le-temps-alain-jouffroy
Pour Fusako que je connais
Pour Jenny que je ne connais pas
Il y a un temps qui existe
et il y en a un autre
qui n’existe pas
Il y a un temps qui existe
qui passe ou ne passe pas
celui du temps ordinaire celui des heures et des jours
celui de l’effrayant quotidien des mornes étendues
et il y a le temps merveilleux
celui qui n’existe pas
celui qui ne passe pas
celui qui ne s’épuise pas
qui n’épuise pas quand il passe
le temps inaltérable j’ai envie aujourd’hui
de l’appeler le-temps-alain-jouffroy
un temps où il reste toujours un rêve quelque part
un temps où le poème a beau chercher son point final
il demeure introuvable
aussi bien pour le lecteur que pour l’auteur
Il y a un temps qui n’a pas le temps de s’arrêter
qui joue avec le temps
qui brouille les pistes
qui joue avec les mots
avec les mots de la pensée vivante
qui ne sent pas le professeur
une vie vivante qui ne se prouve qu’en marchant
et qui sait peut-être en oubliant d’être là
ce pourrait être aussi le-temps-alain-jouffroy
un souvenir soudain en plein air au coin du bois
ou dans une de ces grandes villes fabriquées par des hommes
pour des femmes si peu sûres de leur propre existence
un souvenir soudain de Venise
à moins que ce ne soit d’une destination lointaine et inconnue
souvenir d’une étoile qui brille un peu plus ce soir-là
dans le noir du ciel indifférent
J’ai rencontré alain un soir de longue rue perdue
à Lille dont la solitude me ressemblait
Le poète que j’aimais déjà avant de le connaître
venait juste de publier « Le temps d’un livre »
je serrais le temps avec mon coude
et le livre maintenu par ma main au bord de la poche
je me souviens encore du sentiment de chaleur de vie
que ce livre que cet homme provoquaient en moi
dans l’hiver triste et froid de 1966
Je venais juste d’avoir vingt ans
Aujourd’hui je suis dans ma quatre-vingtième année
et le seul nom d’Alain Jouffroy ouvre encore
l’amical frémissement dans mes nerfs
de celui qui fut pour moi un des éveilleurs
à la poésie du monde du réel et du surréel
(si les mots veulent dire momentanément quelque chose)
même si je n’ai voulu le rencontrer que beaucoup plus tard
(Il y avait entre nous l’écart d’une génération)
et si tout le surréalisme pouvait nous faire un signe commun
le personnage d’Aragon et ses aragonades
faisait pour moi barrière malgré le brio impardonnable lui aussi
Alain faisait son chemin
avec ses règles à lui
avec sa générosité avec son habileté
avec son désir des autres son ouverture d’être
avec sa colère et sa bonté
avec ses fermetures et sa fraternité non feinte
AVEC
est une préposition qu’il a beaucoup aimée
justement parce qu’il cherchait à être avec lui-même
dans le cours incertain de son temps
qui le fascinait comme il le révoltait
comme nous avons tous tenté de vivre
dans une réalité perpétuellement changeante
jusqu’au moment où certaines lumières
une à une s’éteignent
ce ne sont les mêmes pour personne
mais qu’est-ce que le temps
sinon la trace de notre passage
le fil ténu du chemin
le salut d’un ami qu’on finit par perdre de vue
car en effet tout passe
et demeure.
24.9.2025
Pierre Vandrepote