lundi 20 avril 2020

Les mots n'appartiennent à personne




Dessin de Magritte pour les Poèmes d'E.L.T. Mesens
Le Terrain vague éd., 1959




























Les mots n’appartiennent à personne

Absolu

Édicule destiné à servir d’abri aux voyageurs à un point d’arrêt d’autobus, comportant généralement des panneaux publicitaires et, souvent, un téléphone public.
L’absolu aide à patienter sous la pluie, notamment en cas de gros orage. Il rappelle à l’être humain qu’il est toujours en voyage, que demain il ne sera plus là. Les panneaux publicitaires font de la réclame pour le ciel qu’il a peu de chances de traverser mais, levant les yeux, il lui est loisible de rêver toutes les couleurs du monde. Un téléphone lui permet de dialoguer avec l’inconnu moyennant une modeste redevance.
Rien ne ressemble plus à l’Absolu qu’un Abribus.

Anarchie

Crustacé marin ressemblant extérieurement à un mollusque en raison de sa coquille calcaire et vivant fixé aux bois flottants par un fort pédoncule.
L’anarchie préfère vivre en haute mer et se méfie spontanément de la basse terre. Solidement fixée par sa propre utopie dans les rêves de l’avenir, elle est une tendre rebelle nageant à travers le temps. Les hommes l’adorent, mais elle se laisse difficilement photographier.
Rien ne ressemble plus à l’anarchie que ce crustacé, l’anatife, qui vit sous l’eau la tête à l’envers dans un permanent décoiffé.

                                                              

Autour

Oiseau de proie diurne se nourrissant d’oiseaux et de petits mammifères.
Il ne faudrait surtout pas prendre l’autour pour un auvent, d’origine celtique, qui lui n’est qu’un petit toit généralement en appentis à la manière d’une casquette. L’autour perce l’air d’un œil large, fend l’espace, fond au vent. Si l’autour vaut le détour, le vautour ne vaut pas l’autour sous le vent.
Autour de l’autour il n’y a rien, sinon la terre qui tourne autour.


Avion

Poil qui pousse sur le menton, les joues de l’homme.
L’avion nous fait rêver d’une autre réalité, change le monde, notre visage, il rase le sol jusqu’à couper le fil qui nous retenait encore à la terre. Son coup d’aile n’appartient ni aux hommes ni aux oiseaux. Il repousse chaque jour la barbe du temps. Il est la seule machine volante inventée par l’homme qui, du coup, a créé une femme inimaginable,
l’hôtesse de l’air.


Débarcadère

Oscillation verticale d’un essieu par rapport au châssis, due à la fluidité de la suspension. Amplitude maximale du déplacement correspondant.
Le débarcadère fait généralement tourner la tête des jeunes hommes rêvant de la fille qu’ils attendent et qui, sans doute, ne viendra pas. Ils reviennent pourtant chaque soir, accueillant le bateau, dévisageant exagérément chaque visiteuse comme s’ils reconnaissaient son front. Le débarcadère est ainsi le lieu d’une attente infinie, dont chaque syllabe allonge le temps d’une vague supplémentaire.
Le mot « débarcadère » aurait pu être inventé par Julien Gracq s’il avait existé. Chacun sait que le célèbre écrivain s’appelait en fait Louis Poirier et qu’on n’a jamais trouvé trace d’un seul débarcadère construit en bois de poirier.


Journal

Bateau à fond plat, à dérive, muni de deux ou trois mâts et gréé de voiles de toile ou de natte raidies par des lattes en bambou, qui sert au transport ou à la pêche, en Extrême-Orient.
Le journal se déploie ainsi chaque jour pour apporter des nouvelles du monde et nous assurer de son existence. Comme nous sommes à peine éveillés à chaque fois qu’il paraît, on le consulte distraitement, parfois on le lit même, mais en ne le croyant qu’avec prudence comme le nuage qui passe au ciel. Intime, il nous transporte vers des lieux peu assurés. Il a tendance à fondre avec le temps.



Liberté

Reptile commun près des vieux murs, dans les bois, les prés. Ocellé, il peut atteindre soixante centimètres de long.
La liberté respire essentiellement en milieu humain pour être nommée. Elle se joue de toutes les situations, voire de tous les environnements. On peut considérer son invisibilité comme étant parfaite, pourtant sa transparence est d’une rare opacité. Même si sa dimension peut sembler minuscule, elle survit à tout milieu hostile. Son chemin, par nature, se perd très vite. Si la liberté ne pique pas, elle aiguillonne le désir. Elle a pour fétiche le lézard.


Soleil

Procédé de narration qui consiste à présenter sans transition des événements qui se déroulent au même moment en divers lieux.
La caractéristique essentielle du soleil est de ne pas être là quand il y est et de ne pas y être quand il y est effectivement. C’est justement parce qu’il est loin qu’on le voit et moins on le voit plus il est là. Sa narration paraît répétitive, d’où l’expression : rien de neuf sous le soleil. Il est un œil qui nous voit quand nous dormons, qui nous réveille pour endormir les autres. Le soleil de minuit est noir pour les aveugles, mais également pour les voyants. Comme toute figure de style, il nous cache le ciel. Invisible et toujours présent, son histoire ne saurait être écrite par les hommes.


Songe

Poisson des fonds rocheux des côtes méditerranéennes, à corps allongé comme l’anguille, très vorace et causant des morsures dangereuses.
Le songe appartient aussi bien au jour qu’à la nuit, à l’immense houle qu’aux steppes ou aux déserts. Il hante l’esprit des humains autant que les forêts et les lacs. Jamais un coup de dés ne l’abolira, c’est pourquoi la partie est sans fin. Attention toutefois, si le songe ne ment pas, il peut mordre et engendrer une blessure inguérissable. On l’appelle alors songe-murène.




                                                                                                                avril 2020 - P.V.













1 commentaire:

  1. C'est en effet assez déroutant, d'un arbitraire juste, comme l'est souvent l'arbitraire, ou d'une justesse arbitraire si l'on préfère. Et il faut savoir prendre un mot pour un autre si l'on veut ouvrir le large à la poésie. Et puis, en cette époque de prétention intellectuelle où chacun pense détenir la vérité, voire la Vérité, il est important de leur enlever la chaise conceptuelle sur laquelle ils croyaient être fermement assis.

    RépondreSupprimer