mardi 10 mars 2020

De quelques angles de vue





                               Carlo CARRÀ - Ritmi d'oggetti - 1911  (Pinacoteca di Brera)




                      DE QUELQUES ANGLES DE VUE





Passer comme une fragile pensée dans l’ombre d’une époque qui, par définition, prétend tout contenir est évidemment une gageure qui ne peut guère paraître longtemps tenable. Aujourd’hui chacun va clamant que tout est su, public, commenté, ressassé, mis en perspective. Chacun participe de la maison close médiatique, a lu tous les livres, visité toutes les expositions, vu tous les films, découvert tous les continents, vécu plus d’amours qu’il n’y a de sexes, chacun participe de cette maison de verre, transparente, donnant sur les boulevards de la pensée unique, non conformisme de salon, révolte sur papier bible. On ne vit pas, on se connecte aux réseaux du commerce illusoire. On marche dans la rue tête baissée, on mange bio des petits carrés de plastique. On regarde des images pour ne pas compter les morts. On s’insurge, on n’y peut rien. On voit tout, on n’y comprend pas grand-chose. « On » est probablement un autre.

En effet, définir l’angle n’est pas ce qu’il y a de plus simple.

Les systèmes sociaux actuels semblent avoir créé eux-mêmes leur propre empêchement, ce qui suppose que l’histoire des hommes travaille contre elle-même, que nous avons produit, croyant construire, les armes de notre propre destruction. Pourrons-nous longtemps continuer de nous tromper à ce point ? Les liens entre les hommes sont en train de se distendre à un point  jamais atteint. Fractures de toutes sortes, entre les êtres humains, entre les civilisations, entre la nature et nous, peut-être entre la femme et l’homme, entre la terre et la terre. Le réel cherche son identité dans le virtuel, le réel se ment à lui même, le virtuel, plus malin, se sauve avec la caisse. Mais où est la fausse monnaie ?

Passer comme une fragile pensée… Il n’est pas si sûr que les mots soient à notre service pour donner du sens à notre interprétation du monde. Pacification ou, à l’inverse, exaltation des mots de la tribu ne vaut pas vérité. Rien ne peut empêcher l’homme de dire ce qu’il veut, de vivre dans sa réalité personnelle, à condition qu’il puisse s’y maintenir, à condition qu’elle soit au minimum conciliable avec celle des autres. Le fractionnement des intérêts humains peut se lire en différents sens. Dans un sens libertaire certes, mais aussi dans un sens parfaitement réactionnaire, d’une totale étanchéité. Les mots veulent dire, oui, mais enfin c’est surtout le locuteur qui veut dire. Et le locuteur veut dire sa propre folie, ou sa propre interprétation, ou son désir, ou son cri, ou son délire d’interprétation, ou son amour, ou sa solitude, ou tout autre jeu qui lui passe par la tête. Le langage a été donné à l’être humain pour qu’il se comprenne, et tout aussi bien pour qu’il ne se comprenne pas. À y regarder même vite, les mots sont moins communs des uns aux autres qu’on aimerait croire. Babel se porte bien, un certain désespoir aussi.

Cacophonie inéluctable d’une prise de parole véritablement démocratique, dira-t-on, mais comment faire autrement ? Il faut en passer par là si on veut tenter les risques de la liberté. Qui serait donc en mesure de reconnaître quoi ? Le tapage devient producteur de valeur, les cris assourdissants font musique, l’idée la plus étroite se fait art, et de préférence répétée à l’infini.

L’idée sans doute la plus mise à mal désormais est celle d’un continuum d’une sorte de progrès spirituel qui s’exprimerait au travers de la temporalité historique. Ce qui nous sépare de nos origines primitives ou mythologiques ne cesse d’élargir son fossé comme si le phénomène de « civilisation », source d’un prétendu confort matériel des modes de vie, nous rendait finalement de plus en plus étranger à notre propre nature. Tout cela n’est pas neuf, mais une question se pose, et d’abord dans les termes d’une écologie salvatrice, celle de l’urgence de notre réponse aux déséquilibres créés par l’activité humaine qui ne cesse d’accentuer sa dangerosité.

Où placer dès lors l’espérance poétique, que faire de la poésie même dans une mouvance aussi peu assurée ? Au poète revient tout naturellement la place du guetteur, mais comme s’il était toujours pris davantage dans les glaces d’un monde de moins en moins fait pour lui.
Et pourtant, il ne lui sera jamais possible d’admettre que la vie n’a pas de sens. Même s’il y a quelque chose de définitivement mystérieux dans l’insatisfaction de notre pensée, dans l’inaboutissement de nos actes. Je ne sais si le but ultime de la poésie est de « changer la vie », peut-être est-il plus question aujourd’hui d’habiter poétiquement l’inhabitable, de mieux comprendre notre rapport au temps. Gardons-nous d’oublier que tout ce qui vit meurt, mais aussi se transmet, évolue, vogue dans un espace qui n’est pas uniquement nôtre.

Que l’utopie doive moins rencontrer le bonheur de la liberté de tous et de chacun que se fondre en son très exact contraire, la domination absolue d’une seule entité, homme ou parti, le vingtième siècle nous a abreuvé à satiété de la démonstration. Et déjà Dostoïevski nous avait prévenu : « En partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme sans limite. » A l’inverse de tout ce qu’il est possible de rêver, l’utopie trop souvent fabrique du néant avec la liberté. Ce qui porte condamnation sur le système, quel qu’il soit, c’est précisément qu’il est système. La liberté réelle, éprouvable - éprouvante, réclame l’indispensable imprécision. On ne quitte pas si facilement l’Histoire, aussi émietté qu’en soit le cours. Bien plus que l’égalité mathématique, la liberté est par excellence l’hésitation du destin.


                                                                                      Pierre Vandrepote




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