jeudi 15 décembre 2016

Pessoa ou l'homme-univers





Fernando Pessoa




     Pourquoi ai-je souligné jadis, lors de ma première lecture du Livre de l’intranquillité, ce paragraphe où Fernando Pessoa parle de ces “malentendus” qui nous portent à croire que le réel ne saurait obéir qu’à une logique rassurante ? Voici ce qu’il écrit: “Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu: si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie. C’est par le jeu de ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs — et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux.”
Une certaine lucidité dévastatrice a souvent élu domicile chez le poète portugais, devenu célèbre dans toute l’Europe, bien après sa mort en 1935. Grand interrogateur de toutes les formes de pensée qui se télescopent en permanence en lui, Pessoa est de ces écrivains qui construisent leur oeuvre en déconstruisant méthodiquement l’inconscient même de notre perception du monde.  Ne serait-ce pas, à proprement parler, le fonctionnement de la pensée qui conduirait naturellement l’homme à l’erreur ? Alors que nous croyons explorer une vérité du monde, nous ne faisons que projeter sur lui une croyance, une analogie, un “malentendu” qui nous éloignent toujours plus de l’objet qu’il s’agissait, initialement, de saisir. Tout langage humain ne saurait produire, en somme, autre chose que de “l’intranquillité”, fausse connaissance puisque métaphorique. L’homme et le monde sont ainsi condamnés à dialoguer jusqu’à la fin des temps sans jamais se rejoindre ni se comprendre. Le secret du monde ne serait alors pas celui de l’homme; la vérité de la poésie consisterait d’abord à ne pas nier cette terrible fatalité. Difficile, en effet, de ne pas voir en Pessoa le poète de la plus grande radicalité qu’ait pu nous donner le début du vingtième siècle. Outre qu’il a presque totalement échappé à la vigilance littéraire de son temps, son oeuvre aura longtemps existé sous la forme d’une désœuvre inconnue, d’une malle égarée par un voyageur dont le voyage n’était autre que lui-même. C’est d’ailleurs sous cette forme qu’elle ne cesse de nous parvenir encore aujourd’hui, morcelée, brisée, éclatée en une intense flânerie, inachevée, ouverte sur tous les avenirs que Pessoa pressentait illisibles, ce qui n’a pas manqué.
Il fut cet aide-comptable lisboète qui a poussé la pensée, le langage, la poésie dans ses ultimes retranchements; il a été, parmi les poètes, celui qui a le moins triché avec l’émotion, celui qui a sans pitié réfléchi sur ce qu’il y a de non-poète dans la condition de l’être humain. Assoiffé de justesse, épris d’absolu, il sait que plus il écrit, plus il produit de la séparation, de l’éloignement. L’œuvre parfaite n’aurait pu exister que dans le non-écrit. Écrire, c’est produire de l’imperfection, de l’inutile probablement, tenter de rattraper en soi l’illusion de ce qui voudrait être la belle et simple réalité, inaccessible.
Écrivant des milliers de pages, de notes, fragments, poèmes, essais, décrivant et déclinant à l’infini l’aléatoire de ses sensations, de ses contradictions jamais inconscientes, il ne cesse de faire l’apologie du non-écrivain qu’il est, de la non-écriture érigée en oeuvre d’art. A aucun moment il n’écrit affichant le désir d’être compris, et sa peur d’autrui est immense tant il lui faudrait dépenser d’énergie pour tenter de comprendre l’autre, lui qui contient déjà en lui-même un certain nombre d’hétéronymes dont il n’est pas forcément maître.

