La poésie dit ce qu’elle veut quand elle dort
Pierre Vandrepote
Photographies Liliana Vidori
La poésie
dit ce qu’elle veut
quand elle dort
À quelques morts.
Et à quelques vivants.
L’auteur suppose
qu’ils se reconnaîtront.
La poésie dit ce qu’elle veut quand elle dort
Dormant dans le dormeur elle veille sur lui
L’état second étant devenu état premier
L’œil blanc entrouvert apparemment libéré des contraintes
La poésie parle sous les mots sous leur conscience
Elle abolit le temps s’amuse du sens du temps
Elle parle dans la langue au-delà de la langue
Au-delà de ce qui veut être dit
La poésie dit en souvenir du jour
Elle ne dit pas pour le jour mais pour elle-même
Elle oracle ses dits à la lisière du monde
Elle joue de sa langue avec la langue
Elle me laisse tenter de l’approcher sans toutefois se révéler
Sans même daigner paraître
Elle en a assez de ces faussaires qui parlent en son nom
Elle cache sa langue sous la langue
Elle déserte le grand concert poétique
Qui occulte la tribu à l’Indien solitaire
Mot après mot elle repère ses repaires
Elle perd aussi bien la raison que la folie
Elle échappe à l’ordre
Elle crée sa propre politique son économie sa sociologie
Les termes de son langage
Éventuellement elle ne craint la prose ni le poncif
Ni le discours des oiseaux ni la vitesse de l’air
Éventuellement elle rit de se voir hésitante au bord des gouffres
Quand les lumières s’allument dans les lointains souterrains de l’esprit
Elle énonce le rêve moderne
Qui n’a rien à voir avec celui des littérateurs
Elle dit le silence qu’il y a dans les mots
Elle parle aux aveugles et regarde les parleurs
Elle pense à Stéphane Mallarmé posté dans son coin d’ombre
À Guillaume Apollinaire initiant un nouveau monde sans rompre avec
Les éternelles beautés intérieures
À André Breton contemplant le ciel se déchirer en deux parties
décidément inégales
Elle donne un coup d’ailes au-dessus du siècle vingt-et-un
Pour lui rappeler qu’il est plus bas de plafond qu’il ne croit
Dans sa prétentieuse morgue technologique et technocratique
Elle est au cœur même de la vie et pourtant l’absente finale
Elle avance masquée dans le réel
Dans l’ombre portée de l’amour
Elle éteint les bougies de dieu des saintes et de tous les saints
Elle est belle comme la fin du rêve qui recommence
Elle s’amuse des bienséances des morales des quatre saisons
Elle ne mélange pas les genres ni ceux de la grammaire et du
masculin féminin
Elle dit le soleil et la lune le damoiseau et la dame oiselle
Fugitive elle habite la banlieue ou le centre-ville
Elle est partout visible invisible
Souvent les mots sont la caverne qui la dissimule le mieux
L’époque passe les yeux fermés
« Véritablement, aujourd’hui, qu’y a-t-il ? » demande Mallarmé
Ne sachant plus en cet instant s’il tenait ses yeux ouverts
Il appelle cela des Divagations comme un pont sur le Change
Et voici qu’il se prend à poésie pour la prose
Chasseur de ce qui ne vient qui apparaît en un éclair
Marchant sur l’eau sur l’ombre de l’eau
Œuvre toujours plus secrète Poète en le brouillon du Livre
Jamais exigences et peurs ne furent davantage
Les unes en les autres imbriquées
Et pourtant les plus beaux vers furent par lui gravés
Sur la peau même de l’ineffable
Sur la fable sue de tous mais toujours inconnue
Jamais le poète n’a renoncé au mystère
Ce que dit le poète n’est pas forcément reconnaissable
Le culot qu’il faut pour formuler ainsi Anecdotes ou Poèmes
La mèche au sol jetée brûlante encore
Guillaume s’en souviendra
Tout se tient au royaume magique des individus sans royaume
Il se produit lors du passage du dix-neuvième siècle au vingtième
Une rupture esthétique de la représentation
Qui n’a pas aujourd’hui son équivalent
Comme si la pensée était empêchée de chatoyer
Dans l’indifférenciation généralisée des esprits
