sous le titre Oniric Mecanic. Sont publiés également des Aphorismes d'Alain Roussel. Est reproduit un objet d'Alain Croquelois. Les compagnons d'une jeunesse chercheuse, gaie, inquiète, révoltée, mystère-rieuse sont là.






Alain Roussel, Aphorismes

Le petit homme au costume noir




     Les ondes de choc de mai 68 n'ont eu de cesse de se propager dans l'époque, dans la société française en général, dans les groupes révolutionnaires, voire chez les artistes et les poètes les plus conscients du sens qu'ils pouvaient donner à leur action créatrice. Breton était mort en 1966, le groupe surréaliste qui lui avait survécu allait finalement se dissoudre début 1969. Les individualités, quelles qu'elles soient, conservaient toute leur valeur, mais l'aventure collective avait décidément du plomb dans l'aile. Du coup, Phases, qui n'avait jamais vraiment fonctionné comme un groupe, put continuer à émettre ses signaux de haute mer en direction de qui voudrait bien lui répondre : la structure d'accueil était là.  L'esprit d'ouverture et un sens réel de l'amitié chez plusieurs fit le reste.

     Phases n'était toujours pas une simple revue d'art comme les autres, mais elle prenait à bon escient ses distances avec toutes sortes d'actualités politiques oiseuses. Avec le recul, on peut penser que certaines situations, dans le feu de l'action, étaient appréciées très sévèrement, cela n'a guère d'intérêt de prétendre en juger aujourd'hui. Des hommes, des femmes ont rêvé les yeux ouverts des rêves communs, ils se sont parfois déchirés, ils se sont aimés, bien peu ont trahi leurs espoirs. Autour d'eux, comme autour de nous aujourd'hui, les pouvoirs d'argent n'ont guère transformé le monde dans le sens du bonheur. L'art, je le crains, n'y pourra pas grand-chose, lui qui, par nature, est inféodé aux forces du "capital" sous toutes ses formes.





Enrico Baj, Milan, 1975
"Lady Barbara Villiers Palmer, Duchess of Cleveland"











     En revanche, nous sommes tous responsables du type d'art que nous produisons, que nous aimons. Tout ce qui peut nous paraître indigne ou non représentatif des productions de l'être humain et de ses multiples civilisations peut tout à fait être dénoncé et combattu comme attitude régressive, qu'elle soit ou non promue au premier rang par les puissances d'argent.






Perahim  Oiseaux possibles  Paris, 1975
Phases 5









Eugenio F. Granell  El espejo de la egloga de iria y flavia, New York, 1974
Phases 5




Feuilletant au hasard le n°2 de la deuxième série (mai 1970), je tombe sur un texte signé Louis Mésonnier et Jean Duperray, participants de la "Tour de feu" de Saint-Etienne, citant une très belle "profession de foi" de Robert Desnos, dont j'avoue ne pas savoir de quoi elle est extraite (*) : "Je ne crois pas en Dieu, mais j'ai le sens de l'Infini. Nul n'a l'esprit plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse à des questions insolubles. Les questions que j'ai à résoudre le sont toutes !" A sa manière, je crois que Phases n'était jamais très loin de ces "questions insolubles" et dont l'homme et la femme demeurent les plus belles énigmes, coulées dans les poussières de soleils qui ne peuvent que brûler tous les dieux.

(*) Note de juin 2015 : la citation est extraite de Deuil pour deuil
publié chez Gallimard, conjointement à La liberté ou l'amour!, édition de 1962.


Toyen  J'ai cru voir une hirondelle  Paris, 1961





     Des revues apparentées à Phases ont essaimé en différents pays au gré des correspondants, peintres, poètes, écrivains. Citons pour mémoire Edda à Bruxelles (Jacques Lacomblez), Boa en Argentine, Documento-Sud à Naples, Il Gesto à  Milan.

     Quelques années plus tard, j'ai rencontré à Paris Jean-Marc Debenedetti qui devait fonder Ellébore en 1979. Né en 1952, il est mort en 2009. Sa revue avait l'élégance de ses passions et devait beaucoup à Phases et à certains Surréalistes. 













     Edouard Jaguer, quant à lui, s'éclipse en mai 2006.
En 2008, Jean-Claude Charbonel lui rend un bel hommage à travers l'exposition Phases à l'Ouest au Musée d'Art et d'Histoire de Saint-Brieuc. Edouard Jaguer a été pour moi un inoubliable ami, au même titre que le poète Jehan Mayoux. Tous deux m'ont enseigné ce qu'un autre avait appelé, dans sa Lettre à Izambard, la liberté libre.









                                                                         Pierre Vandrepote

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