D’où vient pourtant ce sentiment qui s’impose vite à la lecture de quelques phrases ou vers de cet homme à la fois banal et original que, parlant de lui et exclusivement de lui, c’est de nous qu’il nous parle, nous renvoyant l’image de qui nous sommes sans trop le savoir, irréductibles au regard d’autrui comme au nôtre ? La seule écriture qui importe — en ces temps où on ne cesse de nous ennuyer avec d’indigentes “autofictions”— est celle qui reste liée, d’une manière ou d’une autre, au désir de connaissance. Cet homme qui marche dans les rues de Lisbonne est en train d’entamer une longue promenade qui l’entraînera à travers le vingtième siècle, dont il aura été longtemps le passant le plus invisible, porteur de songes apparemment discrets, mais dont les déflagrations pourraient bien se faire entendre de plus en plus clairement dans l’époque à venir. Le miracle de Pessoa n’est pas sans faire penser à celui de l’équilibriste; peut-être n’a-t-il pas fondé à lui seul une “modernité”, ce qui faisait néanmoins partie de son projet, mais n’ayant jamais “réussi” historiquement de son vivant, son image, sa présence occulte n’ont cessé de s’imposer comme l’expression d’une conscience libre, traversée malgré tout par les flux contradictoires de son temps — il ne saurait bien sûr en aller autrement —, comme si les interrogations à longue portée de l’action humaine agissaient  sur et dans un espace relativement peu visible de l’histoire, de ses évolutions, de ses changements. Cet homme qui marche dans la rue pourrait tout aussi bien déambuler dans une rue de Saint-Germain-des-Prés, de Nantes, de Berlin ou de Prague, il est la déambulation même, le somnambule des rêves de plein jour, celui qui touche terre comme si la terre n’existait pas, en tout cas pas plus pas moins qu’Alberto Caeiro, Alvaro de Campos ou Ricardo Reis, autant de visages réels inventés par l’intranquille Fernando Pessoa.
C’est Armand Guibert qui a parlé d’homme-Protée à propos de ce “Gardeur de troupeaux” qui, évidemment, jamais n’en garda aucun; mais Protée lui-même a-t-il jamais gardé les troupeaux de phoques de son père Poséidon ? L’analogie avec le “vieillard de la mer” fonctionne d’autant mieux que celui-ci passait pour être doué de la rare faculté de prophétie et d’une grande propension à se métamorphoser au-delà même du règne animal ou végétal. Pessoa ou l’homme-univers, cela correspond  assez bien à celui qui avait intériorisé à tel point le monde extérieur qu’il le ressentait en lui comme une sensation, une vérité ou réalité intérieure, en une sorte de monisme absolu qui lui a permis d’échapper à la folie de l’hyper-lucidité comme à la clairvoyance secrète de la folie. Car c’est là que se trouve l’enjeu crucial de la partie que joue Pessoa avec le monde, avec les autres, avec sa solitude. Il lui faut à tout prix briser l’antinomie du sujet et de l’objet, de l’un et de l’autre, de la prose et de la poésie, de l’immobilité et du voyage, de la parole et du silence, l’antinomie de toutes les pensées qui ne parviennent pas à se transformer en pensées sensibles.
Il faut imaginer le jeune Pessoa, il a alors vingt-six ans, il retiendra à jamais cette date, le 8 mars 1914, c’est le “jour triomphal” de sa vie, il n’en connaîtra pas un autre. Cette date est celle d’une double révélation qui se fait en lui, d’abord l’apparition “interne” de son maître Caeiro, ensuite la découverte de ce qu’il va nommer “L’effarante réalité des choses”. Le voilà bien aux antipodes de la pensée commune; le poète n’est pas là pour faire rêver, moins encore pour se faire rêver lui-même ou pour faire une belle carrière dans les mots. La poésie, c’est de la douleur gaie si vous voulez, c’est l’aventure de l’homme dans sa propre étrangeté, l’exploration d’un détachement qui ne cesse pas, qui ne se réduit pas. Ce n’est pas pour autant de la tristesse ou du malheur, du pessimisme ou un goût prononcé pour l’échec. La métaphore du “Gardeur de troupeaux” n’est ni vaine ni arbitraire; le poète est effectivement celui qui “garde” quelque chose, ce peut être la langue, ou la réalité, ou la sensation d’enfance, la multiplicité du réel et des sensations, celui qui “garde” la valeur des choses sans valeur, leur saveur, la bonté des choses lorsqu’on les laisse aller vers elles-mêmes sans tenter de les détourner par le langage. En fin de compte, la poésie veut faire naître l’impossible étincelle du bonheur, la rendre possible, comme si la vie devait être naturellement heureuse. Ce n’est pas une utopie, c’est simplement un chemin, un visage, une émotion, une force, une coïncidence, un hasard interprété. Ne pas croire que les contradictions s’opposent alors que les choses se réunissent toujours les unes aux autres. Pour que les objets existent, il est nécessaire qu’ils s’excluent les uns les autres. C’est ce qu’enseigne Caeiro le Païen, l’infini est contenu dans le fini, et non pas l’inverse. Supprimez l’homme, il resterait le desassossego des étoiles, des mondes qui tournent dans l’ennui d’une conscience perdue.
Se taire n’est pas si différent que  se sentir condamné à l’écriture. Qu’est-ce que je saisis à travers l’écriture qui soit “moi”, qui soit le “monde” ? Et si je me tais, est-ce que le monde ne continue pas, sans moi, d’être ce qu’il est ? Suffit-il d’énoncer pour faire advenir, pour entrer par effraction dans la trompeuse épaisseur du réel ? Le langage est une danse où l’homme est un invité de passage. Sans doute quelque chose dure, résiste, mais il ne faut pas oublier l’oubli, la présence sans cause. Écris si tu veux, c’est toujours contre la mort que tu écris, c’est-à-dire pensant à elle malgré tout, pour elle sans le dire. La vie, la mort scellent le même destin, fatalement. L’écriture serait-elle l’épanchement de la vie réelle dans l’espace de la mort ? Et si Pessoa, à ses heures, continuait d’arpenter les rues de Lisbonne ? S’est-il aperçu de sa mort à travers la poésie sans fin interrogée, chaque jour ? Un homme est mort, mais son intranquillité agit, se glisse entre des pages, perturbe cet individu qui vient d’entrer au Bureau de tabac acheter un paquet de cigarettes. Et moi, qui ai lu jadis ce poème de Fernando Pessoa, je suis allé plus tard à Lisbonne où j’ai cherché la rue des Douradores sans la trouver; je sais que j’y retournerai un jour, parce que ce petit homme m’intrigue avec sa tranquille inquiétude. 