Il n’y a plus de Livre à écrire de livre à venir
Nous avons perdu la Poésie dans le dédale des nuits insomniaques
Et si plus rien ne semble possible
C’est que tout l’est encore plus que jamais
La fin du monde est pour chaque matin
Des yeux neufs se lèvent sur la rosée du jour
Des lèvres roses sur le neuvième jour du jour neuf
Le poète ne trahit pas l’espérance
Il préfère perdre la mémoire ne pas se souvenir
Je ne peux plus croire en ces ordres dérisoires
Passé présent futur Temps d’une histoire unique
À quoi il faudrait souscrire comme à un éternel regret
Il faudra vous y faire poètes et non-poètes
Je ne suis pas d’ici
Ni d’un là ni d’un ailleurs que vous appelez
Rêve pour vous en mieux débarrasser
Nous traversons la langue au grand étonnement de la bouche
Langue d’ombre dans la bouche d’ombre
Jamais pourtant poète ne parla aussi clair
Livré au hasard de la vie
Au coup de dés de sa pensée solitaire et collective
Passage de l’Unique à la Fratrie des poètes disparus ou
Bien présents dans les livres secrets de la clandestinité moderne
Avant la fin peut-être
Juste avant la fin
Pas d’oracle je vous prie
Quant à la fin
Ce qui se passe dans l’esprit des peuples n’est pas visible
Rengainez vos sondages vos prescriptions maladives
Quand vous prétendez voir un homme
Vous vous empressez de construire un mur
Rassurez-vous il vous rendra la pierre
La pierre de la guerre
Et vous demanderez encore au métèque Apollinaire
D’aller la faire comme hier
Il vous avait pourtant prévenu dès
Lundi rue Christine
…
Cher Monsieur
Vous êtes un mec à la mie de pain
…
L’Histoire zigzague
Et l’homme des peuples en est l’équilibriste
Moitié imprévu moitié imprévisible
Un monde ou un monstre avance au-devant de nous
Qui n’a pas de nom
Montagne ou ravin va savoir
Le temps a le bout du pied dans l’inconnu
Même si l’inconnu n’a plus guère de temps
J’en reviens au présent pourquoi pas
Le train nous attend en gare
Malgré toutes les pseudo-prémonitions
Les avions montent au ciel à la vitesse de l’esprit
Mais ils sont presque tous sans destination
Je ne sais quelle Belle t’attend au coin de la rue
Dis-moi si la ville est La Rochelle
Londres ou Dijon
A moins que ce ne soit Kalamata où je retournerai peut-être un jour
Mais voilà que la nuit se retourne sur elle-même
La Poésie zigzague non moins que l’Histoire
Cherchant sa beauté dans les messages du vent
Dans les blessures du souvenir d’amour
Je ne sais ce qui chante silencieusement à l’oreille du sable
À nouveau la mélancolie de l’âme et de l’ici mal visité
La correspondance suspendue
La rencontre différée
Le doute installé au cœur de la forêt
Craignons oui
De ne plus être émus par une musique
Échappée de la fenêtre entrebâillée
Celle qui donne sur un intérieur inconnu
Par une vague en dentelles au milieu de la rue
Par le désert s’emparant des solitudes amoureuses
Par une cigarette se consumant sans fin dans l’abandon d’un cendrier
Le danger est à l’intérieur
Nos bras se replient sur une figure du vide
Il est loin le temps où l’on pouvait espérer
Gagner de l’argent dans l’Argentine
Rêver de lointaines migrations
Ou faire fortune au casino de belles aventurières
Dieu n’est plus cet animal de consolation
Qu’on pouvait prier à genoux comme un enfant
Il est devenu l’arme des folies assassines
Redevenu le pire ennemi de l’homme aux mains des hommes
La terre semble parfois si minuscule vue du malheur des peuples
L’utopie qu’on croyait sœur du rêve et de l’action
N’est pas forcément plus charmeuse qu’une porte de prison
Nous avons appris à nous méfier du rêve égalitaire de la misère
pour tous
De l’art au service de l’émancipation des oiseaux
De la beauté qu’on nous vend et qui surtout nous ment
De l’artificielle beauté détournée aux fins argentines
Nous ne voulons plus croire désormais
