vendredi 23 avril 2021

Journal intemporel d'un jour

 


Avril 2021 — Journal intemporel d’un jour


Je ne trouve guère d’autre activité actuellement que de laisser mon esprit errer au hasard, répondre aux sollicitations de tel ou tel livre, à peu près dans l’état d’esprit où je me trouvais lorsque j’avais vingt ans.

N’ayant encore aucune expérience de la vie, mais présumant qu’elle ne m’apprendrait peut-être pas grand-chose. Aujourd’hui, soit largement plus de cinquante ans plus tard, je serais bien en peine de corriger le tir, voire de tirer des leçons de ce que j’ai vu, de ce que j’ai vécu, de ce que je n’ai pas conquis. L’idée juvénile que je me faisais de l’amour n’a pas changé, celle de la valeur de la réussite sociale non plus. La question qui m’aura peut-être poursuivie de façon continue, avec une sorte d’insistance désespérée, est celle de la poésie, de ce qu’on appelle —sans doute par défaut— la poésie, parfois l’écriture, parfois la vie, parfois l’imaginaire du réel, parfois l’insatisfaction de l’être à être. Ce qui n’existe pas est peut-être plus important que ce qui existe. Cette phrase que je viens d’écrire a-t-elle un sens, ou plusieurs, j’avoue que je n’en sais rien. En fait, je n’ai jamais résolu le problème de la faiblesse du passage à l’acte, de la « misère » qu’il y a à devenir adulte. Et je ne parle pas du plaisir qu’il peut y avoir à vieillir, à se perdre dans l’immensité d’un jardin qui ne cesse de croître au point de devenir chaque jour plus méconnaissable. Je ne déteste pas le décousu de ma vie, son côté inachevé, mal pensé, littérairement inexploitable. Je ne marche pas dans la combine de la reconnaissance sociale, de la petite (ou de la grande) vanité qui sauve, du fondé de pouvoir qui fond entre les pattes de ses actionnaires. L’idée d’un fondateur sans pouvoir m’est infiniment plus proche et chère, même si la situation en est tout à fait périlleuse. Peu de gens s’interrogent vraiment sur ce qu’engage le seul fait d’écrire, et je me demande parfois si être poète, porter en soi une œuvre de poète, n’est pas très éloigné de, voire étranger à l’idée de vouloir jouer à l’écrivain, comme il est de plus en plus monnaie courante de nos jours. 






Le silence, 1801 - H. Füssli








J’ai beaucoup aimé jadis un livre de cet écrivain, Bernard Noël, qui vient de mourir il y a quelques jours. Ce livre, c’était Le lieu des signes, un lieu qui me faisait signe, à la manière d’un lieu qui précisément n’est pas un lieu, un lieu en forme de point d’interrogation, en forme de visage brouillé, estompé. Je me souviens du bleu très clair de sa couverture, du ciel qu’il pouvait promettre sans être sûr de pouvoir promettre quoi que ce soit, ni été permanent ni solide rêve de papier. Moi qui n’ai jamais aimé tracer de repères indélébiles dans les marges, j’avais souligné ceci : « Je ne me suis jamais accepté. Je ne sais pas ce que je suis. J’ai mis des années à entendre mon nom… Je respecte trop l’écriture pour me dire écrivain. Mais je crache aussi dessus. Comprenne qui pourra cette immense vénération et cette formidable dérision. » C’était au début des années 70, un certain mois de mai n’était pas encore bien loin, l’insolence d’une jeunesse retournée contre elle-même ne l’était pas non plus. Sans trop savoir, je faisais partie de ces individus dont la spontanéité est incapable de se piéger à son propre rêve. Trop de lucidité à l’égard des pesanteurs du monde ? Doute radical sur ce que l’homme appelle pompeusement la puissance de ses « créations » ? Immaturité définitive ? Sans doute un peu tout cela à la fois, fasciné par l’échec de vivre et le grand désir d’aimer, celui qui est au fondement de l’être et que la banalité du quotidien finit par tuer chez tant d’entre nous. Quelques-uns savent d’où je viens, il est vrai que le surréalisme a toujours considéré que la littérature n’était qu’un bien faible consolamentum. Il ne suffit pas de faire l’apologie du rêve, de l’imagination, de la fiction, de l’évasion; il en va des romans comme du reste, l’eau de la rose n’y vaut pas davantage que le sang de la croix ou de la bannière.