prenant de ses nouvelles





Lorsqu’on a tout vécu, que reste-t-il à vivre ? Lorsqu’on n’a rien vécu, que reste-t-il à écrire ? C’est dans cet espace intersticiel, minuscule et indéfini, que la question se pose à Bernardo Soares — celui des hétéronymes qui signera le Livre de l’intranquillité — de donner à sa vie la modestie du sens qui lui convient. Sans doute n’a-t-il rien de particulier à dire, c’est, somme toute, le lot de bien des gens qui écrivent. On peut penser que plus de quatre-cents pages environ devraient suffire à se faire une idée ! Notre homme commence pourtant par annoncer qu’il n’a pas de biographie, qu’à y réfléchir un peu rien n’a d’intérêt, qu’il n’y a rien à raconter. Il est tout juste prêt à concéder “Une acuité horrible de mes sensations, et la conscience profonde du fait même que je vis ces sensations... Une intelligence aiguë utilisée à me détruire, et une puissance de rêve avide de me distraire...”

       Quoi qu’il en ait, le fait même d’écrire, sa nécessité biologique constitue pour Pessoa le suprême mystère. Et la plus grande contradiction. Lui qui ne cesse de répéter qu’il suffit d’exister pour sentir l’être, de “voir” pour sentir l’existence abrupte de toutes choses, immanquablement il se laisse aller à la “prose” de ses vers, redoublant la vue par la trace noire et blanche sur le papier, vivant la vie par le dit de la vie, l’énonçant infiniment en un murmure clair, presque transparent. Pourrait-on le croire, rien ne compte pour lui que son œuvre; lui qui est si dépourvu du sens de l’unicité de son moi épouse, ou voudrait épouser rien moins que la totalité de l’existant. Il croit, sans le dire, à son œuvre, à sa présence au monde, mais plus encore peut-être à son effacement, à sa dissolution dans une impermanence sans nom. Il écrit dans sa solitude-monde, au beau milieu de ses hétéronymes dont il est à la fois le créateur et le disciple; il a en premier lieu le sentiment de n’être rien, mais il ne saurait être rien; respirer l’air du monde c’est déjà en participer, c’est déjà devenir monde. Se tenir debout ici, marcher dans cette rue où on est forcément seul et multiple, c’est au minimum entrer dans le décor de soi-même; et c’est ainsi que Pessoa joue sur la scène du théâtre de sa vie, il rêve les yeux ouverts dans une réalité qui lui paraît avoir les yeux fermés. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il ne jouit pas des appuis des Grands de ce monde qui pourraient lui permettre de se construire une stature intellectuelle, il est un de ces “rêveurs définitifs” pour qui se perdre ou se trouver n’est pas une antinomie pertinente. A l’opposé sensible d’un Rimbaud, il encourt exactement le même risque, celui de n’être jamais connu, reconnu. Sans nom et solitaire, il peut tout aussi bien sombrer dans l’oubli, c’est-à-dire, d’une certaine façon, ne pas être. Quelque chose le pousse néanmoins à penser que son être personnel est pétri de particulier et d’universel, que Pessoa n’est pas tout entier réductible à Pessoa. S’il y a du génie individuel en lui, il n’en tire que la vanité ambiguë qui s’attache au double sens de ce mot.