Qu’au rêve qui est nôtre
Le tombeau de la mort est ouvert
Si le poète est absent
C’est alors que surgit celui qui veut à nouveau
Frotter l’un contre l’autre les silex anciens
Celui qui contemple la lune et y lit une figure ignorée
Celui qui dit Vous croyez avoir tout vécu
Mais vous ne connaissez que la fatigue
Dans la grande salle du bout du monde
Celui qui marche dans sa tête
Celui qui joue sans drame son va-tout
Celui qui trace au marbre des rues
Ses premiers pas perdus mais à peine
Celui pour qui tout est nouveau
Et surtout l’esprit quand il est en dérive
Celui qui lance les dés d’une histoire qui ne lui appartient pas
« Le lundi seize janvier, à cinq heures dix, Louis Aragon montait la rue Bonaparte quand il vit venir en sens inverse »
Était-ce prose ou poésie description imaginaire
Ou constat lucide et froid
Comme d’un rendez-vous avec soi-même
À travers le filtre des amitiés partagées
Portrait déjà de l’avenir dans le passé
Une parole se met à rêver librement
On ne sait si c’est dans la tête du poète
Ou dans l’ambiguë chanson des rues
Puis c’est un peintre qui croise la Muse
D’où vient-elle Qui est-elle Où va-t-elle
Ne vous rassurez pas si vite
C’est le temps c’est l’éternité une beauté peut-être
Comme il y en a tant et qui chacune
Mais celle-ci semble égarée ses rues ne mènent nulle part
Elle choque le rêve de l’autre
Rebondissant de carrefour en rue perpendiculaire
Pour soudain tourner sur la droite
S’engouffrant dans sa propre chevelure
A-t-elle existé le temps d’un souffle sur une paume
Le temps d’un mythe créé par une machine à écrire le désir
Par la machine folle de l’esprit en vertigineux désœuvrement
Son étrangeté a la forme d’une question sans réponse
Elle erre comme si elle était l’errance même
Apollinaire l’eût prise pour une de ces belles sténodactylographes
Breton lui la prend pour une des mystérieuses
Incarnations de l’esprit nouveau
Qui bouleverse les hommes en temps de paix
Rien ne peut l’émouvoir davantage que la Disparition d’une apparition
Toute la poésie dans cette brisure de l’éclair
Allant de l’un à l’autre
Reliant et tissant on ne sait quel fil perdu
Traçant à même la ville la trame d’une aventure illisible pour tous
Contours imprécis de quelle présence interdite
Voilà bien un siècle qui commence mal
Qui commence comme toujours au-delà du bien et du mal
« Je n’aime, bien entendu, que les choses inaccomplies »
Confesse dédaigneusement le poète
Le sentiment de l’aube n’est pas éteint
Les aiguilles d’un seul siècle tournent plus vite
Que les rêves qui ne ménagent guère le temps
Hier est forcément dans le bel aujourd’hui
On a dit avec légèreté tant de mal de tous les
« -ismes »
Sans bien voir qu’ils ont été toujours des isthmes
Des avancées inquiètes au milieu des conformismes
De la pensée assise rincée
L’homme porte en lui cette étrange bande d’étroite terre
Qu’il impose aux tournoiements des eaux
Pour mieux relier dangereusement
Un monde à un autre monde
Un monde à d’autres ondes à d’autres ondées du cœur
A d’autres ondulations de l’esprit
Ainsi de la Disparue engloutie par le subtil trajet des rues
Qu’est-ce que c’est Vivre
Si nous sommes aussi peu vérifiables
Sûr qu’il faudra bien un jour écrire une nouvelle
« Introduction au discours sur le peu de réalité »
C’est folie pure de croire aux contours du seul réel visible
Tout ne relève-t-il pas de nos seules croyances
De nos seules poétiques affirmations
Mallarmé a résolu le réel absolu dans Un Livre
Qui ne doit rien ni à un coup de dés ni au hasard ni à un anti-hasard
Lui aussi a disparu au coin de la rue de la poésie rare
Comme un autre au Harrar de la langue muette
D’avoir peut-être tout exploré en une unique vérité
En général les poètes écrivent peu
Car ils tentent de vivre beaucoup
Ils voudraient écrire à la vitesse de la vie
