vendredi 7 octobre 2016

CÉZANNE ou l'inaccessible représentation en peinture





Portrait de Madame Cézanne (détail) © Musée d'Orsay RMN




Naïvement, je crois que Cézanne, lui, se posait  (*) quotidiennement la question de savoir où il en était avec le monde, avec la perspective mentale que requérait sa peinture. On dit qu’il avait le génie lent, il ne s’en est jamais caché. Dramatique aujourd’hui, la lenteur. Cinq ans pour “finir” une toile, vous vous rendez compte ! Drôle d’explorateur ce bonhomme qui a préféré la peinture à la banque, qui n’a guère connu la vie d’artiste telle qu’on se plaît à l’imaginer, avec ses “dissolutions” qui laissent rêveur le badaud, qui cherche la vérité en peinture dans trois pommes, quelques portraits et ce fameux bout de montagne, Sainte-Victoire en effet, jamais acquise, jamais “prise”. La peinture aurait-elle à voir aussi avec une sorte de “géologie” ? Nous serions alors bien loin de ce qui remue tout Paris, un soi-disant impressionnisme. Le “motif”, donc, non pour y laisser se déployer le narcissisme de la subjectivité, mais pour se soumettre à lui, pour  y adosser l’espace d’une liberté plus profonde, pour oublier l’histoire de la peinture et tous les académismes, les savoir-faire qui ne sont que des techniques acquises; le motif comme le principal chemin vers la vérité. Démarche qu’on n’a pas manqué de rapprocher, avec juste raison, de celle des vieux maîtres chinois. Et pourtant, d’un point de vue purement esthétique, rien n’est plus “occidental” —au meilleur sens du terme— que la peinture de Cézanne. Nul moins que lui ne cherche à s’affranchir du modèle extérieur, mais nul aussi peu que lui n’en est l’esclave littéral.




Une moderne Olympia (détail) 1873-74



     

     Il est vrai qu’il travaille, que sa peinture est travail, il n’en est ni heureux ni malheureux, sa facilité lui est devenue insatisfaction; l’art de Cézanne est fait d’une spontanéité au second degré, qui recherche plutôt une justesse infinie qu’une gestuelle de l’immédiat. D’où le sentiment aussi que les paysages de la proximité ne sont pas saisis sur le mode psychologique de la pure et simple affectivité. Lorsque Cézanne se dit “primitif”, c’est sur le registre d’une géologie de la sensation que nous pouvons le comprendre; tout comme ses Grandes Baigneuses n’ont aucune actualité particulière, ses paysages s’arrachent au temps et à la représentation littérale; la peinture réalise la réalité selon Cézanne. L’exotisme du regard, c’est à sa porte qu’il va le chercher, mais cette réalité a quelque chose d’impérissable, de peu datable; la proximité lui révèle l’intemporel lointain. Le vieil homme sait plus que tout autre que le temps existe, il n’est pas toujours sûr d’être utile à l’autre, c’est pourtant à un au-delà du temps qu’il a consacré sa vie de peintre, là où rien ne prouve que l’autre, inconnu, ne puisse être rencontré. Ainsi en va-t-il du temps et de l’espace; le tableau en est, tout spécialement chez lui, le point de jonction, une bien curieuse “perspective” au fond. La solitude a la dureté de la roche séculaire; même le lieu en apparence le plus banal produit une durée qui lui est propre, qui ramène l’homme à sa conscience éphémère. La légendaire lenteur de Cézanne, sa modestie sont des forces peu communes que notre époque n’est guère capable d’évaluer, elle qui ne fonctionne que les yeux bandés, de crise en crise.




Rochers près des grottes au-dessus de Château-Noir, vers 1904










A regarder une toile aussi discrète que cette simple Route tournante, par exemple, on s’aperçoit vite que nous, les non-peintres, nous commettons une succession d’erreurs sur des notions comme celles de “motif”, de “travail”, de “couleur”, de “représentation”. Dans nombre de tableaux  figurant des paysages, et pas seulement la Sainte-Victoire, j’ai souvent l’impression que ce que peint Cézanne, c’est le ciel comme la terre, la profondeur comme la verticalité, la couleur portée à la hauteur de sa valeur incendiaire. La Provence, oui, mais comme elle n’existe pas, la route désertique et silencieuse, noyée dans les jaunes, les verts et les bleus, les jaunes du ciel, les verts qui grimpent et disparaissent, les bleus qui peuvent aussi bien choisir l’aile d’un pin, et j’oubliais les touches de rouge qui font vaciller toute tentative d’explication par la logique de la représentation. Les rochers dévalent, immobiles, soutenant le creux de la route; les arbres gonflent leur poitrine à la manière d’aveugles sirènes que la chaleur étouffe; l’horizon est un pont qui enjambe le ciel; tout est translucide dans cette matière picturale à peine posée, mêlée à de la réalité si l’on veut, à de la passion invisible, lente, secrète. Le matériel fixé sur son dos, Cézanne rentre chez lui, il est le seul à savoir ce que c’est qu’inachever une toile. Alors, un grand peintre ? Un métaphysicien des bords de route ? Un illuminé du clair et de l’obscur ? Un vieux sage qui aurait gardé la sagesse de sa folie, qui aurait peint les hommes comme des pommes, les femmes nues à l’unisson des branches d’arbres et des arbres comme de la pluie tombant sur le paysage.


(*)  Ce texte est extrait d'un ensemble intitulé Le libre franchissement du regard.


                                                                                                             Pierre Vandrepote

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