Pessoa, c’est Personne. Ce n’est pas un simple jeu de mots, d’ailleurs limpide en portugais. Ce sont les mots, tels qu’ils sont, tels qu’ils jouent à l’infini les uns avec les autres; ce ne sont pas seulement les mots, ce sont justement les choses, le sentiment exacerbé des choses. Nous ne sommes plus dans la “correspondance” baudelairienne, nous sommes dans le monde halluciné par une conscience ou la sensation d’extériorité et celle d’intériorité ne sont plus dissociables. “Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit.” Et d’ajouter :”Et moi, ce qui est réellement moi, je suis le centre de tout cela, un centre qui n’existe pas, si ce n’est par une géométrie de l’abîme...”
Il semble que Pessoa ait été le lieu d’une singularité tout à fait spéciale dans le domaine de la perception. La “sensation” du réel qu’il éprouve ne fait qu’un avec l’écho du “sentiment” que cela provoque en lui via la perception intellectuelle et visuelle. Là où Rimbaud disait “Ce sont des villes...”, notre commentateur halluciné dit “Je suis les faubourgs d’une ville...” La fusion entre sujet et objet est telle que le moi de l’individu est comme suspendu, envahi par l’objet qui vient occuper toute la place. L’originalité est de taille pour un écrivain, voire pour un poète. Si la fin du dix-neuvième siècle a vu naître le poème en prose, Pessoa n’hésite pas à inventer une poésie démonstrative, d’essence prosaïque, qui porte moins l’esprit vers les espaces du rêve que vers ceux d’une “connaissance” peu situable, mais qui a  le mérite de ne guère laisser en repos notre perception du monde. Le texte de Pessoa, au lieu de se déployer comme souvent chez les poètes dans l’espace métaphorique, tend à   l’identification brute, non analogique. La conscience de l’auteur est douée d’une perméabilité immédiate telle qu’il perçoit le monde extérieur comme un faisceau de simultanéités, au risque de s’y dissoudre. Au fond, Pessoa n’est “personne” parce qu’il a le sentiment d’être le monde entier, il n’a pas d’identité parce qu’il est trop plein de tout ce qui existe, et cette réalité qui l’emplit lui devient rêve. Un rêve sans fin, proche et insaisissable, qui le hante sans l’apaiser, délire qui lui permet de vivre, d’accepter la vie. 
En même temps, ce délire peut parfois l’entraîner vers des zones dangereuses. L’irruption du coursier dans le bureau d’à côté peut le surprendre si brutalement que la situation anodine se transforme soudain en lui en épreuve inacceptable. Le voici gonflé de haine pour l’intrus : “Il me sourit du fond de la pièce, et me dit bonjour à voix haute. Je le hais comme l’univers entier.” Haine de l’autre, haine de soi, phase que chacun connaît et traverse; le plus souvent, c’est plutôt une sorte de neutre compassion que l’humanité lui inspire. De cette humanité, Pessoa ne s’exclut pas, bien au contraire. Aucun sentiment psychologique de supériorité chez lui. La seule chose qu’il sait, c’est que dans la rue il dort sans dormir, il rêve sans rêver, il navigue vers l’impossible sans cesser de ressembler à tout un chacun. En fait, lorsqu’il écrit, il invente le monde presque sans le savoir. Du fond de la dépression chronique qui ne le quittera pas, il forge le visage d’une modernité qui se cherche, qui remet en question les valeurs d’un monde ancien fermé sur lui-même. L’unité éclate dans la conscience de Pessoa comme le monde est en train d’éclater à l’extérieur. L’idéalisme qui prévalait jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle cède du terrain à l’industrialisation des techniques, au “matiérisme” de la pensée éclatée, Illuminations rimbaldiennes d’un côté, voyages apparemment immobiles dans la pensée en bribes de l’imaginaire pessoen, de l’autre.

