samedi 15 octobre 2016

André Breton, la liberté dans l'amour














André Breton LETTRES À SIMONE KAHN 1920-1960
      présentées et éditées par Jean-Michel Goutier
Gallimard éditeur









1713 — AB












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Jeudi 29 juillet, soir (1920)

(…) «  Comme si notre mal ne venait pas de ce que nous nous sentons prisonniers entre la terre et le ciel. Architecture»(…)

Cette lettre vient de commencer par l’affirmation « Le mot exil n’a pas grand sens pour moi. »
Serions-nous exilés partout ? Prisonniers de notre propre architecture intérieure ?



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Mardi 31 août 1920

« Je suis trop sensible, aussi, à cette vie sourde de la forêt, une des rares choses qui me font souvenir d’une existence antérieure. » 

Idée ou sensation assez rare chez Breton pour qu’elle mérite d’être signalée. Une sorte d’antériorité intérieure ?




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Dimanche 5 septembre 1920

« L’impatience est l’art d’espérer. »

Le temps, toujours le temps. Rien de plus désespérant que le temps.
Et dans la même :

« Il y a aussi quelque chose de grave, d’inouï qui me parle à travers vous. »

La révélation, concrète, celle qui ne peut venir que des yeux de la bouche, et du cœur.

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 Mercredi [Jeudi] 16 septembre 11 h

« Je chercherais longtemps à m’expliquer comment des yeux, une main peuvent concentrer [en] une minute tout ce qui vous a arrêté dans l’univers. »

Breton ne se sent plus capable que de songer « à la toute-puissance de tels talismans ». Interdit, changé tel qu’en lui-même.



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Mardi 28 septembre 1920

« Je sais que tout s’éclaircira un jour, je ne veux plus trouver la solution de certains problèmes qu’en dormant. »

Éclaircir le jour, éclaircir la nuit, la solution soluble dans l’époque des sommeils dont on ne sait s’ils dorment vraiment.



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Dimanche 24 octobre 1920

« Tout de même je n’appartiendrai jamais entier à l’action. »

Appartenir ? S’appartenir ? Tenir à part sa propre appartenance, n’être que le tenancier de ce qui, en soi, est à part. Rêver l’action entière. Agir entièrement, est-ce noir ?
Et ceci encore, dans la même :

« Vous savez que je suis de ceux qui, de la guerre, par exemple, ont été incapables de comprendre autre chose que cette espèce de divertissement forain. C’est très mal, n’est-ce pas, ce que je dis là ? — Très mal. »

Noir, oui, décidément. 








Simone Kahn-Breton









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Mardi 25 juillet 1922

« … je n’ai encore pour l’instant aucun moyen d’écrire. Plus cela va, plus cette complexion singulière s’accuse : est-ce chez moi le goût du commandement qui l’emporte, il me semble toujours qu’en écrivant je ne fais qu’exécuter un ordre, ce qui serait indigne, en effet. »

À quel ordre Breton répond-il lorsqu’il écrit ? Qui est le donneur d’ordre ? De quoi est faite la désobéissance ? Déserter jusqu’aux déserts eux-mêmes ? Les grains du sable ne sont guère coopératifs. Sinon avec le vent.



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Samedi 7 février 1925

« Qui sait si la Liberté est bien la fin dernière ? Je ne vois ce soir qu’un grand remous, que l’idée même de la liberté n’éclaire pas. Il doit y avoir quelque chose d’immense qui nous échappe. » 

Voici que Breton se met à rêver tout haut (ou tout bas) sa "Défense de l’infini"...
Oui, c’est immense. Oui, ce n’est pas à nous. Ni aux dieux. Adieu.



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25 février 1925

« Le pessimisme me sauve et me sauvera longtemps. »

Aller au fond de tout, voilà ce qu’il faudrait. Au fond du désespoir, de la grandeur, de l’égoïsme, du mal, de l’immoralité, du terrible. De la jalousie, de l’amour. En extraire la beauté, ou la perle de la folie.



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Marseille, le 5 avril 1926

« Je sais pourquoi je ne fais pas un meilleur révolutionnaire. C’est parce que j’ai peur de la prison. En prison je mourrais. »

J’aime cette audace chez Breton de dire une chose aussi simple, sans fausse honte. Quel poète saurait dédaigneusement confesser une si noble peur ?



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Paris, le 29 juillet 1927

« Je m’ennuie tant, je voudrais que les gens aient des langues de feu. »

Pour brûler l’ennui de vivre et de ne pas vivre, pour prononcer certains mots comme des coups de feu. Partir dans les mots, comme si c’était sans retour.



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Mardi 9 août 1927, 9 h soir

« Ce n’est pas seulement l’humain qu’il faut atteindre et que si peu atteignent,  c’est le vital. »

Fatale condamnation du « littéraire », de l’effet romanesque. Non pas peindre l’histoire, mais saisir le souffle, au plus près de sa naissance.



