mardi 30 septembre 2025

Alain Jouffroy, les Hauts Vents, août 2005


 




              le-temps-alain-jouffroy                           



                                          Pour Fusako que je connais

                                          Pour Jenny que je ne connais pas



Il y a un temps qui existe

et il y en a un autre

qui n’existe pas

Il y a un temps qui existe

qui passe ou ne passe pas

celui du temps ordinaire celui des heures et des jours

celui de l’effrayant quotidien des mornes étendues

et il y a le temps merveilleux

celui qui n’existe pas

celui qui ne passe pas

celui qui ne s’épuise pas 

qui n’épuise pas quand il passe

le temps inaltérable j’ai envie aujourd’hui

de l’appeler le-temps-alain-jouffroy

un temps où il reste toujours un rêve quelque part

un temps où le poème a beau chercher son point final

il demeure introuvable

aussi bien pour le lecteur que pour l’auteur

Il y a un temps qui n’a pas le temps de s’arrêter

qui joue avec le temps 

qui brouille les pistes

qui joue avec les mots

avec les mots de la pensée vivante

qui ne sent pas le professeur

une vie vivante qui ne se prouve qu’en marchant

et qui sait peut-être en oubliant d’être là

ce pourrait être aussi le-temps-alain-jouffroy

un souvenir soudain en plein air au coin du bois

ou dans une de ces grandes villes fabriquées par des hommes

pour des femmes si peu sûres de leur propre existence

un souvenir soudain de Venise

à moins que ce ne soit d’une destination lointaine et inconnue

souvenir d’une étoile qui brille un peu plus ce soir-là

dans le noir du ciel indifférent

J’ai rencontré alain un soir de longue rue perdue

à Lille dont la solitude me ressemblait

Le poète que j’aimais déjà avant de le connaître

venait juste de publier « Le temps d’un livre »

je serrais le temps avec mon coude

et le livre maintenu par ma main au bord de la poche

je me souviens encore du sentiment de chaleur de vie

que ce livre que cet homme provoquaient en moi

dans l’hiver triste et froid de 1966

Je venais juste d’avoir vingt ans

Aujourd’hui je suis dans ma quatre-vingtième année

et le seul nom d’Alain Jouffroy ouvre encore

l’amical frémissement dans mes nerfs

de celui qui fut pour moi un des éveilleurs

à la poésie du monde du réel et du surréel

(si les mots veulent dire momentanément quelque chose)

même si je n’ai voulu le rencontrer que beaucoup plus tard

(Il y avait entre nous l’écart d’une génération)

et si tout le surréalisme pouvait nous faire un signe commun

le personnage d’Aragon et ses aragonades 

faisait pour moi barrière malgré le brio impardonnable lui aussi

Alain faisait son chemin

avec ses règles à lui

avec sa générosité avec son habileté

avec son désir des autres son ouverture d’être

avec sa colère et sa bonté

avec ses fermetures et sa fraternité non feinte

AVEC

est une préposition qu’il a beaucoup aimée

justement parce qu’il cherchait à être avec lui-même

dans le cours incertain de son temps

qui le fascinait comme il le révoltait

comme nous avons tous tenté de vivre

dans une réalité perpétuellement changeante

jusqu’au moment où certaines lumières

une à une s’éteignent

ce ne sont les mêmes pour personne

mais qu’est-ce que le temps

sinon la trace de notre passage

le fil ténu du chemin

le salut d’un ami qu’on finit par perdre de vue

car en effet tout passe

et demeure.


                                                         24.9.2025  

                                                    Pierre Vandrepote

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire