jeudi 17 décembre 2015

Josée Van Lierop / Bernard Dumand




28 jours de face à face



  


Dessins de Josée Van Lierop
Textes de Bernard Dumand



Dans le livre de dessins et de textes qu’ils ont réalisé ensemble, Josée Van Lierop et Bernard Dumand ont déjoué un destin hasardeux pour rejouer leur propre vie à un moment où ils ne se sentaient plus guère maîtres du jeu.

Ce qu’ils disent dans leur introduction à 28 jours de face à face est très clair : « Ce témoignage est né de notre propre expérience et de l’observation des autres pensionnaires pendant un séjour en Hôpital Psychiatrique. Nous avons essayé d’exprimer jour après jour ce que nous vivions sous forme d’œuvres (couleurs + formes et non pas de façon illustrative ou figurative) et mots-clés liés aux images. »
S’ensuivent 28 dessins de Josée Van Lierop et 28 mises en scène des mots-clés de Bernard Dumand, travail d’approfondissement de leur rencontre lors de leur « internement » qu’ils vont transformer en libération intérieure/extérieure à peine deux ou trois mois plus tard.




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Retrouver l'aventure de vivre



Pour Josée et Bernard



Bernard Dumand

Josée Van Lierop




des jours de face de profil
profil de la douleur
des jours de face à soi de face à l’autre
des jours de face à la couleur des jours
à la douleur de l’heure à la doublure du temps
des jours de face à dos de soi
grimpé sur son propre dos
pour faire signe à l’autre à l’autre-soi
à la solitude de chacun
la solitude sortie dans le couloir reconnue inconnue
des jours de face à face dos à dos 
dans l’extrême dénuement de la présence
je tu il elle
et les nous et les ils et les ailes
battues grandes ouvertes séchant au soleil 
pleurant dans l’ombre
les ailes repliées ailes rêvant d’ailes
un regard d’amour
un regard qui vient de plus loin que les yeux
du fond de l’histoire de chacun
un regard qui fait naître 
qui abolit la mort
des jours pour désapprendre le pseudo-réel
des jours pour lire l’illisible
pour découvrir l’alphabet des passions souterraines
pour arracher la vie à la vie
pour habiter sa propre peau sans habits sans habitat
dans la grotte du cerveau inexploré




J V L

B D









des jours de face à face
avec ce qui n’a ni dos ni face
avec le désir soudain en perdition
mais jamais perdu
sa couleur jamais définitivement noire
sa couleur 
son odeur toujours prête à mystérieusement jaillir
griffures de l’espace mental
équilibre menaçant menacé
le bonheur c’est comme le malheur
l’heure bonne l’heure mauvaise
l’heure comme le leurre des étoiles dans la nuit
des étoiles dans les yeux
croire que parce qu’on serait dehors 
on ne sera plus dedans
à l’intérieur de soi
à l’intérieur de l’autre
des jours pour aller vers la vie en soi
des jours pour s’endormir dans l’autre
dans l’autre-soi
des jours pour repeindre le ciel
pour explorer les pastels du noir couleur explosive
des jours en apnée
avant de revenir à la surface profonde
des jours avec des jours sombres
des jours avec
des jours contre
des jours pour 
des jours sans
des jours blessés
des jours victorieux
du temps qui revient lancinant
du temps qui revient comme du printemps en hiver
avec la folle liberté du rêve
il y a un fil secret qui relie l’homme aux errances de sa pensée
les taches de lumière
le sens improvisé des beautés malheureuses
il y a des jours qui sauvent le temps
il y a de la souffrance qui ne disparaît jamais 
plus pure que le cristal des larmes
il y a la solitude brisée
l’homme sans visage
la femme qui recoud le fil de la vie
il y a l’ordinaire
redevenant doucement extraordinaire
le pas de côté qui réinvente la marche
il y a des doigts qui cherchent une main
il y a de l’air pour une ou deux respirations
il y a un silence troué par
des bras qui se tournent vers demain


                                               Pierre Vandrepote




J V L

































B D



































mardi 17 novembre 2015

Météorologie métaphysique






" La Vie est l'ensemble des forces qui résistent à la mort " - Henri Bergson.


Yves Baudry, 2015








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Concernant les fanatiques religieux, et quelle que soit leur religion :
LA RUSE DU DIABLE EST DE SE FAIRE APPELER DIEU POUR MIEUX PERPETRER SES CRIMES.

  
                                                                                      Alain Roussel





                                                                     ***





Il n’y a pas de paradis qui ne soit menacé, mais l’enfer existe : il est pavé de toute la bêtise criminelle des hommes.

                                                                                     Pierre Vandrepote





                                                  ***






mardi 6 octobre 2015

Wifredo Lam, la forêt ailée des rêves vrais









Wifredo Lam, 1955








  La peinture de Wifredo Lam occupe une position à part dans le vingtième siècle, lui qui a refait à l’envers toutes les histoires, aussi bien celle du trajet de Christophe Colomb que celle de la trajectoire picturale d’un Picasso. On connaît l’immense respect que Lam pouvait avoir de ses racines cubaines et africaines, ce qui ne l’a jamais empêché de se nourrir de tous les arts pour accéder à sa propre aventure mentale. A l’intérieur même du surréalisme, il aura su apporter la pointe extrême de modernité qu’aucun peintre d’origine européenne n’aurait pu lui fournir. Alors qu’à sa manière Picasso découvre, ou redécouvre, l’art nègre pour s’en inspirer en l’intégrant à sa création personnelle au moment où la représentation traditionnelle est bousculée par le cubisme, Lam portera en lui, quelques années plus tard, un imaginaire spontané qui ne copie en rien l’art de ses ancêtres. On dirait que sa peinture est totalement autobiographique tant elle lui ressemble, que toute sa biographie est dans sa peinture, jusque dans l’utilisation discrète et pourtant éclatante de la couleur, jusqu’à l’étonnement lointain qu’on peut souvent lire dans son regard. Toujours il semble regarder autour de lui avec le premier oeil, mais aussi comme s’il reconnaissait tout cela qui l’entoure; peut-être l’avait-il déjà vu dans une vie antérieure, l’avait-il déjà vécu dans une autre vue. Toute armée soudain de certaines géométries invariables, de lances immobiles, de forêts envahies, de masques qui sont des visages, de corps de femmes qui sont des esprits enfantant d’autres esprits, la peinture de Lam sort du bois d’une ancestrale modernité; jamais forêt de signes n’aura tracé aussi clairement ses indices et repères; cette peinture s’écoute au moins autant qu’elle se regarde; cette peinture parle, chuchotements et fureurs; elle traverse d’un seul coup l’espace de la pensée; silencieuse aussi, elle nous regarde sous tous les angles, se demandant seulement si nous sommes capables de la voir.





Non combustible, 1949 - Wifredo Lam, collection de l'artiste






Rien n’est moins sûr, parce que l’Occidental a bien souvent perdu le fil des rêves qui pouvait le relier à lui-même, à son propre fond archaïque. Pourtant toute l’ambivalence de la nature humaine est immédiatement lisible dans la peinture de Wifredo Lam. Equivalent “sauvage” et “hyper-civilisé” des questionnements les plus modernes de son époque, elle est toujours “en avant”, comme Rimbaud le réclamait de la poésie. Elle ne s’aligne pas sur les seules interrogations (philosophiques, politiques, sociales, ethniques) que lui tend l’état du monde comme un miroir, elle dit un état de la pensée, de la sensibilité que personne d’autre n’a véritablement repéré, que personne d’ailleurs ne veut vraiment affronter. Elle rend visible ce que l’homme du vingtième siècle ignore ou refoule; elle dit ce qui hante la conscience humaine depuis toujours et qui la hantera encore longtemps. La peinture de Lam n’est pas une succession d’images, elle est une part du destin dessiné de tous les individus. A ce stade, la notion de “peinture engagée” perd beaucoup de sa validité car nous sommes très au-delà de l’anecdote, même transcendée. Avant de dénoncer, cette peinture énonce. Et surtout elle ne cesse de faire rêver l’homme sur ses propres capacités créatrices, sur le sens et la portée de son propre rêve. Une toile de Lam nous en apprend davantage sur les ressorts secrets de l’âme caribéenne que les mensonges idéologiques officiels, d’où qu’ils viennent. Et cette leçon vaut plus que jamais pour l’époque actuelle où une certaine bien-pensance mondiale,  dans les milieux culturels et médiatiques, est sur le point de tuer la pensée, d’uniformiser les sources de l’art au lieu de réfléchir sur les formes, à la fois spécifiques et différentes, de leur valeur universelle.





Umbral, 1950 - W. Lam








Qu’est-ce qui jaillit, en pleine lumière, de la peinture de Lam pour mieux briller dans l’Ombre ? Son vocabulaire plastique est suffisamment épuré pour qu’il n’échappe à personne. Cannes à sucre et flèches, nervures des feuilles ou du fer à cheval, visages lunaires sans lieux ni têtes, yeux impossibles déroutant le regard, épiant le chasseur dans la nuit jamais vraiment close, surgissement des esprits jumeaux aux tibias de la femme oiseau, main démesurée du pauvre amour qui ne finit pas, petits dieux dansant derrière le feu, sexe mâle insistant au trombone de la nuit à coulisse, losange cornu élisant l’Egyptienne inconnue, dieux encore dansant à l’envers pour les chauve-souris, armées totémiques et sarabandes fantomatiques, longues déesses éclatant en bulles de savon, invités inattendus sous le galop du cheval, barque d’insomnie où tout dort sur la nuit allongée, oiseau-soleil en chapeau de nuit, femme à la machette tranchant l’histoire de la représentation, oiseau-lyre à l’arc, esprit de la nuit veillant sur l’ombre, rituel dit du sabot de cheval et de la couronne enflammée, déesse noire inapprochable, inaltérable.







La fuite, 1957, détail 1 - W. Lam

La Fuite, 1957, détail 2 - W. Lam








Lam est très certainement le poète le plus “primitif” en peinture que nous ayons connu dans la modernité. Chacune de ses toiles est peinte comme une apparition, lointaine et si proche qu’elle nous invite, non sans malice, à regarder dans toutes les directions à la fois. Complice, voire drôle, elle sait faire aussi le grand écart et nous emmener du côté de l’acéré, du violent, du Danger de mort comme il est inscrit sur certains poteaux électriques de nos contrées. Toujours, chez lui, c’est la générosité qui l’emporte, mais toute apparition ne peut se détacher que sur une nuit noire, celle d’avant la vie, fragile, menacée, légère, celle qui referme un jour le livre des illusions. Ce qu’a vu Wifredo Lam, dans un clignement de paupières qui aura duré près d’un siècle, c’est un peu la dernière danse des esprits avant l’éclipse.



                                                                              Pierre Vandrepote










mardi 18 août 2015

Alain Roussel, une interrogation poétique entre sens et fulgurance







Alain Roussel, une interrogation poétique 
entre sens et fulgurance










© Carlo A. Sitta - L'énigme d'Isidore















                                                                                
   Les livres que publie Alain Roussel sont en général de petits livres, on dirait que l’auteur cherche délibérément à les rendre inaperçus, en leur donnant  des titres discrets, presque minimalistes, L’ordinaire, la métaphysique, ou plus simplement encore La poignée de porte. Parfois, il ne s’agit que de simples Fragments d’identité. Il est vrai que d’autres sont nettement plus étranges : La légende anonyme, L’œil du double, Le labyrinthe du singe. D’autres encore, évocateurs, concis, à peine métaphoriques. Ce calme des titres n’est bien souvent qu’apparence, il y a dans l’écriture d’Alain Roussel une tempête qui ne tarde pas à dire son nom, à jeter l’imaginaire, souvent sous la forme d’un délire verbal aussi spontané que soigneusement maîtrisé, à la tête des réalités tranquilles de notre perception quotidienne du monde.

Cette fois, c’est Un soupçon de présence qui déclenche l’écriture, la sensation, l’interrogation, le désir, la quête. Présence soupçonnée donc, mais de qui, de quoi exactement ? Cela fait bien longtemps que Nathalie Sarraute avait attiré notre attention sur ce qu’elle avait appelé l’ère du soupçon, mais c’est le roman et ses  "trafics" psychologiques qu’elle visait surtout. N’empêche, l’idée était déjà là que le réel du monde banal n’était plus si triomphant qu’il pouvait  y paraître. Un soupçon est jeté sur l’époque, sur la prétendue objectivité des faits et situations. Un soupçon est jeté sur la réalité et, curieusement, Alain Roussel étend aujourd’hui ce soupçon à l’homme lui-même, à sa pensée, son langage, ses images, son être, voire à ce qu’il en reste. La question qu’il pose à la fois s’enroule sur elle-même et simultanément est hantée par ce voyage infini qu’est notre interrogation sur le sens de notre présence au monde. Entre métaphysique et poésie, entre écriture comme source, jaillissement et comme finalité se prenant à son propre jeu, le « soupçon » d’Alain Roussel menace aussi bien l’œuvre que le « je » de celui qui écrit. Depuis un demi-siècle, l’ère du soupçon s’est furieusement étendue, au point d’avoir agrandi toutes les failles dans la conscience humaine, dans les rapports entre les individus, dans l’existence même d’un monde de plus en plus menacé dans son être. Les civilisations sont mortelles, les étoiles et les planètes, à leur manière, ne le sont pas moins.

Ce n’est pourtant pas à une table rase qu’invite ce livre. Il me semble que c’est plutôt à un retour aux principes élémentaires de ce qui fonde nos perceptions :  "Le monde m’est accessible par mes cinq sens." écrit l’auteur sans autre bavardage sur un sixième sens. Retour au biologique. Pas de fausse poésie, pas d’inutile sentimentalisme. Réinventer un cheminement à partir de nos sensations. La connaissance de ce qui nous entoure se fait à distance par le biais de l’œil et de l’oreille ainsi que par l’odorat. Avec le toucher et le goût, la connaissance se fait plus intime, la distance se réduit. Lorsqu’il s’agit d’avaler, lors du passage de l’extérieur à l’intérieur, Roussel note qu’à ce moment « La forme redevient magma, car seul le chaos est digestible, seule la matière indifférenciée permet la survie de l’espèce. » Ce passage par le chaos de l’indifférenciation est un moment nécessaire, inévitable, propre à tout acte de connaissance effectué par l’être humain.

Le texte abonde en formules destinées à frapper le lecteur : « J’appréhende le monde non pas tel qu’il est, mais tel que je suis. » Le monde tel qu’il est, qu’est-ce à dire puisqu’il change constamment, puisqu’il est même dangereusement modifié par l’homme, parce que des lois hors de notre portée le régissent sans notre assentiment.

Grâce aux sens, à la conscience et à l’acquisition du langage, voilà que chez l’homme « Le monde est enfin prêt pour la signification. » Et vite on s’aperçoit que la richesse vient aux sens de se combiner les uns avec les autres, ce qui permet à l’auteur de se poser au passage de jolies questions : « Les sentiments ont-ils une odeur ? » demande-t-il comme s’il ne savait pas que nos humeurs sont à la fois mentales et biologiques, que nous sommes loin de pouvoir toujours dominer nos sentiments. Bien sûr qu’ils peuvent être bleus ou noirs, sentir la peur ou le découragement, être blessants ou blessés. Outre que nos sens se modifient à travers le temps, tantôt ils précèdent sans doute la conscience qu’on en a, tantôt ils la suivent.











Dans un style éblouissant de fantaisie et de justesse mêlées, Alain Roussel nous emmène vers l’épineuse question centrale de l’écriture poétique qu’on peut formuler ainsi : sous les sens, quel sens ? Les sens sont-ils la limite du langage ? Y a-t-il une limite au sens du langage ? Si « le Verbe se prend pour Dieu », il risque lui aussi de se dissoudre dans l’inexistant.
La première partie du livre est un vibrant hommage à chacun de nos sens, une poétique des sens comme il s’en est rarement écrit, une sorte d’universelle analogie y étant constamment convoquée au fil d’une plume magicienne qui est la marque du fonctionnement de la pensée de l’auteur. « Je suis parti de presque rien, d’un soupçon de présence : un arbre et un oiseau posé sur une branche. » nous rappelle-t-il, et voilà trois pages plus loin, une autre vue : « Sur une branche, mal dissimulé par un feuillage clairsemé, j’aperçois un homard. Je le vois aussi distinctement que naguère je voyais l’oiseau. » Venant juste d’affirmer que c’est « dans la langue que les sens prennent sens, deviennent véritablement sens », il nous propulse sans crier gare dans un univers totalement arbitraire dont le premier justificatif pourrait bien sûr être l’humour, mais qui indique assez la nature du trouble que le langage peut jeter dans l’esprit, voire dans la réalité. Le voilà peut-être ce sixième sens dont le texte n’avait pas encore parlé, le sens de l’imaginaire qui, lui, n’obéit plus à la connaissance de type rationnel, mais à l’inventivité quasi illimitée des structures du langage. Que nos perceptions soient réelles, imaginaires ou métaphoriques, il est vrai que cela ne change rien à notre vigueur mentale qui ne craint pas de les englober en les utilisant toutes. Mais le sens, la signification sont toujours là qui guettent car ce qui qualifie l’être de l’homme est précisément la quête du sens. L’humour, la gratuité des jeux du langage, l’image poétique, toutes les formes de pensée sauvage sont autant de registres sur lesquels notre pensée peut exprimer ses spécificités, voire ses émotions les plus intimes. Ce qui apparemment appartient en propre à l’être humain, c’est la faculté de passer de la vue à la vision, de quitter la perception immédiate du réel pour agrandir une perception plus globale encore de la réalité, étant entendu que sa découverte excède notre quête, et ce à l’infini.

C’est toute la condition humaine qui roule sous le feu des questions que pose Alain Roussel : « Où est l’imaginaire ? Où est le réel ? Le réel est-il vraiment réel ? L’imaginaire fait-il partie du réel ? Le réel est-il une catégorie du réel ? Perçoit-on réellement le réel ou l’imagine-t-on ? La structure de nos sens nous permet-elle d’accéder à la réalité ? La réalité du réel nous est-elle réellement accessible ? Y a-t-il une infinité de réalités ? L’arbre que je vois par ma fenêtre est-il perçu de la même façon par un autre homme, un oiseau, une fougère, un caillou, un chien errant ? » Feu d’ailleurs flamboyant, échevelé, au souffle puissant et pourtant contenu, feu moins destructeur que rédempteur, parole inspirée qui ne tait pas son propre silence, Alain Roussel ne cesse de danser sur le volcan de ses propres mots, à l’intérieur de la matière des mots. Et ce n’est pas d’un soupçon de présence qu’il s’agit alors, mais d’une présence insoupçonnable : la sienne.



Alain Roussel,  Un soupçon de présence, Le Cadran ligné éditeur.


(La survenue inopinée de l'oiseau dans le texte est due à Jiri Kolar.)










               
© Alain Roussel et Le Cadran ligné, 2015



                                                     


