dimanche 3 mai 2015

Piero di Cosimo (1462-1522)








Piero di Cosimo, l’invention du feu du monde






L'incendie de forêt - Piero di Cosimo - huile sur bois
Asmolean Museum, Oxford










 Ce ne sont pas tant les allégories de la mythologie grecque que Piero oppose  aux sujets religieux qui dominent encore largement l’inspiration obligée de ses confrères du Quattrocento. Ce qu’il oppose à son temps, à la « Renaissance », c’est son tempérament, sa fougue, sa conception du réel et de la vie. Piero di Cosimo, c’est l’exception qui ne confirme que la règle de son originalité, une sensibilité animale, particulière, hors les conventions, qui s’interroge sur les origines de la passion, sur la moralité de l’être humain pris dans l’étau de ses indifférenciations. Ce que peint Piero, c’est l’esprit primitif intérieur qui est le sien, cette vie primitive qu’il porte en lui comme un désir sauvage. Résurgence brutale du paganisme, Centaures énamourés, ciels assombris d’oiseaux immenses ou inquiétants, feux de brousse, orages dégringolant de lointaines montagnes, tableaux panoramiques bourrés de personnages masculins, féminins, satyres et animaux, chasses effroyables d’avant le péché, faux Christs nus et vulnérables, cruautés inévitables, innocence de la chair grouillante. Dans une même toile ce sont la vie et la mort qui se côtoient et se poursuivent sans cesse, le beau n’y est jamais très loin du laid, le féérique du criminel, la nature de sa corruption. L’exubérance est partout présente dans une danse qui se veut hors de tout jugement. D’ailleurs l’homme n’est pas complètement coupé, ou sorti de sa native animalité. Il court comme le feu court de buissons en arbres dans la forêt, les biches fendent l’air, apeurées. L’homme dispute sa chasse aux forces telluriques, à ses semblables, à l’hostilité du ciel et de la terre. Les dieux confondent leur crinière avec les aspérités des rochers à flanc de montagne. Les femmes sont douces ou ironiques, trop souvent enjeux de toutes sortes de rivalités. On dirait que le monde se souvient encore de sa naissance, que le réel s’arrache difficilement aux limbes de l’imaginaire. Violente, sauvage, la peinture de Cosimo est innocente comme le loup qui vient de naître.







Combat des Centaures et des Lapithes (détail) P. di Cosimo
National Gallery, Londres






 Il est vrai que l’époque est dangereuse et imprévisible. Comme le souligne Alain Jouffroy, la vie politique à Florence — le pouvoir est aux mains des Médicis — est rythmée par des troubles et des ambitions « où le poignard joue plus fréquemment que la raison ». Piero est d’un caractère sombre et solitaire. Aimé ou détesté, il semble vouloir n’en faire qu’à sa tête. Il voit ce que personne ne voit. Il vit retranché. Travaille comme un forcené. Sort parfois de sa tanière, pour peindre alors, à contre-temps, un des plus beaux portraits de femme, celui de Simonetta Vespucci, la Sans Pareille. La plus belle, la plus vénéneuse, la plus mortelle. L’inoubliable aimée de Julien de Médicis. Botticelli voudra se faire enterrer à ses pieds. Après avoir aimanté la vie amoureuse des Florentins depuis l’âge de seize ans, elle meurt à vingt-trois comme disparaissent les nymphes que les peintres confondent avec le printemps. Cette apparition n’est-elle pas le contraire même du temps ?  Les biographes de la beauté sont peut-être imaginaires, à tout le moins supposés. Et si l’admirable portrait n’était pas de la mystérieuse émotion de Piero di Cosimo ? Le serpent d’un autre éden peut bien se rêver en collier, la muse fut réelle, la peinture en fit naître Vénus. Et sans doute bien d’autres tableaux.






Simonetta Vespucci (détail) - huile sur bois
Piero di Cosimo
Musée Condé, Chantilly







 Piero n’est pas le néoplatonicien qui domine alors la scène de la pensée et de l’esthétique de la Renaissance. Sa pensée du corps, de la matière, de l’épaisseur du monde, pétrie de vitesses, de mouvements, d’errances et peut-être de hasards, le conduit plutôt vers les poètes latins, Lucrèce et Ovide. Les thèmes mythologiques de Piero sont bien souvent l’enveloppe, presque humoristique, dont il se sert pour faire passer le message pictural de son inspiration. La peinture est pour lui le moyen de s’approprier le monde, de creuser la place de l’homme dans un environnement  qui ne lui appartient pas d’évidence. Difficile bien sûr, à cette époque, de tenir à distance l’explication de l’être autrement que par une théorie de la croyance et de la soumission. Mélange de croyances et de superstitions de toutes sortes, de conformisme religieux et de dogmes fantaisistes, d’économie de profit et de fastes civils à la gloire des Puissants, la vie à Florence — il faudrait dire la vie de Florence — est à la fois miséreuse et mirifique, commerçante et richissime, moraliste et débauchée. 











Le combat des Centaures et des Lapithes (détail)
Piero di Cosimo









Piero est un peintre reconnu, mais jamais officiel. Organisateur de carnavals, il met en scène un étrange char de la Mort qui en surprend plus d’un. On le dira vieux fou solitaire atteint de sinistrose. Muré dans les interrogations de son propre génie, il crée dans un profond silence qui ne laisse, au sens propre, entrer personne. Il s’alimente sauvagement, toute cuisine n’étant pour lui que temps perdu. L’anecdote célèbre des œufs cuits par cinquante nous a été racontée par Vasari qui tente de concilier dans son portrait de Piero le caractère fantasque du peintre allié à une finesse d’observation unique en son genre. 











L'incendie de forêt (détail) - P. di Cosimo











L’inspiration de Piero di Cosimo semble avoir engendré une « Renaissance » tout à fait particulière et qui lui appartient en propre. Ses tableaux ne sont religieux qu’en apparence, les autres ne sont mythologiques que partiellement, et moins pour illustrer les dieux que pour faire advenir l’homme à sa propre histoire, à sa propre folie. On s’y trouve plongé dans une sorte de pré-histoire, dont l’atmosphère serait assez souvent celle d’une magie terrifiante et terrifiée. Dans le monde que peint Piero, et qui est sans doute celui dans lequel il vit, rien n’est jamais complètement achevé, ni même différencié. Que nous y soyons sensibles ou non, nous faisons partie d’une évolution permanente, d’une marche sans fin dont la raison humaine est bien incapable d’épuiser le sens. 







Le retour de la chasse - P. di Cosimo (détail)
Metropolitan Museum of Art, New York








                                                                                       Pierre Vandrepote

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