mercredi 3 septembre 2014

(1) La revue PHASES, une avant-garde souterraine et libre












Dessin d'un indigène de la tribu Ibo -Nigéria
Phases n° 1, Paris, 1954







    

      Sans Edouard Jaguer et sa compagne Simone, la revue Phases n'aurait jamais existé. Sans eux, elle n'aurait jamais pu s'inscrire dans la durée. Avec la disparition de l'un, puis de l'autre, la revue s'est très naturellement éteinte. Il était temps alors qu'elle entre dans l'histoire, qu'elle délimite l'espace de sa propre légende.

     Le premier numéro voit le jour en 1954, la dernière grande exposition "Phases" a lieu en 2005 à Santiago du Chili avec une préface de Jean-Michel Goutier. L'activité de la revue, du groupe, du mouvement (Édouard lui préférait cette dernière appellation) se sera donc étendue sur plus de cinquante années, plus souvent dans une ombre éclairante que dans la lumière factice des devants de scène. Pourtant, ce ne sont pas les "grands noms" de la modernité en peinture qui ont manqué à Phases au fil du temps, de Max Ernst à Alechinsky, de Jacques Hérold à Konrad Klapheck en passant par Lam et Matta, Man Ray et Toyen, j'en passe tant, célèbres ou moins connus, qui firent Phases chacun à leur manière, tantôt y apparaissant, tantôt s'éclipsant au fil de décisions individuelles, voire de choix idéologiques. C'est que l'époque était vive (au beau milieu de tout cela, un certain mois de Mai 1968 qui ne fit pas naître que chez les "jeunes" des questionnements qui touchèrent aussi bien les artistes), et la fin de siècle eut à connaître ses soubresauts artistiques autant qu'économiques.

     Mais, on l'a suffisamment dit et répété, Phases n'a jamais été un mouvement de consécration, et ce n'était pas la moindre qualité d'Ḗdouard Jaguer que de ne pas vouloir y céder. Ce qui le retenait avant tout, c'était le tempérament de celui qui venait frapper à sa porte. L'arrivisme n'était pas ce qu'il y avait de plus prisé, ce qui comptait avant tout c'était l'originalité de la capacité de création et la qualité humaine de l'individu.





Liste partielle des exposants, 1955










      


     Je ne cherche pas ici à dessiner, même à grands traits, un historique de ce qui a hanté les questions artistiques ou révolutionnaires dans l'époque où Phases a vécu et s'est exprimé. Pour cela, rien de tel que de retourner aux textes, aux prises de position, à l'évolution des mentalités en France et ailleurs. Je veux surtout souligner qu'il y avait à Phases un état d'esprit  tout à fait singulier, d'un type au fond très proche de celui du groupe surréaliste réuni autour de Breton. Chez les uns et les autres, il y avait le plus souvent une capacité d'accueil, une ouverture extraordinairement rares dans ces milieux d'art où l'esprit concurrentiel est plus souvent de mise que celui d'une émulation partagée de la pensée chercheuse et de la création poétique. On sait que, depuis, la situation ne s'est guère améliorée.

     Et pourtant, comment dire mieux sinon que l'exception y était généralement la règle ?





Jean-Pierre Duprey  Grippe-Chant
Sculpture, fer forgé, 1954



      Je ne suis arrivé à Phases que beaucoup plus tard. La revue en était à son numéro 9 et datée avril 1964. Je n'avais guère rencontré alors que deux poètes, le surréaliste Jehan Mayoux, et un autre homme du nord, Pierre Dhainaut. Mayoux était évidemment plus âgé, son poème dans le n° 9 était daté 1937-38; quant au texte de Dhainaut, faisant écho aux écrits comme à la peinture de Lacomblez, il était intitulé Terre d'attente et de frissons. 
Et je crois bien avoir conservé toute ma vie l'identification de la poésie de Pierre à ce titre : cette terre était de sable, l'attente était du tout jeune homme, les frissons étaient ceux dont les mots de Pierre se posent sur la page dans leur insaisissable certitude.
     Injuste mémoire toutefois, j'avais déjà rencontré à Boulogne-sur-mer, ville où nous habitions, le très jeune poète Jean-Claude Barbé qui était en correspondance avec André Breton, et découvert par une relation commune un certain Alain Roussel qui allait devenir le poète et écrivain que l'on sait.






