vendredi 7 juin 2019

Alain Roussel, ou comment habiter le verbe


















Dans un beau texte intitulé « Les mots sans rides », publié dans la revue Littérature en 1922, André Breton attirait jadis l’attention sur les « jeux de mots » tels que la joyeuse bande des surréalistes était en train d’en réinventer l’esprit, sans préjudice de toutes conséquences,  grâce notamment  à Marcel Duchamp et aux expressions créatrices d’un Robert Desnos « endormi ». Pour ce qui regarde les liens de la conscience, ou du conscient, dans ses rapports encore peu explorés avec l’inconscient, Breton tentait le diable de la subversion par tous les moyens au profit de la nouvelle définition à laquelle il voulait aboutir, celle de la poésie. Il insiste : « Et qu’on comprenne bien que nous disons: jeux de mots quand ce sont nos plus sûres raisons d’être qui sont en jeu. »
C’est comme en un lointain écho — pour clore presque un siècle — que paraît aujourd’hui le livre d’Alain Roussel, La vie secrète des mots et des choses, écho amplifié par une quête personnelle qui s’alimente au génie propre de son œuvre, de son questionnement, de ses ouvertures, de son humour qui brise sans en avoir l’air bien des chaînes. De façon prophétique, Breton terminait son article par deux formules : « Les mots du reste ont fini de jouer. Les mots font l’amour. » On verra bientôt ce qu’il en est advenu sous la plume d’Alain Roussel, à l’origine du monde… des mots. C’est de leur langue secrète qu’il est ici question, de la langue derrière la langue, des langues venues des bouches de l’imaginaire, des possibles de la parole, des tentations de la transgression du réel par une autre mise en scène des postulats de la raison et des croyances toujours un peu religieuses.

Dans la première partie du livre, La vie privée des mots, l’auteur s’imagine entreprenant une collection de mots comme d’autres s’adonnent à la philatélie ou à la collection de bouts de ficelle. D’apparence en tout cas. Car qui s’élancerait vers des mots aussi improbables que ceux qu’offrent le hasard, ou peut-être l’inattention calculée, pour se brosser un portrait qu’on a peu de chance de trouver ressemblant, à moins que l’identité ne soit pas du tout ce que l’on croit ? Alain Roussel a ce don de partir de mots qu’on peut considérer comme tout à fait anodins (par exemple: camouflet, rire, goguenard, goguette), de les enfiler comme perles selon une histoire dont il détient sans doute sans le savoir le sens ou l’invention. En effet, chez lui tout se tient, en équilibre ou en déséquilibre permanent, selon les lois magiques d’une cabale phonétique extrêmement personnelle où le cheval se confond avec le cavalier.
Hors tous les mots, il en est un, générique, qui ne saurait choir dans l’accidentel, et c’est bien sûr le mot mot. Quelle beauté, quelle pureté que celle de ce mot ! Et pourtant il lui suffira de rencontrer le mot motte pour qu’il perde toute sa virginité extatique. Le voici déjà devenu un mot comme un autre, unique bien sûr, mais faillible, un vrai dur presque déjà tendre. Je laisse au lecteur, au découvreur, au défricheur le plaisir de participer à ces aventures qu’encourent les mots dès qu’ils mettent le nez dehors dans les vagabondages écrits d’Alain Roussel. Il y a longtemps que, chez lui, l’art d’écrire joue avec les mots dans les proses ou les poèmes. Ainsi la genèse du mot mot va-t-elle inventer la première phrase qui ne peut se trouver dans aucun roman ou tentative d’écriture informatique, programmée ou non. Je  cite entièrement le passage car il  relève tous les défis : « La moumoute du mot « mot » est une motte toujours verte, couverte de gazon. Je coince un brin d’herbe entre mes pouces et je souffle avec « art et maistrise » : je gazouille. Les oiseaux, camouflés dans les arbres ou perchés sur le crâne d’un mouflet regardant, l’air goguenard, passer le moine qui, assis sur un âne, continue, sans rire, de manger son oignon, tandis qu’une jeune fille à califourchon sur la branche d’un arbre desséché montre ses mollets, la motte mouillée, en disant des gros mots, ces oiseaux-là m’écoutent, me comprennent et me répondent dans la même langue, en harmonie de rythme et de cadence. » Dans l’écriture qui regarde le monde d’un autre œil, c’est aussi un autre monde qui apparaît : qu’est-ce qui est le plus arbitraire, le monde qui dit les mots ou les mots qui disent le monde ? 