Ils voudraient vivre à la vitesse de leur propre mort
Le poète habite deux planètes à la fois
Celle du bonheur et celle de son désespoir
Celle du réel illimité et de sa connaissance interdite
Celle de son être propre et celle de l’Autre
(planète infranchissable)
Sauf l’Amour — hasard réalisé
Avec le beau visage de l’imparable nécessité
Même si la fin du monde se joue chaque seconde
Le chantre qui chantera L’Amour Fou s’est aussi demandé
S’il s’agissait d’un Livre ou d’une épave rêvée
« Dans ce coffret dont je n’ai pas la clé et que je vous livre dort l’idée
désarmante de la présence et de l’absence dans l’amour. » écrit Breton en 1924 dans ladite « Introduction »
Du coup je me demande quelle sorte de relation entretenait
Le poète Mallarmé avec l’idée d’Amour
Avec ce qu’il aurait pu appeler la musicalité de l’amour
Lui si discret avec le sentiment
Lui qui sait que jamais un coup de hasard
Ne saurait abolir le moindre dé
Ou la moindre question suspendue aux lèvres de l’horizon
Il pouvait voir pourtant l’infini dans un jardin
Poursuivre la vue jusqu'à l’intérieur de l’œil
L’Amour il ne le pénétra jamais si bien que dans Le nénuphar blanc
« les yeux au dedans fixés sur l’entier oubli d’aller »
Plus de dédale Plus d’énigme De la révélation pure
Plus de mouvement à peine un bruissement
Des mots dans d’autres mots de brume
Des mots comme de la nature dressée devant soi
Le sens hésitant dirait-on à perdre pied
Imagine-t-on ce sportif rameur
Foulant légèrement l’herbe bleue et noire
« Qu’arrivait-il, où étais-je ? »
Est-ce vertige ou abandon du réel
Un rêve éveillé (ou peut-être endormi) se produit
Dont l’écho n’a pas fini d’envahir les consciences
Ou si vous voulez les inconsciences des poètes des vingtième et
vingt-et-unième siècles
La nouveauté est morte avec le désir moderne
Un jour nous vivrons vraiment dans le « Sans fil »
A l’intérieur de notre cerveau à l’écoute du monde et réciproquement
en effet
Retour à l’Introduction encore
À « Thésée enfermé pour toujours dans son labyrinthe de cristal »
Quel Minotaure combattu vaincu
Quelle tour d’ivoire Se pencher vers l’extérieur pour mieux y voir
Breton en Mallarmé Le traversant à grandes enjambées
La même course vers le même abîme
« Sûr, elle avait fait de ce cristal son miroir intérieur » écrit Mallarmé
Et soudain tout bascule du côté du rêve
Du côté de la réalité devrais-je dire
Du côté de la révolution a-t-on pu croire
Le poète continue d’emplir sa page blanche
Et plus il écrit plus la page blanchit
Poésie ou prose il ne sait plus Les poètes souvent ont écrit bien
davantage de prose que de poésie
C’est la poésie qui est toute entière « lustrale »
Comme la réalité elle-même
Comme le désir si mal formulé dans l’éblouissement de sa vérité
« Le pas cessa, pourquoi ? » interroge le magnifique poète de
l’immobilité
Dans le temps même où celui des Pas perdus
Ne cesse de songer au temps changé
Par les poètes « las de ce monde ancien »
Pourtant la Disparue ne fût-elle jamais autre que l’Effleurée
Présence absolue suspendue au sans fil du regard
Pendant que Guillaume chantait sobrement
« Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne »
Celle qui avait un nom un visage et plusieurs paysages
Apollinaire le tant épris des femmes réelles
De la poésie des jours réels
Qui se persuada même de la guerre jolie
Apollinaire sérieux comme l’humour et la mort
Assumant toutes les contradictions du cœur et de la vie
Le poète ne trompe la femme qu’avec elle-même la poésie
Ce que dit le Nouveau Monde Amoureux n’est encore
Qu’à peine déchiffrable aux doigts d’aurore
Le jour se lève sur une salve d’amours inquiètes et profondes
Au beau milieu de l’erreur humaine
Le monde est neuf comme le cristal des regards
Au triste milieu de l’horreur humaine toujours recommencée