                                                                                                  Pierre Vandrepote

vendredi 17 juillet 2015

Norbert Casteret, découvreur du gouffre d'Esparros







Dans la vallée de Lesponne
27 juin 2015, 21h32

Dans la vallée de Lesponne
28 juin 2015, 19h34

















     Sur quel enfant l’âme aventurière n’a-t-elle pas exercé sa fascination ? Notre premier bois enchanté, magnétique une fois le crépuscule venu, si inquiétant à la nuit tombée. Partout le mystère, comme dans les contes invérifiables que nous lisions secrètement dans les univers interdits de l’enfance. Ces sensations rêvées, bien souvent l’adolescence nous en détourne, les refoule sans jamais les détruire, en invente d’autres, puis d’autres encore, jusqu’à élaborer une sorte de personnalité que nous reconnaissons pour nôtre, autant faite de hasards, de rencontres, de flux intérieurs, d’apports extérieurs. Quelque chose est à nous de ce monde inconnu, quelque chose est à nous qui ne nous appartient pas. C’est là un grand mystère de la formation de la conscience humaine, de la construction poétique de l’esprit, de la sensibilité, du fondement même de la perception du réel, de sa validité. Pour vivre, nous avons besoin d’inventer un réel singulier, une folie partageable. Tout comme nous n’avons de cesse de désirer vaincre les obstacles matériels susceptibles d’être surmontés, nous ne cessons d’interroger les limites de notre condition d’être humain, à raison justement de ce qu’elle nous paraît limitée.
Exceptionnellement, il est des individus qui ne changent pas de rêve, qui restent fidèles à leur rêve majeur, l’auraient-ils formulé dans leur tête de façon magique et définitive à l’âge de cinq ans. Ce fut le cas de Norbert Casteret, découvreur d’un des plus beaux gouffres pyrénéens, le gouffre d’Esparros. Visitant en compagnie de ses parents la grotte de Bacuran, il y perçut un message vague, mais insistant, alors qu’une voix qui les accompagnait eût prononcé ces mots impressionnants et fatidiques : « Là-bas, ce sont les ténèbres éternelles… » Toute analyse psychanalytique écartée, cet appel aurait pu être terrifiant pour un autre, il fut à l’origine de la passion souterraine du jeune Norbert. 
Grotte, gouffre, abîme, mystérieux boyaux souterrains, dédales ne menant nulle part, esprits malins ou hostiles, le monde des anfractuosités rocheuses, les trous les plus anodins ont toujours paru chargés des pires maléfices aux gens des campagnes, voire aux bergers ou aux chasseurs, ne serait-ce que par les pièges naturels qu’ils pouvaient représenter pour les chiens et le bétail. Le monde souterrain fait peur, sa fascination est la plupart du temps négative : là gît le monde inverse, l’obscurité mauvaise, la face cachée de la terre, le lieu de l’enterrement, le mal caché toujours prêt à envahir la surface. Et si la sous-terre était, elle aussi, habitée à sa façon ? Cela n’amènerait aux hommes de la surface rien de bon, vous pouvez en être sûrs. Le monde de la nuit souterraine est celui de tous les dangers, il ne faut surtout pas  le perturber. Les effractions souterraines conduisent inéluctablement au malheur.

     Pourtant, il n’en fut peut-être pas toujours ainsi. Nos lointains ancêtres semblent bien avoir hanté certaines profondeurs comme s’ils appartenaient autant au monde du jour qu’à celui de la nuit, à la surface et à l’intériorité, à la lumière et à son ombre solidifiée.





Grotte de Montespan - modelage d'ours
photo © J. Jolfre

 


