samedi 28 juin 2014

Lorsque l'homme de Lascaux





Note sur le sens originel de l’art
extrait—







     
Lorsque l’homme de Lascaux tend sa main, le bout de ses doigts enduits de pigments colorés vers la paroi de la grotte, quel geste accomplit-il exactement, à hauteur d’homme pourrait-on dire, c’est-à-dire vers l’inconnu de sa propre main, de son rêve, de sa pensée, des formes et des forces qui le fascinent, le font vivre, le projettent vers un demain toujours incertain ? Rien ne peut faire que la peinture, ce soit d’abord une trace, un signe, un fléchage du sensible, un contact avec la matière, avec la matière-esprit, avec la terre-gouffre, avec l’autre, ami ou ennemi. Qui peut dire si cette main s’émerveille, ou qu’elle a peur soudain de ses propres pouvoirs, qu’elle invente le premier geste libre qui ne soit pas uniquement obsédé de survie? 
  

  Ce désir de volupté mentale et physique mêlé aux terreurs sublimes ou misérables, il n’est pas un peintre qui, à un titre ou un autre, pourrait affirmer qu’il ne les a pas croisés sur le chemin de son oeuvre. La trace peut s’effacer, mais aussi bien rester derrière soi; voici que le geste est indistinctement aventure, dessin, écriture, histoire, séparation qui relie, acte naturel et  magique. C’est ainsi, et peut-être surtout ainsi, que l’homo sapiens sapiens se découvre une nature singulière qui fait de lui à la fois un être-du-monde et un être au bord du temps, au bord du monde.
   

Se pose-t-il, notre ancêtre contemplant incrédule sa main, la question de la représentation abstraite ou concrète du geste qui lui a permis de tracer ce premier signe mental coloré sur la roche souterraine ? On ne saurait imaginer plus extraordinaire “naissance de l’art” comme a dit Bataille, la rêvant davantage en poète qu’en homme de science de la préhistoire. Car, dès le départ, tout y est, indissolublement lié, entremêlé, la peinture, le dessin, les signes aujourd’hui encore à peine interprétables, le réalisme magique, l’incantation, l’exposition secrète, le jeu, la chasse, la peur, le chant, la vue, la traversée des apparences, voire les tabous de la représentation humaine et de l’identité. Bataille insiste sur ce point capital qui est alors mis en jeu, il s’agit d’un “commencement”, donc d’une invention, d’une initiation, en tout cas —symboliquement ou non, ici, à Lascaux— de la création de quelque chose qui n’existait pas auparavant. Pas de tradition à quoi se référer, de l’innovation pure: “Inévitablement, l’art en naissant sollicitait ce mouvement de spontanéité insoumise qu’il est convenu de nommer le génie” écrit Georges Bataille. A ce moment précis, le modèle extérieur et le modèle intérieur coïncident parfaitement puisqu’ils n’ont jamais eu à être dissociés, tout s’enchevêtre, y compris les mises en espace elles-mêmes, donnant naissance à de fascinantes superpositions qu’on ne peut exclure des processus mentaux, voire esthétiques, mis en oeuvre par quelques hommes tout spécialement doués pour habiter leur propre monde, le même sans doute que celui de leurs semblables, admiratifs. Cet art unique, nullement naïf ou platement réaliste, puise évidemment sa source dans la nature, mais dans une nature “naturée” par l’homme, qui ne se sent pas profondément distinct de son environnement ni supérieur à l’animal qu’il chasse ou aux êtres hybrides dont il a peut-être eu la vision qui n’est pas moins réelle qu’une autre.



Premier Taureau — Lascaux

   



     Plus qu’à des arts premiers, nous sommes ici confrontés à ce qui fut l’essence première de l’art, à la création du vertige qu’il suppose. Représenter, c’est dédoubler, mais certainement pas recopier par le biais d’une simple redondance; dédoubler, c’est affirmer un désir ou une volonté d’action sur le monde, agir sur lui pour s’en faire un allié, si possible se le rendre favorable, et en même temps rendre un hommage à son inquiétante beauté. Représenter ces taureaux, ces vaches, ces cerfs, ces chevaux, cavalcades, sarabandes, dans des grottes, mais aussi dans des boyaux étroits, cela voulait dire quoi pour ces premiers peintres de l’inaccessible ? Voulaient-ils orner ou cacher, montrer et cacher, peindre et garder le secret, se protéger eux-mêmes de crainte que la nature ne se venge qu’ils lui dérobent sa terrible puissance ? Autant de questions qui sont peut-être déjà des réponses, les unes comme les autres invérifiables.



                                                                            Pierre Vandrepote

4 commentaires:

  1. Et lorsque l’homme de Pierre d'Echo glisse le bout de ses doigts sur ses lettres numériques vers le mur virtuel, "quel geste accomplit-il exactement, à hauteur d’homme pourrait-on dire, c’est-à-dire vers l’inconnu de sa propre main, de son rêve, de sa pensée, des formes et des forces qui le fascinent, le font vivre, le projettent vers un demain toujours incertain ?". Merci pour ce texte d'une si belle actualité, d'une si belle éternité, qui donne envie de découvrir la suite...

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  2. L'éveilleur de conscience, le transmetteur brute, éclair mes murs sombres.
    Je suis un peu sans voix je scrute le silence et le froid...

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  3. C’est un lieu retiré
    Il est au coeur d’une falaise
    C’est un lieu obscur
    Au silence de coquille

    C’est un lieu secret
    Que les hommes envoûtent
    C’est un lieu voûté
    Aux piliers incertains

    C’est un lieu obscur
    Que les hommes ont peint
    C’est un lieu sacré
    Pour croire en l’avenir

    C’est un lieu enfumé
    Par des morceaux de lumière
    Qui tremblotent de leur suif
    Au moindre courant d’air

    C’est un lieu magique
    Habité par la chasse
    Les entrelacs des bois de rennes
    Les chevaux superposés

    C’est un lieu d’espoir
    Abritant les croyances
    Et qui s’offre à nos yeux
    De très lointains descendants
    --

    paru sur
    https://ecritscrisdotcom.wordpress.com/2011/12/14/lascaux-un-lieu-de-conte-et-de-magies-rc/

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  4. Merci pour votre poème. Je ne parviens malheureusement pas à le lire dans sa totalité à l'adresse que vous m'indiquez. Rechab est-il un pseudonyme ?

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