En Pessoa, ce sont les consciences classique, romantique, et même symboliste qui explosent. Les genres littéraires ne fonctionnent plus à la manière des indicateurs habituels; la métaphysique est retournée comme un gant, faisant procéder le sentiment de l’infini de l’aspect fini de toute sensation. Pessoa marche dans l’ombre de son siècle, il est un écrivain dont l’œuvre n’a pas pour but d’être constituée, ni aujourd’hui ni demain; il est lui-même cette marche dans la marche, celle d’un inconnu bouleversé par un intense sentiment de la vie. Poète sans poésie, quidam de l’âme et du macadam de Lisbonne, prophète sans prophétie, ne prédisant aucun futur, rêvant le présent sans vraiment le toucher. Épuisé, Pessoa, comme si le monde, demain, allait mourir en lui. Inépuisable, pourtant.




à travers le temps





                                                                  Pierre Vandrepote

samedi 15 octobre 2016

André Breton, la liberté dans l'amour














André Breton LETTRES À SIMONE KAHN 1920-1960
      présentées et éditées par Jean-Michel Goutier
Gallimard éditeur









1713 — AB












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Jeudi 29 juillet, soir (1920)

(…) «  Comme si notre mal ne venait pas de ce que nous nous sentons prisonniers entre la terre et le ciel. Architecture»(…)

Cette lettre vient de commencer par l’affirmation « Le mot exil n’a pas grand sens pour moi. »
Serions-nous exilés partout ? Prisonniers de notre propre architecture intérieure ?



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Mardi 31 août 1920

« Je suis trop sensible, aussi, à cette vie sourde de la forêt, une des rares choses qui me font souvenir d’une existence antérieure. » 

Idée ou sensation assez rare chez Breton pour qu’elle mérite d’être signalée. Une sorte d’antériorité intérieure ?




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Dimanche 5 septembre 1920

« L’impatience est l’art d’espérer. »

Le temps, toujours le temps. Rien de plus désespérant que le temps.
Et dans la même :

« Il y a aussi quelque chose de grave, d’inouï qui me parle à travers vous. »

La révélation, concrète, celle qui ne peut venir que des yeux de la bouche, et du cœur.

 ***
 Mercredi [Jeudi] 16 septembre 11 h

« Je chercherais longtemps à m’expliquer comment des yeux, une main peuvent concentrer [en] une minute tout ce qui vous a arrêté dans l’univers. »

Breton ne se sent plus capable que de songer « à la toute-puissance de tels talismans ». Interdit, changé tel qu’en lui-même.



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Mardi 28 septembre 1920

« Je sais que tout s’éclaircira un jour, je ne veux plus trouver la solution de certains problèmes qu’en dormant. »

Éclaircir le jour, éclaircir la nuit, la solution soluble dans l’époque des sommeils dont on ne sait s’ils dorment vraiment.



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Dimanche 24 octobre 1920

« Tout de même je n’appartiendrai jamais entier à l’action. »

Appartenir ? S’appartenir ? Tenir à part sa propre appartenance, n’être que le tenancier de ce qui, en soi, est à part. Rêver l’action entière. Agir entièrement, est-ce noir ?
Et ceci encore, dans la même :

« Vous savez que je suis de ceux qui, de la guerre, par exemple, ont été incapables de comprendre autre chose que cette espèce de divertissement forain. C’est très mal, n’est-ce pas, ce que je dis là ? — Très mal. »

Noir, oui, décidément. 