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Paris, le 8 octobre 1928

« Il n’y a pas, il n’y aura jamais de liberté dans l’amour. »

Et encore, dans la même :

« Je veux la vérité absolue dans la vie. »






André Breton



                                                       

                                                  (Lecture-montage de Pierre Vandrepote)

vendredi 7 octobre 2016

CÉZANNE ou l'inaccessible représentation en peinture





Portrait de Madame Cézanne (détail) © Musée d'Orsay RMN




Naïvement, je crois que Cézanne, lui, se posait  (*) quotidiennement la question de savoir où il en était avec le monde, avec la perspective mentale que requérait sa peinture. On dit qu’il avait le génie lent, il ne s’en est jamais caché. Dramatique aujourd’hui, la lenteur. Cinq ans pour “finir” une toile, vous vous rendez compte ! Drôle d’explorateur ce bonhomme qui a préféré la peinture à la banque, qui n’a guère connu la vie d’artiste telle qu’on se plaît à l’imaginer, avec ses “dissolutions” qui laissent rêveur le badaud, qui cherche la vérité en peinture dans trois pommes, quelques portraits et ce fameux bout de montagne, Sainte-Victoire en effet, jamais acquise, jamais “prise”. La peinture aurait-elle à voir aussi avec une sorte de “géologie” ? Nous serions alors bien loin de ce qui remue tout Paris, un soi-disant impressionnisme. Le “motif”, donc, non pour y laisser se déployer le narcissisme de la subjectivité, mais pour se soumettre à lui, pour  y adosser l’espace d’une liberté plus profonde, pour oublier l’histoire de la peinture et tous les académismes, les savoir-faire qui ne sont que des techniques acquises; le motif comme le principal chemin vers la vérité. Démarche qu’on n’a pas manqué de rapprocher, avec juste raison, de celle des vieux maîtres chinois. Et pourtant, d’un point de vue purement esthétique, rien n’est plus “occidental” —au meilleur sens du terme— que la peinture de Cézanne. Nul moins que lui ne cherche à s’affranchir du modèle extérieur, mais nul aussi peu que lui n’en est l’esclave littéral.




Une moderne Olympia (détail) 1873-74



     

     Il est vrai qu’il travaille, que sa peinture est travail, il n’en est ni heureux ni malheureux, sa facilité lui est devenue insatisfaction; l’art de Cézanne est fait d’une spontanéité au second degré, qui recherche plutôt une justesse infinie qu’une gestuelle de l’immédiat. D’où le sentiment aussi que les paysages de la proximité ne sont pas saisis sur le mode psychologique de la pure et simple affectivité. Lorsque Cézanne se dit “primitif”, c’est sur le registre d’une géologie de la sensation que nous pouvons le comprendre; tout comme ses Grandes Baigneuses n’ont aucune actualité particulière, ses paysages s’arrachent au temps et à la représentation littérale; la peinture réalise la réalité selon Cézanne. L’exotisme du regard, c’est à sa porte qu’il va le chercher, mais cette réalité a quelque chose d’impérissable, de peu datable; la proximité lui révèle l’intemporel lointain. Le vieil homme sait plus que tout autre que le temps existe, il n’est pas toujours sûr d’être utile à l’autre, c’est pourtant à un au-delà du temps qu’il a consacré sa vie de peintre, là où rien ne prouve que l’autre, inconnu, ne puisse être rencontré. Ainsi en va-t-il du temps et de l’espace; le tableau en est, tout spécialement chez lui, le point de jonction, une bien curieuse “perspective” au fond. La solitude a la dureté de la roche séculaire; même le lieu en apparence le plus banal produit une durée qui lui est propre, qui ramène l’homme à sa conscience éphémère. La légendaire lenteur de Cézanne, sa modestie sont des forces peu communes que notre époque n’est guère capable d’évaluer, elle qui ne fonctionne que les yeux bandés, de crise en crise.




Rochers près des grottes au-dessus de Château-Noir, vers 1904










A regarder une toile aussi discrète que cette simple Route tournante, par exemple, on s’aperçoit vite que nous, les non-peintres, nous commettons une succession d’erreurs sur des notions comme celles de “motif”, de “travail”, de “couleur”, de “représentation”. Dans nombre de tableaux  figurant des paysages, et pas seulement la Sainte-Victoire, j’ai souvent l’impression que ce que peint Cézanne, c’est le ciel comme la terre, la profondeur comme la verticalité, la couleur portée à la hauteur de sa valeur incendiaire. La Provence, oui, mais comme elle n’existe pas, la route désertique et silencieuse, noyée dans les jaunes, les verts et les bleus, les jaunes du ciel, les verts qui grimpent et disparaissent, les bleus qui peuvent aussi bien choisir l’aile d’un pin, et j’oubliais les touches de rouge qui font vaciller toute tentative d’explication par la logique de la représentation. Les rochers dévalent, immobiles, soutenant le creux de la route; les arbres gonflent leur poitrine à la manière d’aveugles sirènes que la chaleur étouffe; l’horizon est un pont qui enjambe le ciel; tout est translucide dans cette matière picturale à peine posée, mêlée à de la réalité si l’on veut, à de la passion invisible, lente, secrète. Le matériel fixé sur son dos, Cézanne rentre chez lui, il est le seul à savoir ce que c’est qu’inachever une toile. Alors, un grand peintre ? Un métaphysicien des bords de route ? Un illuminé du clair et de l’obscur ? Un vieux sage qui aurait gardé la sagesse de sa folie, qui aurait peint les hommes comme des pommes, les femmes nues à l’unisson des branches d’arbres et des arbres comme de la pluie tombant sur le paysage.


(*)  Ce texte est extrait d'un ensemble intitulé Le libre franchissement du regard.


                                                                                                             Pierre Vandrepote