Le poète n’a plus d’yeux
Ses yeux se sont envolés
Sans doute du côté de la beauté
Le rôle du regard poétique est de sauver l’homme dans l’homme
A-t-on plusieurs visages ou un seul
Tous les visages sont-ils notre visage
Nous n’assoirons plus jamais la beauté sur nos genoux
De peur de la trahir comme nous trahissons nos images
Au fond de chaque solitude il y a la main tendue d’un rêveur
La mienne s’agite en direction des quais
Comme la tienne oui on pourrait croire
On croit que c’est la romance des mains perdues
Quand ce n’est que celle du jeu complexe
Des espoirs fuyant sur la brume des horizons aveugles
Si le temps existe il ne dure que de son abolition
Chaque seconde est contemporaine du réel
Chaque éternité dessine un visage entrevu
Le nénuphar blanc de Mallarmé nous appartient plus qu’au poète
et grâce à lui
Phare nu et blanc osant percer le mystère que plus rien ne viendra
Recouvrir ni dissimuler
Mais surgissant autrement
Sur le damier noir et blanc
Des rues jetées comme des dés au hasard des heures
Le voilà bien le crime de la poésie nouvelle
Celui sans coupable ni victime
Sans muse amusée souriante désabusée
Avec chercheur d’or désargenté
Dans les strates d’une ville qui fait mine de ne pas exister encore
Poète au jeu des perdants magnifiques
Aux paris si peu assurés sur l’avenir
Jouant l’amour et les rêves sur des tables truquées
Pas perdus sur un coup de dés
Pas un seul hasard pourtant ne fut perdu
Ce qui doit advenir l’enchantement du monde
La roue libre les jeux dangereux
Un trait de feu illumine routes et déroutes
À leur tour les mots deviennent ciel ou plaine
On dirait que l’histoire commence au-delà du jour
En pleine nuit peut-être
Un visage brouillé contre la vitre noire
Un sourire fermé sur le plus silencieux des baisers
Ce qui naît n’a pas de nom
Mais est-ce bien de naissance qu’il s’agit
Le rêve se fait expliquer les ambiguïtés du réel par le dormeur
Pendant que celui-ci poursuit son rêve jusqu’au bout
Nulle révolution n’éteindra les rêves
Du dormeur qui ne dort pas
La poésie cherche ses mots sur le drap blanc de la page
Elle ne se contente pas de la maigre moisson des mots
Elle n’est pas purement intentionnelle
Elle veut des mots qui interrogent le rêve
Elle en veut au mystère des choses
Comme au mystère des êtres
Elle en veut au mystère des mots
Comme à celui des dieux anéantis
Elle est le lieu de ce qui n’a pas de lieu
La formule de ce qui perce le secret des morts
Elle ouvre la vitesse à son immobilité cachée
Elle jette l’éponge qui efface le crime
Celui qui nous est reproché depuis toujours
Et qui pourtant n’a jamais eu lieu
Car la poésie est innocente comme le monde qui vient de naître
Elle est libre autant que la beauté est insoumise et aveugle
Nous n’avons de comptes à rendre ni à l’orage
Ni au typhon dévastateur
Dont on nous annonce les vents
à plus de deux-cent-soixante-dix kilomètres-heure
Les pickpockets ne sont pas coupables d’avoir inventé l’argent
Ils ne sont pas non plus les propriétaires du vol
Rien ne distingue a priori dans la rue
Les poètes des non-poètes
Mais il y a ceux qui se retournent vulgairement sur les femmes
Et ceux qui sont aimantés par leur boussole intérieure
Qui rêvent du rêve de l’autre
Leur monde est alors en dérive de toute rive
La porosité de leur regard ne les sépare pas complètement
De la verdure des arbres du courant du fleuve sans nom
Leurs yeux habitent la forêt dans les rues des villes
Des villes englouties dans des lacs de silence
Leurs yeux parlent le langage des silences ouverts
Sur l’autre versant du réel si peu entrevu
A découvrir toujours Des yeux derrière les yeux
Personne ne sait comment les choses s’inventent
Tantôt le ciel est sombre comme au bord des larmes
Tantôt une éclaircie surgie du beau milieu du front