Simone Kahn-Breton









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Mardi 25 juillet 1922

« … je n’ai encore pour l’instant aucun moyen d’écrire. Plus cela va, plus cette complexion singulière s’accuse : est-ce chez moi le goût du commandement qui l’emporte, il me semble toujours qu’en écrivant je ne fais qu’exécuter un ordre, ce qui serait indigne, en effet. »

À quel ordre Breton répond-il lorsqu’il écrit ? Qui est le donneur d’ordre ? De quoi est faite la désobéissance ? Déserter jusqu’aux déserts eux-mêmes ? Les grains du sable ne sont guère coopératifs. Sinon avec le vent.



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Samedi 7 février 1925

« Qui sait si la Liberté est bien la fin dernière ? Je ne vois ce soir qu’un grand remous, que l’idée même de la liberté n’éclaire pas. Il doit y avoir quelque chose d’immense qui nous échappe. » 

Voici que Breton se met à rêver tout haut (ou tout bas) sa "Défense de l’infini"...
Oui, c’est immense. Oui, ce n’est pas à nous. Ni aux dieux. Adieu.



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25 février 1925

« Le pessimisme me sauve et me sauvera longtemps. »

Aller au fond de tout, voilà ce qu’il faudrait. Au fond du désespoir, de la grandeur, de l’égoïsme, du mal, de l’immoralité, du terrible. De la jalousie, de l’amour. En extraire la beauté, ou la perle de la folie.



***
Marseille, le 5 avril 1926

« Je sais pourquoi je ne fais pas un meilleur révolutionnaire. C’est parce que j’ai peur de la prison. En prison je mourrais. »

J’aime cette audace chez Breton de dire une chose aussi simple, sans fausse honte. Quel poète saurait dédaigneusement confesser une si noble peur ?



***
Paris, le 29 juillet 1927

« Je m’ennuie tant, je voudrais que les gens aient des langues de feu. »

Pour brûler l’ennui de vivre et de ne pas vivre, pour prononcer certains mots comme des coups de feu. Partir dans les mots, comme si c’était sans retour.



***
Mardi 9 août 1927, 9 h soir

« Ce n’est pas seulement l’humain qu’il faut atteindre et que si peu atteignent,  c’est le vital. »

Fatale condamnation du « littéraire », de l’effet romanesque. Non pas peindre l’histoire, mais saisir le souffle, au plus près de sa naissance.



***
Paris, le 8 octobre 1928

« Il n’y a pas, il n’y aura jamais de liberté dans l’amour. »

Et encore, dans la même :

« Je veux la vérité absolue dans la vie. »






André Breton



                                                       

                                                  (Lecture-montage de Pierre Vandrepote)

vendredi 7 octobre 2016

CÉZANNE ou l'inaccessible représentation en peinture





Portrait de Madame Cézanne (détail) © Musée d'Orsay RMN




Naïvement, je crois que Cézanne, lui, se posait  (*) quotidiennement la question de savoir où il en était avec le monde, avec la perspective mentale que requérait sa peinture. On dit qu’il avait le génie lent, il ne s’en est jamais caché. Dramatique aujourd’hui, la lenteur. Cinq ans pour “finir” une toile, vous vous rendez compte ! Drôle d’explorateur ce bonhomme qui a préféré la peinture à la banque, qui n’a guère connu la vie d’artiste telle qu’on se plaît à l’imaginer, avec ses “dissolutions” qui laissent rêveur le badaud, qui cherche la vérité en peinture dans trois pommes, quelques portraits et ce fameux bout de montagne, Sainte-Victoire en effet, jamais acquise, jamais “prise”. La peinture aurait-elle à voir aussi avec une sorte de “géologie” ? Nous serions alors bien loin de ce qui remue tout Paris, un soi-disant impressionnisme. Le “motif”, donc, non pour y laisser se déployer le narcissisme de la subjectivité, mais pour se soumettre à lui, pour  y adosser l’espace d’une liberté plus profonde, pour oublier l’histoire de la peinture et tous les académismes, les savoir-faire qui ne sont que des techniques acquises; le motif comme le principal chemin vers la vérité. Démarche qu’on n’a pas manqué de rapprocher, avec juste raison, de celle des vieux maîtres chinois. Et pourtant, d’un point de vue purement esthétique, rien n’est plus “occidental” —au meilleur sens du terme— que la peinture de Cézanne. Nul moins que lui ne cherche à s’affranchir du modèle extérieur, mais nul aussi peu que lui n’en est l’esclave littéral.