© Chris Voisard - Danse du signe - 2018






Parmi les individus qui écrivent, il en est qui le font évidemment pour toutes sortes de raisons, mais il y a essentiellement deux  attitudes face au langage, face à la langue, aux mots. Certains écrivains considèrent la langue comme un corpus plutôt clos, largement stabilisé, assez inébranlable, une langue qui autorise l’expression d’idées, permet la compréhension ou l’échange des pensées, des sentiments. Il en est d’autres qui sont beaucoup moins sûrs d’eux-mêmes, qui n’approchent les mots qu’avec la plus grande circonspection, qui perçoivent les mots à l’orée de leurs sens multiples, qui pensent que les mots ont rarement dit leur dernier mot. Est-ce que ceux-là sont plutôt des poètes, des joueurs de mots comme il y a des joueurs de dés ? Jouer, déjouer parfois, être joué, être surpris, voire être révélé par les mots dans sa propre pensée, non pas être imprévisible, mais tomber dans l’embuscade tendue par les mots eux-mêmes. Un texte qui ne surprend plus du tout son auteur dégage un sentiment d’inutilité, aux yeux de celui même qui l’écrit. Ce qu’Alain Roussel identifie comme étant « la vie privée des mots », c’est cette part qu’il y a en eux de privé en nous. Ecrire, c’est tenter de rejoindre son propre secret, que nous ne connaissons pas avant de laisser les mots nous le dévoiler, toujours inconnu et provisoire.
Le ressort de toute une part de cette vie privée des mots est évidemment l’humour. Un humour en actes, en vie créative et récréative, un humour qui s’abreuve aux sources du plaisir, du désir, de l’agilité de l’esprit, de la légèreté légère et grave à la fois, un humour qui s’auto-engendre avec une vivacité déconcertante, qui invente ses pieds dans les figures les plus tendues afin de retomber dessus, et toujours avec bonheur. Il y a dans l’écriture d’Alain Roussel une fraîcheur sans égale, comme si le monde n’avait jamais cessé de naître, comme si, malgré le malheur des temps, la beauté la plus quotidienne était à cueillir dans une fragilité chaque jour reconstituée. Combien j’aime cette idée qui est la sienne de rêver et d’écrire « redonnant vie à la langue pétrifiée, pour peu que je les mette à l’épreuve de ma méthode, avec quelque chose de la liberté et du rire qui devaient habiter le Verbe au moment de la création du monde et plus encore celle de l’homme. » Laissons donc l’auteur augmenter sa collection de mots et réécrire à sa façon, sinon l’origine du monde, du moins celle de la psychanalyse. Nous retrouverons bien notre Chevalier de Pégase en quelque chemin de traverse : « Ainsi vais-je à la chasse, royal, chevauchant la cabale phonétique parmi les genêts au rythme de mon coursier. Tantôt menant la meute des mots, tantôt mené par elle, je traque sans relâche mon gibier de potence métaphysique qui, rusant, m’entraîne parfois sur de fausses voies où je risque de me retrouver en goguette ou de subir un camouflet, jusqu’au mot, jusqu’au moment fatal où je sonnerai l’hallali devant l’arbre sec. » 

On ne sait finalement pour quel mystérieux usage la nature a doté l’être humain de ce que nous appelons un langage, la possibilité des langues. Pour nous permettre de déchiffrer le monde, d’explorer des pensées qui pourraient être les nôtres, pour nous donner un sentiment définitif de connaissance perdue ? Ou au contraire pour nous isoler dramatiquement de tout ce qui existe puisque nous sommes les seuls à parler, en tout cas de cette manière ? L’humour est aussi là pour nous rappeler que nous croyons communiquer, plus que nous ne communiquons vraiment. Comprendre l’autre, c’est le deviner; saisir une vérité du monde, c’est la pressentir, la renifler, tomber sous son charme. L’humour isole, à tout le moins établit une distance avec son objet, mais il est aussi libérateur dans la mesure où il nous empêche de nous prendre par trop au sérieux. C’est sa façon de nous amener à relativiser nos pensées ou nos sentiments, de nous tenir éloignés des rigorismes moraux et autres préjugés toujours prêts à se reformer. Ce qu’il y a de beau dans l’humour, c’est qu’il est toujours recréateur de liberté libre, qu’il nous permet d’imaginer sans contrepartie. Ce qui est en lui sacré, c’est sa fonction désacralisante. Je donne donc rendez-vous au lecteur, lui conseillant de se placer au premier rang, pour voir passer cette superbe course cycliste emmenée par Miss Molly, la mariée pédalante, poursuivie par un « peloton » de poètes et d’artistes, tous plus fringants célibataires les uns que les autres, cherchant à rattraper la vérité toute nue de leurs plus chers fantasmes personnels.

