Les questions qui nous hantent, le plus souvent toute une vie, sont généralement les plus simples, chargées d’évidences et de mystères, comme si notre désir de savoir, quelque chose par exemple de la vie ou de la mort, devait être satisfait, à un moment ou un autre, et parfois sous l’effet d’un pur hasard, en dehors de toute volonté de compréhension. Ainsi en va-t-il à mes yeux de la poésie, activité singulière de l’esprit, de l’écriture même.
Peu m’importe qu’on soit choqué, il me paraît que la poésie n’existe pas, il n’y a que des poètes, des poèmes, des regards. L’un des poètes qui m’a le mieux révélé certains aspects du réel, et que je fréquente depuis fort longtemps, s’appelle Petr Krẚl, un des rares hommes que je connaisse capable d’évoquer une situation ou une atmosphère en traçant dans l’espace un imprévisible geste de la main. L’élégant petit livre que les éditions du Réalgar viennent de faire paraître, Ce qui s’est passé, me renvoie l’image de cet homme un peu plus âgé que moi, jeunes encore nous étions en ces années 70, bien décidés à faire secrètement bouger les lignes d’une sensibilité qui nous paraissait en avoir tant besoin. Autour d’une table privée, Petr déployait les fastes de sa poésie orale, à cette époque, plus encore qu’en les poèmes nombreux qu’il écrira par la suite. Et lisant ces poèmes, je ne pouvais m’empêcher de détacher de mon esprit la fameuse devise ou enseigne de José Corti, Rien de commun. Ce qui est en jeu dans la poésie de Petr, c’est la question du renouvellement de l’image poétique, de son extension, voire de son détournement. Il ne s’agit de rien moins en effet que de la création d’un autre souffle magique permettant d’inventer au réel une brillance inédite. Saurons-nous jamais exactement, dans notre propre vie, ce qui s’est passé, rien n’est moins sûr :
A la fin bien sûr on retrouvera en face notre vieille briqueterie
et avec elle comme tout l’outre-mer l’invite à partir pour une exploration
décisive de Harrar
ou à pénétrer simplement dans l’éternité jour par jour
L’unité linguistique de la poésie de Petr n’est ni le mot ni le rapprochement de deux termes surprenants, c’est la phrase telle qu’elle ne se connaît pas encore tant qu’elle ne s’est pas incarnée sur la page, la phrase créant sa propre pensée, sa propre invention, sa dérive infinie hors les normes du descriptif ordinaire. Le risque encouru est évidemment l’arbitraire, ce qu’on pourrait appeler la sortie du sens, ce qui ne se produit pas dans ces poèmes qui relancent leurs strophes dans des directions toujours nouvelles à l’aide de rythmes extrêmement variés.
Où sommes-nous ? Je ne sais si nous le saurons jamais, et Petr Krẚl pas davantage. Les temps se confondent, les lieux nous habitent puis nous quittent, la poésie se donne à la prose des jours. Ce qui s’est passé, c’est aussi ce qui n’est pas advenu, ce qui n’a pas été écrit, la tenue d’un journal intenable :
Un jour la pluie tout de même cessera on contournera quelque part un Sphinx
lointain
pour nous rencontrer nous-mêmes
Ce qui s’est passé, Petr Krẚl
Peintures de Vlasta Voskovec
Collection l’Orpiment, le Réalgar éditeur
Pierre Vandrepote
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