Poussé par le vent bientôt disséminé par lui
Voici que le nuage s’effrite et meurt happé par le vide du ciel
Et voulez-vous que je vous dise soudain
Rattrapé par la parole de Mallarmé
Car voici qu’hésite le poétique
« Je suis allé, avec beaucoup et, intrus familier, subitement, me sens pris d’un
doute, un seul, à vrai dire, extraordinaire. »
Celui que d’aucuns prennent pour le petit professeur d’Anglais
sans autorité
Ah la Musique (que Breton, si grand admirateur du poète,
n’entendra pas)
Et qui est tout simplement dans sa trajectoire étincelante
du siècle dix-neuf
En train de révolutionner la Question de la Poésie
Sans faire de bruit avec son encre ancrée dans l’azur
Un azur fait de bleu de rouge et de noir et de blanc
Un azur qui loge fragmenté dans les milliards de
Cellules de son unique cerveau
Le poète au labeur infini au labeur de lèvres infinies
Le poète percuté de mots blessé de poésie
N’en pouvant plus de la douleur d’exprimer
Jouant de la virgule comme d’une arme à syncoper le rythme
À ajuster le tir quand on braque le silencieux peut-être contre soi
Et qui plus est avec l’arme qui pense-t-il ne convient pas
Non vous n’entendrez pas la déflagration
Mais vous entendrez peut-être la musique des sphères
La musique rendue à son silence intérieur
Dans l’inaudible chuchotement de la pensée surprise
Quel est-il ce doute décidément extraordinaire que
« franchissant les intervalles littéraires, elle ait besoin tout à coup de se trouver face à face avec l’Indicible ou le Pur, la poésie sans les mots ! »
La multitude face à la musique
La musique face à la poésie
La poésie face à ses propres mots
Les mots face à l’indicible
Le pur face au relatif absolu
Cela fait deux fois qu’ouvrant au hasard les poèmes de Fernando Pessoa
C’est le vers suivant qui sort du coup de dés de la lecture
« Il y a passablement de métaphysique dans la non-pensée. »
Impitoyable Mallarmé ouvrant la porte à l’implacable athéisme
du poète portugais
Ce que la poésie nous dit au-delà de l’imprononçable
Ce qu’elle dit dans le non-dit de ses mots
C’est toute la fragilité de notre conscience avérée
L’espace de la part inconnue de notre connaissance
L’absence d’épaisseur de la ligne d’horizon
Comme si le monde en effet ne devait jamais finir
Il y a encore assez de nostalgie
Pour que je ne puisse me confondre avec l’arbre qui passe
Avec l’après-midi qui tombe du ciel sans crier gare
Le temps hésite avant de se tromper de porte
Un cri nous y sommes presque par erreur
Il y a passablement de poésie dans la non-poésie
Celui qui regarde attentivement la nuit peut y percevoir les étoiles
Celui qui s’approprie la nuit devient une étoile
Pour une nuit ou pour l’éternité c’est selon
Mais qui oserait prétendre danser la pensée d’une étoile
La pensée poudreuse et lumineuse du ciel
Je crois bien qu’il reste la poésie
Lorsqu’on a le sentiment que tout est perdu
Ou que rien n’est trouvé
Je veux écouter Apollinaire dans la nuit de sa guerre
Je veux entendre sa colère et la voix de sa chance
Tant qu’elle dure
Son rire et sa tristesse et sa détresse et la parole de son amour
Et son rêve éveillé et son bonheur exposé
Au feu des douleurs partagées
Il y a le crime des lueurs des artifices et des nuits
Il y a la loterie de la mort comme une irréelle symphonie
Même les fusées qui tuent peuvent être reversées à la vie
Le mauvais jeu de la guerre des hommes
Fait rire durablement la nuit qui se déchire
Il y a passablement de physique dans la métaphysique des larmes
Qui pourrait croire à cette heure
Que le bonheur des hommes est plus grand que le malheur
Mais revenons au chant
À ses blessures à ses éclats
À ces victoires qui ressemblent tant à des défaites
À la victoire du poète sur tous les fronts de la vie
Au vin nouveau faudra-t-il donner un nom nouveau
