mardi 22 juillet 2014

Errance du regard


—L'errance du regard, c'est ici celui d'une photographe qui peint son propre regard avec les yeux de la passion. Son errance n'est limitée que par son propre goût.
 La beauté se cache, indécelable, mais elle est partout, souvent voilée—.













 L'arbre - océan, 2013 © Liliana Vidori







Aussi loin qu'on laisse errer son regard, que voit-on ? De quoi sont faites ces matières qui nous laissent rêveurs ? On me dira que c’est ici de l’herbe qui deviendra foin, des arbres qui se couvriront de fleurs, de ces fleurs qui ne resteront pas fleurs, qui deviendront fruits, d’autres arbres bruns et nus qui feront haies ou forêts, de la terre qui porte la vie, qui fait rêver les magiciens, qui, mine de rien, soutient les oiseaux et sans doute fait dériver le ciel,



 et les hommes, et leurs pensées, et leurs peurs, et leurs ambitions, leurs désirs, leur tournis de vivre au beau milieu de tant de fragilité, leurs images instables, que c’est ici la terre qui invente toutes sortes d’horizons comme les peintres aiment à en inventer, comme la terre, elle, s’unit à tout ce qui n’est pas elle, à la mer et à la pluie, au soleil et aux autres lointains innommables; aussi loin qu’on laisse errer son regard, c’est de l’homme qu’on voit, de l’homme et de la femme, des morceaux de l’homme et du chatoiement de la femme, de la force et du silence, des ombres et de la rumeur, des paroles imprévisibles colportées par la rumeur des vents sans oreilles, partout on voit la couleur du temps, sa désespérance, ses bonheurs, un pas tracé sur la neige ou découpé sur le ciel, l’esprit des bois et de la forêt, le prolongement du bras humain en forme de caresse ou de marteau; partout on aperçoit l’aventure de la matière, comment elle serpente dans les mémoires, comment elle sécrète de l’histoire a priori invisible, comment aussi elle génère si vite l’oubli, est incapable d’envisager l’avenir puisqu’elle sait où elle va, mais aveuglément.





Nantes, 2013 © Liliana Vidori




 






Ce que je regarde n’a pas d’éternité, et mon regard n’est que la ligne brisée du temps. On croit que la peinture a pour bords l’espace, le cadre, le tableau, la délimitation du regard, qu’elle est de l’errance concentrée (comme par impossible), tout cela est vrai, oui, mais elle n’est pas moins un vertige du temps, comme nous le sommes nous-mêmes, pris entre deux dates déjà vertigineuses puisqu’elles ne sont pas à nous, né le ...., dans un siècle qui sera le nôtre, mort le ...., dans un temps que nous n’avons pas choisi, une saison de froid ou de soleil, un jour un peu plus bref, une nuit pas forcément plus sombre. Puisque ces dates ne sont pas de nous.








Ciel, août 2013 © Liliana Vidori










Comme peut-être la peinture n’appartient pas tout à fait à la main qui la trace. C’est aussi le tableau qui fait le paysage, comme c’est la nature qui façonne l’homme, homme des bois, homme des villes, homme de l’espace demain, homme de l’espèce, hors de l’espèce, un jour peut-être.








Écriture marine, 2013 © Liliana Vidori






Comme déjà la peinture, justement, hors de la peinture dès aujourd’hui; se conduisant comme de la peinture, mais n’en étant plus, devenue autre chose pour d’autres hommes, d’autres femmes qui veulent faire autrement le portrait du monde.






Énigme citadine, 2014 © Liliana Vidori





J’aime le crayon qui court sur le papier, tout dessin parfois m’éblouit, j’aime les peintres barbouillés de couleurs dans leur tête, parce qu’ils veulent changer le regard et la vie, trace que chacun voudrait unique, après quoi on devrait pouvoir mourir tranquille. Et puis tout le monde a voix au chapitre, du moins est-ce ce que dans les bons jours on se dit, et tout le monde a voix au regard, à l’invention du monde par tous les moyens. Après, après bien sûr, il y a ce que j’aime, ce que tu aimes. Pas de diktat en art, ni dans la création ni dans les choix esthétiques. Envie à nouveau de laisser errer mon regard, de voir ce que c’est que le regard, qu’est-ce qu’il y a dessous, dedans, c’est quoi l’intérieur du regard qui nous serait mystérieusement interdit? 


  




Envol, 2013 © Liliana Vidori







Car, nous le savons bien, il  ne peut s’agir seulement de regarder. Nous avons des yeux, nos yeux pour regarder, pour avancer dans l’épaisseur du réel, pour en apercevoir les contradictions, les différenciations, pour en apprécier les charmes, en déduire une conception du beau, être capable —et parfois bien involontairement— de ressentir la laideur des actions ou créations humaines. Avez-vous remarqué comme peu souvent nous trouvons juste de dire qu’un arbre est laid, qu’un paysage ne porte guère à l’envol de la pensée ou au commencement d’une méditation, alors que l’espace que rien ne borde se mue très vite en nous en interrogation sur la fragilité des œuvres, justement.




Ȋle - nuage, 2013 © Liliana Vidori








Même le séisme déchirant la terre, l’orage et la tempête déchirant le ciel et nos constructions, le raz-de-marée arrachant tout sur son passage relèvent pour nous  d’une morale aveugle du bien et du mal, mais pas directement d’une esthétique du beau et du laid. Car la dévastation la plus impressionnante nous renvoie aux terreurs premières, ancestrales, et les premiers hommes, eux, les “hommes des lointains” se doutaient qu’ils ne détenaient aucun privilège de nature, qu’ils constituaient davantage une parenthèse qu’un centre dans l’univers, et faudrait-il dire les univers. Non que l’oeuvre de nature soit au-delà de tout jugement, mais l’homme, sans s’en apercevoir, n’utilise pas les mêmes critères d’appréciation, qu’il s’agisse de son environnement premier ou de ses propres actions et productions. Les étoiles ne sont pas nôtres du seul fait de notre regard, elles sont nôtres dans leur poésie d’être, belles d’une apparition—disparition qui ne nous concerne pas.







Et nous voulons à notre tour inventer des étoiles, créer des galaxies, affirmer une liberté en lui proposant un sens qui soit à la hauteur de ce que nous sommes. L’histoire de la culture, en ses diverses ramifications, n’a pas d’autre origine ni d’autre but : introduire du sens dans l’universel effroi du sens. Et cette question du “sens” qu’on a pu croire, à tort, déplacée au vingtième siècle va revenir en force à tous les niveaux de l’activité humaine, dans ce nouveau temps où toutes sortes de contrôles sont en train de nous échapper.


                                                 


Les traces de l'Ange, 2013 © Liliana Vidori







Texte : Pierre Vandrepote


                                                 Photographies : Liliana Vidori

2 commentaires:

  1. Tout y est saisissant.
    Le regard féminin témoin de Liliana Vidori, qui a vu.
    L'autre déclencheur de ressentis, d'éternuements du cœur : Pierre.
    L'une et l'autre, s'accordent violement par la beauté du regard et des mots tendus, justes et pures.

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  2. bravo monsieur Pierre pour votre sensibilité à la beauté du monde par l'errance poétique

    Pierrot vagabond (google)

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