Phases n° 9
Le recteur de l'Académie du Plateau de Millevaches
rencontrant par hasard un tableau de Wilhelm Freddie
(détail)








       Lorsque bien jeune encore, comme ce fut mon cas et celui de bien d'autres, on arrivait à Phases, aucun état de services ne vous était demandé, les uns et les autres s'évaluaient sur pièces, on y était accueilli comme nulle part ailleurs, un lieu pour des poètes peut-être à venir, pour des peintres qui ne se voulaient pas uniquement des plasticiens, pour des applicateurs de rêves indéfinis. Briser le sentiment de solitude, découvrir la vie sous un autre angle que celui où les adultes prétendent programmer la jeunesse, rêver librement son insolence et sa liberté, mais toujours avec tact et dans une créativité joyeuse, voilà ce qui m'a été offert dans ma rencontre avec les Jaguer.

     Quelle joie de voir publié mon premier poème (celui que j'ai toujours considéré comme étant le premier, même s'il y en avait eu quelques autres dans Encres vives, la revue de Michel Cosem) au milieu de ce somptueux environnement, mon poème publié entre les noms de Claude Tarnaud et de Julio Cortazar, c'était Phases n° 10 sous couverture de Ladislav Novak dont je n'ai jamais oublié l'étrange Cavalier La Poule. Je connais à cette époque le critique d'origine polonaise Alexandre Henisz, le fabricant d'objets inquiétants Jean-Marc Meloux, lui-même proche d'Andrzej Meissner, autre créateur, d'origine polonaise, de caissons d'un mystérieux hiératisme.





Jean-Marc Meloux
Le Gardien du seuil, 1964
Phases n° 10


Andrzej Meissner
Caisson, 1963
Phases n° 10




                                                                                       





        Le cahier de Phases n°11
paraît en mai 1967,
toujours plus beau,
prenant toujours
davantage d'ampleur.
De nouveaux noms ne
cessent d'apparaître,
 à l'international,
explorant un certain passé
et le présent en devenir.

Pêle-mêle, livrons les noms
de
Raoul Hausmann,
Francis Picabia,
Hervé Mérour ou Daniel Abel,
le poète belge Achille Chavée,
Jef Golyscheff,
   Georges Roquefort ou Gui
Rosey
pour mélanger les
générations.


                                                         
                                                                             
Phases n° 11
Poursuites, daté septembre 1966









Superbe rapprochement entre une préface et un tableau,
hors du temps, Phases n° 11








     Je voudrais finir cette première partie sur une aventure de vie peu connue et combien singulière. Elle concerne le peintre Jef Golyscheff, né en 1897 dans l'actuelle Ukraine et mort à Paris en 1970. Édouard Jaguer m'avait alors raconté (en 1967) que le peintre vivait avec une valise constamment prête au départ au-dessus de son armoire, tant il craignait d'être obligé à tout moment de s'éclipser afin de ne pas être arrêté soudainement par une quelconque autorité. Walter Zanini, qui l'a connu à Sao-Paulo, en 1965, donne les raisons de ce comportement : "En 1933, la Gestapo séquestra à Berlin une vaste exposition de ses œuvres, représentant vingt années de recherches. Fuyant l'Allemagne, il choisit Barcelone pour y refaire sa vie et recommencer à peindre. Mais le destin voulut que là aussi, durant la guerre civile, il perdit ses nouveaux tableaux... Réfugié en France, il fut interné dans un camp de concentration jusqu'à la fin de la guerre, échappant toutefois à la déportation."
      En France comme au Brésil, Golyscheff avait vécu en parfait clandestin.

     Afin que nul n'en oublie, ce pouvait être cela aussi, une des très belles raisons d'exister d'une revue comme Phases.









... à suivre...      Pierre Vandrepote

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