Enfermer la poésie dans un statut littéraire m’a toujours paru peu satisfaisant pour l’esprit autant que pour la sensibilité, mais tenter de saisir la spécificité de ce frisson si singulier, qui serait prêt à y renoncer ? Sans doute ne s’agit-il pas seulement d’esthétique, de sens ou de sentiment, de beauté ou d’émotion, de lyrisme sauvage, d’originalité ou du plus vif partage, d’inquiétude face à la vie, à ce qu’il nous est possible d’exprimer avec nos langages, avec nos langues —ce qui n’est pas tout à fait la même chose—, et surtout avec tout ce qui nous paraît définitivement échapper au dire, à l’énonciation qui donne l’illusion que soudain nous sommes maîtres de notre destin. Enfermer la poésie, nul n’y songe, sauf peut-être le poète qui n’a de cesse de vouloir coïncider avec elle, l’emporter dans la solitude de son inspiration comme il veut ou voudrait emporter l’autre dans une nouvelle « liberté grande ». A ne pas confondre avec cette sensation  distincte que la poésie doit être faite par tous, non par un, de célèbre mémoire. En même temps, écrivant cela, je sais bien que je n’ajoute rien à ce que chacun a déjà pensé ou ressenti, que le mystère du questionnement humain reste entier. Le lieu des signes est aussi un jeu des signes, un lieu hors de tout lieu comme a fort bien dit Claude Esteban. Reste que la poésie confronte très vite l’individu à ses propres contradictions : le « pourquoi écrire » de jadis n’apporte aucune réponse à ce « devant être écrit » que porte en lui le poète, que questionne en lui la poésie. Nouveau danger alors, celui que l’impossibilité d’écrire devienne au fur et à mesure le sujet de l’écriture, que la poésie soit sacrifiée sur l’autel de l’écrire. Toute une modernité, structuralisme aidant, s’est engouffrée dans cette brèche. Un nouveau maniérisme était né, allait envahir toute une part de la production littéraire des années 70. Il n’y eut que de rares exceptions, la plus lyrique fut certainement celle de Jacques Abeille réhabilitant, dans un imaginaire saisissant,  la prose s’abreuvant à sa source poétique.


Plus que dans quelque autre activité de l’esprit et de la sensibilité mêlés, la poésie réveille en l’homme une tension faite de liberté et d’absence de contrôle, en terre qu’on dirait parfaitement vierge. Comme si le monde venait de naître, même chargé de toutes sortes de parcours. Tout est là, donné, offert, et pourtant si difficilement pénétrable. On ne sait si l’œil suffira, ni le désir d’y aller voir par soi-même. Il est vrai qu’on ne sait guère ce qu’on y cherche dans ce grand Tout, ce qu’on est susceptible d’y trouver, qui à la fois nous ressemble et nous ignore. On dirait qu’ici tout parle à la manière du bruissement d’un grand silence. C’est Oracle ce que dit le poète, mais qu’a-t-il entendu qui ne soit déjà connu de tous et entendu de toute éternité ? La poésie s’identifie à une expérience intérieure illuminante que le temps ne lâche pas. L’œuvre doit naître, sa forme n’est en rien prévisible. Ce qui se joue est-il de la « responsabilité » du poète ? Personne n’est apte à en juger, ni les juges ni les hommes ni le temps. La poésie, c’est du réel inventé, qui s’étreint comme un corps, comme un bonheur ou une tristesse infinie. Elle ne prétend pas dire la vérité, elle dessine la forme du rêve d’un être humain qui rencontre cette belle exception qu’est chacun.



                                                                                                           P. V.

1 commentaire:

  1. "Le mystère du questionnement humain reste entier". Je souscris totalement à cette formule. Pour moi, la grande question est celle du qui suis-je ? Elle se pose dans les mots, mais surtout dans l'être. C'est moins un "lieu des signes" qu'un lieu, en effet, hors de tous lieux, peut-être un immense vide qui appelle ou ce petit vide au centre de la roue qui la fait tourner.

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