Sur les jours anciens jeter un regard nouveau
Créer chaque jour la légende des jours
De toute éternité s’élève de la terre le chant violent de la vie
Fugace ou ravageur l’amour remonte le courant
Des panoplies du cœur
Les mots du poème s’inscrivent eux aussi en lettres de feu
S’il y a un aujourd’hui et un demain
Ils ne seront pas moins bouleversants que nos hiers
Peut-on partager les larmes et les rires
En faire deux petits tas inégaux selon les saisons
C’est le mystère de la vie que nous voudrions saisir
Même dans l’intervalle d’un seul éclair
Sur la bouche en forme de baiser de la passante disparue
Ce grand rêve que la poésie fait chaque matin
De vouloir changer la vie
Alors que chacun est si peu capable de se changer soi-même
D’aller à la rencontre de l’autre comme on se jette à la mer
Ce qui nous manque
C’est la folle liberté du papillon
L’éphéméride des éphémères dont le secret de la longévité est total
Un langage qui serait moins arbitraire que nos pensées
Une poétique à l’épreuve des faits
À l’épreuve du hasard et du temps
Une poésie inconsciente comme le sommeil de la nature
Quand elle se réveille sous toutes ses formes
Immense poème tissé de tous les rêves de l’humanité
De tous les rêves de la matière et de ses évolutions
Immense gestation venue des profondeurs des univers
Un livre aux lettres de fer porté à très haute température
Lisible dans tous les sens comme un résumé infini de nos veines
Où rien ne nous séparerait plus du monde
Le livre des belettes et des terriers de l’amour
De l’homme et de la femme se brûlant
Aux illuminations interdites des enfers ou des paradis
Ici la bonté ici la beauté ici le bonheur nu
Ici une seconde un jour une heure un crépuscule
Ici une vie irréprochable
En équilibre sur la tête du soleil parmi tant d’autres
Le vent soudain s’est levé comme s’il ne devait plus jamais souffler
Dans la direction que les hommes ne veulent pas prendre
Faudra-t-il toujours s’interroger sur la direction de leurs rêves
Sur le sens des jours et des nuits
Enroulés autour de leur axe invisible
Des nuits d’encre des jours où on ne voit rien venir
Célébrer la pluie du lundi puis la neige du mardi
Le froid des idées répandu le long des chemins
Qui nous guettent et que nous ne prendrons pas
Dans la tour solitaire la plus haute tour
Une femme attend sa métamorphose
En faisant rouler les dés
Qu’on dirait à jamais suspendus au bord de la page
Les chevaliers ont beau s’élancer à la conquête du ciel et de la terre
Des forêts et des eaux navigables ou non
Le monde se referme sur sa désespérante énigme
L’azur toujours se cache derrière le ciel
Nos mots frappent à une porte
Qu’aucune phrase ne vient délivrer
Pourtant nous savons bien que nous ne sommes pas seuls
Le poème est commencé depuis si longtemps
Même si nous ne savons qu’écrire à la surface des choses
Reconnaîtrais-je la voix qui me parle
De quoi suis-je fait qui m’appartienne en propre
Quels souvenirs quels oublis
Quelles aventures ne seraient pas partageables
Avec des amis connus ou inconnus
Avec des fantômes libérés de toute contrainte
À s’incarner dans la vie prétendument réelle
Ai-je vécu dans ce petit pays
Où les étoiles tombent toujours à côté
Ai-je vécu dans un siècle où les hommes ne marchent
Ni d’un même pas ni dans les mêmes secondes
Celui qui avec son âne et son bâton
Celui qui avec son moulin à prières et sa robe rouge
Celui qui avec un révolver dans un tiroir
Celle qui attend que Minuit tombe sur la ville
Celle qui traverse la frontière habillée en homme
Celle qui se dit qu’il n’est jamais trop tard pour aimer
Tout dans mon être intérieur tourné vers l’extérieur
Au bout de mes dix doigts la forêt de tous les autres
En plein cœur de la solitude
Fichée la flèche de l’histoire des hommes
Les morts ne nous appartiennent pas moins que les vivants