Une moderne Olympia (détail) 1873-74



     

     Il est vrai qu’il travaille, que sa peinture est travail, il n’en est ni heureux ni malheureux, sa facilité lui est devenue insatisfaction; l’art de Cézanne est fait d’une spontanéité au second degré, qui recherche plutôt une justesse infinie qu’une gestuelle de l’immédiat. D’où le sentiment aussi que les paysages de la proximité ne sont pas saisis sur le mode psychologique de la pure et simple affectivité. Lorsque Cézanne se dit “primitif”, c’est sur le registre d’une géologie de la sensation que nous pouvons le comprendre; tout comme ses Grandes Baigneuses n’ont aucune actualité particulière, ses paysages s’arrachent au temps et à la représentation littérale; la peinture réalise la réalité selon Cézanne. L’exotisme du regard, c’est à sa porte qu’il va le chercher, mais cette réalité a quelque chose d’impérissable, de peu datable; la proximité lui révèle l’intemporel lointain. Le vieil homme sait plus que tout autre que le temps existe, il n’est pas toujours sûr d’être utile à l’autre, c’est pourtant à un au-delà du temps qu’il a consacré sa vie de peintre, là où rien ne prouve que l’autre, inconnu, ne puisse être rencontré. Ainsi en va-t-il du temps et de l’espace; le tableau en est, tout spécialement chez lui, le point de jonction, une bien curieuse “perspective” au fond. La solitude a la dureté de la roche séculaire; même le lieu en apparence le plus banal produit une durée qui lui est propre, qui ramène l’homme à sa conscience éphémère. La légendaire lenteur de Cézanne, sa modestie sont des forces peu communes que notre époque n’est guère capable d’évaluer, elle qui ne fonctionne que les yeux bandés, de crise en crise.




Rochers près des grottes au-dessus de Château-Noir, vers 1904










A regarder une toile aussi discrète que cette simple Route tournante, par exemple, on s’aperçoit vite que nous, les non-peintres, nous commettons une succession d’erreurs sur des notions comme celles de “motif”, de “travail”, de “couleur”, de “représentation”. Dans nombre de tableaux  figurant des paysages, et pas seulement la Sainte-Victoire, j’ai souvent l’impression que ce que peint Cézanne, c’est le ciel comme la terre, la profondeur comme la verticalité, la couleur portée à la hauteur de sa valeur incendiaire. La Provence, oui, mais comme elle n’existe pas, la route désertique et silencieuse, noyée dans les jaunes, les verts et les bleus, les jaunes du ciel, les verts qui grimpent et disparaissent, les bleus qui peuvent aussi bien choisir l’aile d’un pin, et j’oubliais les touches de rouge qui font vaciller toute tentative d’explication par la logique de la représentation. Les rochers dévalent, immobiles, soutenant le creux de la route; les arbres gonflent leur poitrine à la manière d’aveugles sirènes que la chaleur étouffe; l’horizon est un pont qui enjambe le ciel; tout est translucide dans cette matière picturale à peine posée, mêlée à de la réalité si l’on veut, à de la passion invisible, lente, secrète. Le matériel fixé sur son dos, Cézanne rentre chez lui, il est le seul à savoir ce que c’est qu’inachever une toile. Alors, un grand peintre ? Un métaphysicien des bords de route ? Un illuminé du clair et de l’obscur ? Un vieux sage qui aurait gardé la sagesse de sa folie, qui aurait peint les hommes comme des pommes, les femmes nues à l’unisson des branches d’arbres et des arbres comme de la pluie tombant sur le paysage.


(*)  Ce texte est extrait d'un ensemble intitulé Le libre franchissement du regard.


                                                                                                             Pierre Vandrepote