C’est encore un autre sentiment qui anime Casteret lorsqu’il se lance dans l’exploration de son premier gouffre, celui de Poudac Gran (le Grand Puits), près du village d'Arbas. Il faut dire que le tout jeune homme n’est guère âgé que de quinze ans et qu’il n’est guidé que par le désir d’imprimer son pas dans une glaise qu’il serait le premier à fouler… après l’ours des cavernes dont il retrouve des ossements et les énormes crânes, car c’est sur un véritable cimetière d’ours qu’il tombe à l’intérieur de la terre.  On imagine l’excitation et le bonheur absolu du jeune adolescent de vivre pareille aventure en 1912, lors d’une exploration qui le conduisit à soixante-cinq mètres sous terre, seul avec pour équipement une simple corde. A tout jamais se gravait en lui un désir sans nom, fait de goût du risque, de tentation de sa propre chance, d’un désir de vaincre sa peur ou son courage. Norbert mit un nom sur cette quête, il l’appela « l’appel des gouffres ». Tout est exploré, sauf l’obscur, sauf le temps immuable de cette époque mal connue qui précède l’Histoire. Voilà ce qui va hanter la vie entière du jeune chasseur d’abîme. Sa grande passion lui est un atout, la chance prodigieuse qui est la sienne lui en est un second. Il lui fallait bien cela dans une discipline, qui deviendra la spéléologie, où rien n’est facile, où tant de qualités physiques et mentales sont nécessaires,  l’enjeu devenant vite à très haut risque.
Des moments privilégiés, Casteret en a connu plus d’un, abolissant le temps qui pouvait le séparer des hommes de l’âge de pierre. Qu’il s’agisse de l’exploration de la grotte de Montespan où il découvrit, en 1923, les plus vieilles statues du monde (d’ours et de lions, quoique fort détériorées). Tout comme dans la grotte des Trois-Frères, sise sur la commune de Montesquieu-Avantès, les animaux sont criblés de trous, « envoûtés » par les chasseurs magdaléniens, fabriqués peut-être par le fameux sorcier, lui-même créé de toutes pièces, si l’on peut dire, par un chaman dédoublé, sorcier qui fut décrit par le comte Begouën comme ayant « ganté ses mains de la peau des pattes d’un lion aux griffes acérées, il s’est affublé d’un masque avec une barbe de bison, un bec d’aigle, des yeux de chouette, des oreilles de loup et une ramure de cerf. Il s’est attaché au bas du dos une queue de cheval. Il pense avoir pris ainsi toute la force magique, toutes les qualités physiques de ces animaux: l’audace du lion, l’acuité de vue de l’aigle pour le jour et du hibou pour la nuit, l’ouïe des loups, l’endurance du bison, la vitesse du cheval et du cerf. »
 




Grotte des Trois-Frères - Le Sorcier




Le Sorcier - relevé de l'abbé Breuil







Agir sur le processus naturel de la vie, tel a toujours été le désir secret de l’homme. Dès le départ, l’intelligence de nos ancêtres devait fatalement en conduire quelques-uns à inventer une représentation du monde immédiat par l’image, pour se le soumettre, pour s’en faire le plus précieux des alliés, pour l’honorer, pour s’en servir sans doute, mais pour le servir également. L’art n’est pas une gratuité de l’esprit, la beauté est nécessaire à l’équilibre de l’homme et du cosmos. L’homme des cavernes a aussi découvert cela. Puisse l’homme des technologies avancées ne pas l’oublier complètement au fur et à mesure de sa séparation toujours plus accentuée avec une nature qu’il distingue de plus en plus mal.



















Trois photos - Gouffre d'Esparros

 



En 1937 et 38, lorsqu’il découvre puis explore, parfois en compagnie de sa femme Elisabeth, le gouffre d’Esparros, c’est une merveille géologique qu’ils vont parcourir pour la première fois.
     Le gouffre, aujourd’hui accessible au public sans la moindre difficulté, surprend par une beauté faite de vertige et de diversité. Il faut imaginer des paysages d’architectures souterraines comme il serait impossible d’en édifier à la surface, comme l’agate n’est à l’extérieur qu’un banal caillou, mais déroulant en son intérieur des paysages féériques à peine concevables. Ce sont bien sûr partout calcites et aragonites aussi fragiles qu’intemporelles, concrétions de lumières et de formes comme autant de messages venus d’un au-delà du temps, villes et cathédrales vraiment construites, cette fois, à flanc d’abîme, où les entrailles de la terre n’ont l’habitude de s’exprimer qu’en milliers d’années et bien davantage.
A nouveau, on imagine l’émerveillement des Casteret lorsqu’ils ont posé leurs premiers pas d’homme et de femme en ces lieux inexplorés avant eux. L’enfant de cinq ans a donné la main à l’image de son rêve futur, il faut croire qu’il ne l’a jamais lâché(e), ni la main ni le rêve. C’est assez pour la vie gagnée.



Norbert Casteret




Ma vie souterraine, par Norbert Casteret, Arthaud éditeur, 1997.






                                                            Pierre Vandrepote