jeudi 12 décembre 2019

Hommage à Paul Éluard

Capitale de la douleur, 1926






Hommage à Paul Éluard



Des aveugles invisibles préparent les linges du sommeil.

L’homme se teint dans les plus noirs paysages
La femme le regarde comme une noble fourrure du passé
Pendant que les étourneaux tournoient
Que les toits s’emplissent de cris
La terre tourne sans plus s’en rendre compte
Il y a des ananas dans le ciel
Et des cheveux dans les anges
Un mystère s’ouvre sur la droite
La gauche a des courbures de vieux vélo
La maison de verre coule comme une larme ancienne


*

                Ananas - Malcolm de Chazal
  
*

Le cœur sur l’arbre vous n’aviez qu’à le cueillir,

Chaque abandon se traduisait par un champignon
L’amour paraissait croire de moins en moins à l’amour
Les bois étaient désertés
La plupart du temps s’envolait sans adresse
Les enfants couraient après les mots
Sautaient par dessus les ruisseaux 
Chantaient à tue-tête dans l’avenir perdu
Arbre au cœur flèche à la main
Chacun attendait la fin de la neige
La fin de la montagne
La fin du temps sur la tête de l’oiseau

*

Elle chantait les minutes sans s’endormir.

Elle était plus que nue dans le soleil
Sa peau l’arc en ciel de la nuit
Elle n’appartenait pas
Elle apparaissait sans jamais paraître
Elle ne nageait pas au milieu de la mer
Elle fuyait l’étoile de la présence
Elle n’était brisée d’aucun métal
Ses bras étaient eux-mêmes un lointain
Elle frôlait les rochers de la mémoire sans les brûler
Elle ignorait le temps et les hommes
Elle ne venait d’aucun paradis
Elle ne proposait aucun enfer

*

Les muets sont des menteurs, parle.

Qui a dit les mots qu’il fallait prononcer ?
Qui a inventé les mots, les fameux petits mots justes ?
Qui est maître de son propre langage,
Du langage des autres ?
Le poète des mots ne dit pas la vérité,
Il parle un langage ancien
Que seuls connaissent les oiseaux et les pierres
Parfois il parle un langage nouveau
Que personne ne croit comprendre.
Les muets ne sont pas ceux qui ne parlent pas,
Les muets ne se taisent pas,
Ils sont la langue de ceux qui posent la question subsidiaire.

*

Et je suis tour à tour et de plomb et de plume,

Le monde est beau comme un coffret marin
Qui cligne les yeux le matin le soir
Je n’entends pas la porte qui claque dans le vent
Je ne vois que tes lèvres qui ourlent la vague
Penché sur le temps
Celui qui fut le mien le tien
Penché sur la renverse du temps
On emporte un secret dans une valise
Grande comme un dé à sept faces
Un dé si singulier

*

Quel visage viendra, coquillage sonore,

Démentir les lois de l’instable équilibre
Des liens qui unissent le jour à la nuit
Le baiser à la mort la vie
Le triangle des Bermudes et celui de l’amant
Le passage du noir et blanc à la couleur
De l’immobile au mouvement
Du château à la traversée des douves
Au rond des sorcières dans les forêts citadines
Nous ne t’avons pas vue venir époque sanglante
La chair n’avait pas été exposée nue
Depuis si longtemps
Tu salues l’avenir avide.

*

Je vous connais, couleur des arbres et des villes,

Dans le gris des tilleuls à Paris
À l’ombre de la rue Froidevaux
Dans les cercles de fer de mai 68
Dans les yeux noirs du cimetière du Montparnasse
Passe une jeune folle
…Qui sait ce qui l’attend quelque part en Allemagne ?
Elle sent la savane la saveur de sa jeune vie
J’ai déserté l’après-midi
Pour un rêve de pierre
La couleur de Paris fut celle d’une jungle
Soudain tomba la loi du soleil

*

De l’aube bâillonnée un seul cri veut jaillir,

Tous les matins sont un premier matin du monde
Pourtant nous avons déjà assez vécu 
Pour mourir dans l’indifférence des choses
Tu étais belle comme ce cri
Belle comme la lame du couteau de lune
Le jour dormait dans un nid de mots
Notre histoire hésitait à commencer
Comme elle hésitera à finir
On marche en Voyant sourd et aveugle
On rêve un moment
Dans les virgules de l’air.

*

… la tâche que vous deviez faire est pour toujours inachevée.

Tous les mots que nous n’aurons jamais prononcés
Quelle inégalité de sensations
Pour le repos il y a le babouin et les pantoufles
Pour le repas le couscous et les oreilles du pendu
Pour le répit l’albraque albuginée et le cobra
Pour le repu la panse et la dépense
Pour le revenant la rentrée sans sortie
Pour le revenu censure et misère
Pour le repris la justice et l’espoir
Tous les mots ne nous ont jamais fait une tâche
Poètes veuillez ici apposer votre signature
Nous n’avons nullement l’intention d’honorer
Ni votre contrat ni le nôtre

*

… je reviens de moi-même, de toute éternité.

J’ai rêvé je me suis tu je me suis tué à te démontrer que tu étais un
nuage j’ai démonté la mer pour t’offrir une chevelure fluide j’ai mis des mots dans des bouteilles j’ai traversé verticalement le sable pour détrôner rois et chefs de tribus illicites j’ai oublié d’être moi pour être sûr qu’on ne me confonde pas avec d’autres j’ai passé une licence de géographie poétique pour qu’on ne tire plus à boulets rouges sur l’intransigeance de mes choix en matière de casquettes et chapeaux j’ai ouvert sur la plage un restaurant de portes closes pour que tu puisses parler tendrement au homard au hasard j’ai bouclé moi aussi la boucle de l’éternité
et tout cela pourquoi, parfois je me le demande.






Note 

Les vers ou extraits de phrases, cités en italiques, sont de Paul Éluard.
Ils proviennent de Capitale de la douleur, collection blanche, chez Gallimard, éd. de 1962.
Les poèmes qui en sont nés en sont la suite provoquée, parfaitement arbitraire, à peine un siècle plus tard, soit maintenant.

                                                                                    Pierre Vandrepote




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