La richesse du livre d’Alain Roussel est tout à fait hors du commun dans la mesure où il y est capable de déployer une invention inégalable, un imaginaire quasi onirique en même temps qu’une pensée implacablement mesurée, très documentée, dans une sorte de lucidité active, dont le talent pourrait se résumer dans cette jolie formule qu’il a pour définir le lieu d’où il écrit : « Je pense avec la langue, et la langue me pense. » L’osmose est complète. L’auteur, qui doit tout à la langue, lui rend la monnaie qu’elle ne se connaissait pas. Le sens magique fonctionne, au niveau des sons, voyelles et consonnes comprises, au niveau du sens ou des sens, nous invitant à participer à la fête inconsciente des mots et des lettres, des lettres et de l’être, dans les coulisses des phonèmes et de la phonétique. Les mots sont joueurs lorsqu’ils sont dans la main du poète, ils deviennent aisément moqueurs, farceurs, clowns, acrobates, se révèlent aussi parfois des amoureux transis en transe.
S’ensuit donc un échange de « Lettres d’amour » entre deux lettres cette fois, le « l » et le « r », au cours duquel se déploie un somptueux marivaudage érotique dont tous les amoureux du monde pourraient rêver si un tel « coup d’aile » leur était permis dans la séduction d’un autre « r » du temps. Mais au pays du langage et des mots, on se retrouve à chaque coin de rue, à chaque coin de phrase, dans les branches touffues des oiseaux et des arbres. Ce sera « le chant du me(rl)e dans la lumière blanche de l’hiver ! » Ce ne sont plus seulement les mots qui font l’amour, ce sont les consonnes qui s’inventent des nuits de sexe et de désir, qui montrent sans vergogne aux locuteurs les paysages interdits qu’elles sont capables d’explorer à leur insu. Mais voilà, les « l » sont légères, il suffit qu’un « f » du plus bel e(ff)et passe et voilà que l’ « r » de rien trouvera consolation auprès de la jolie « b », une accorte voisine. Érotisation du langage et des mots à tous les étages, le docteur Freud n’avait pas encore dit son dernier mot. C’est l’auteur lui-même qui résumera : « La langue est devenue un tel foutoir ! » S’ensuit encore une explosion d’inventivité verbale que je m’en voudrais de déflorer et dont je laisse au lecteur le plaisir de la révélation. Non sans ajouter toutefois que, littérairement parlant, l’écriture de ces « Lettres d’amour » n’a, à ma connaissance, nul équivalent en pouvoir frénétique de suggestion, en jeu prodigieux des mots avec l’au delà d’eux-mêmes.

Dans une troisième partie, L’ordinaire, la métaphysique, Alain Roussel paraît vouloir donner la parole aux choses, si tant est que cela soit possible, car enfin la question ultime demeure : qui parle ? Curieusement, c’est l’ordinaire des choses immédiates qui nous conduit le mieux à nous interroger sur nous-mêmes, qui nous renvoie à l’expérience métaphysique dans sa simplicité première. Y a-t-il une étrangeté totale du monde qui ferait que notre perception seule serait insuffisante à le « résoudre » ? Si les mots jouent entre eux, si les choses sont muettes, sur quelle « chaise » l’homme va-t-il s’asseoir ? Le premier peintre à avoir posé la question est certainement Magritte et on est sidéré de constater que sa réponse a été au fond exactement la même que celle de Roussel : « Le néant, d’un seul coup de pied, a envoyé la chaise voler. »
Les textes sont brefs, incisifs, mais la manière dont chacun dessine son objet confère aussi à ses contours une liberté indéfinissable. Les premiers ont été créés par l’homme, à son propre service. Les autres proviennent davantage directement de la nature, les autres encore de la ville, de la marche, voire de l’errance. Puis viendront l’oiseau, la terre, le ciel. Et l’homme enfin, comme si chaque « objet » était infiniment plus que le seul symbole de lui-même, l’homme naviguant dans une nuit où chaque lumière désigne des lieux anonymes, mais chargés d’électricité mentale.

Le livre se clôt sur un texte unique, plus long, intitulé « La poignée de porte ». Est-ce un hasard, une volonté inconsciente, une clé sans serrure ? On entre dans un livre, on en visite les pièces, on inspecte la charpente, mais jamais un livre ne sera une maison où habiter. Un livre est un coup de dés, une tentative de dire l’absolu de la pensée, l’absolu des choses, comme si les deux allaient ensemble. Et d’une certaine façon, c’est vrai, les deux vont ensemble. La pensée va à la rencontre du monde comme le monde aime à frémir sous la caresse de qui l’interroge avec ses propres mots, avec son corps, avec ses doigts d’amour. Alain Roussel a ce don de faire jouir le réel, de rejoindre la chose sous ses mots, d’éveiller dans les mots des sens qu’ils ne se connaissaient pas toujours. Et l’objet ultime de ce maître-livre pourrait bien être ce que l’auteur nomme lui-même « une présence obsédante ».






     Le fait est rare pour mériter d’être signalé. Le livre réalisé par les éditions Maurice Nadeau prolonge avec intelligence et sensibilité le propos de l’auteur d’une pointe d’esprit bibliophile, dans une édition courante, ce qui l’est beaucoup moins.


— La vie secrète des mots et des choses, Alain Roussel, éditions Maurice Nadeau, en librairie le 7 juin 2019.



                                                                                                                                             Pierre Vandrepote



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