Ne sont pas moins vivants que ce qui nous tue
La poésie est faite pour qu’on ne l’entende pas
Le poète est celui qui rêve pour qu’on ne l’écoute pas
Lui non plus n’entend ni n’écoute la voix
Il ne sait pas d’où elle vient
Elle passe en cristal insoluble
Qui pourrait dire ceci est à moi ceci est en moi
Voici qu’un grand silence se fait avec fracas
Les dieux sont fiers quand ils ne sont pas bernés
Les poètes ont l’humilité des déserts arides
Ils donnent soif quand il n’y a plus d’eau
Ils sont les enfants désarmés des nuages
Pourtant ils franchissent en force la dernière dune
Celle qu’on croit obstinément être la dernière
Personne ne nie qu’ils avaient sans doute raison
Ceux qui sont blessés à la hanche
Ceux qui préfèrent se laisser mourir sur place
Ils ne voient plus le jaune de l’avenir dans le blizzard
Ceux qui découpent le ciel en morceaux pour mieux le parcourir
Les mots hésitent ils clignotent à l’orée des bouches
Les mots sont blancs dans les bouches noires
A moins que ce ne soit l’inverse
On dit qu’ils chantent pour cacher leur trouble
Ils content le voyage que chacun fait presque à son insu
Ils ne savent pas s’ils sont heureux
Ils ne savent pas vraiment où ils vont
Ils cherchent dans une nuit heureusement pleine d’étoiles
Ils suivent un chemin qu’ils sont les seuls à tracer
Ils suivent un chemin qui n’existe pas
Ils ne le suivent pas ils l’inventent de toutes pièces
Le poète avance nu dans le mystère de sa propre passion
Sa connaissance ne lui apprend rien
Mieux vaut une brouette pour transporter les pierres
En voici un autre qui n’avance masqué que pour mieux se dévoiler
Croit-il
« Qui suis-je ? » questionne celui hanté par les fantômes
Et encore bien plus tard à l’issue de son voyage
« Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? »
Quelle errance ne saurait renvoyer à la question de sa propre
immobilité
Celui qui part sur les routes
Celui qui défie le jeu des mots et du hasard
De la réalité parcourue et de l’imaginaire poursuivi
Celui qui n’évite ni la contradiction du soleil
Ni celle de l’ombre à minuit
Laissez-moi penser que le temps n’a pas tant changé
Un homme est seul qui ne tient guère à son ombre
L’enfant qu’il fut court encore la campagne
Ce qui brise les jours d’aujourd’hui
N’engendre pas une douleur nouvelle
La rose que je cueille
M’arrêtant à peine
Offre son bouquet de simplicité
Il s’y prend parfois une goutte de sang si légère
Qu’on n’oserait croire être encore sur la terre
Je suis là sans bien me reconnaître
Dans une pose qui n’est guère altière
Mon regard pourtant erre sans limite
Je pousse une porte qui refuse de se fermer
Ma tête voudrait ressembler à la forme du monde
Cette édition numérique
de
La poésie dit ce qu’elle veut quand elle dort
en constitue le tirage original
Écrite
en avril 2017
Elle a été recomposée
en février 2023
Monsieur Vandrepote, écrivant actuellement un essai philosophique sur l’œuvre poétique de mon ancienne amie Marianne van Hirtum (1925-88), je me suis souvenu du déjeûner auquel vous nous aviez invités Marianne et moi chez vous à Paris rue Daguerre (c’est l’époque où, si je me souviens bien, vous aviez fait imprimer un découpage avec des textes imprimés recto-verso), et je viens d’acheter et suis en train de lire votre livre sur Max Stirner chez les Indiens, ce qui m’a finalement conduit à prendre connaissance des différentes pages de votre site où nombre de poèmes sont remarquables et ne requièrent d’abord que notre écoute. Et c’est pourquoi je lis avec plaisir et émerveillement les poèmes de votre site où les sensibilités différentes possèdent cependant un point commun : elles « rendent plus purs les mots de la tribu ». Bien amicalement à vous, Patrick Négrier
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