mardi 24 mars 2015

Magritte ou l'objet du tableau







Regarder
Magritte
nous regarder







© René Magritte - La Présence d'esprit - 1958 (détail)









               



Qu’est-ce qu’un tableau représente sur l’espace de sa toile, et même qu’est-ce qu’il présente ? Qui fait le tableau: le pinceau, le peintre, le regardeur ? Qu’est-ce que le tableau, en effet, a à voir avec la réalité ? Est-ce que le tableau, particulièrement dans la peinture de Magritte, n’est pas secrètement, et presque toujours,  le sujet, l’objet du tableau ? Ses toiles sont conçues comme des pièges à attraper des moments de métaphysique banale immédiate; on les croirait volontiers d’un peintre du dimanche parce qu’il n’y a pas d’autres jours dans la semaine; jamais on a eu autant qu’avec lui le sentiment que la toile est une lucarne suspendue entre ciel et terre, dans un salon de préférence, une sorte de guillotine dont la lame est indéfiniment relevée, menaçante, afin qu’on se souvienne bien que l’ordre du monde n’est pas pleinement assuré. On ne sait trop si les apparences sont pour ou contre nous, et pas davantage si les évidences nous sont favorables. On sait bien que les apparences sont trompeuses; on sait aussi que, malgré les apparences, il n’y a pas d’évidences; les apparences viennent troubler le jeu du réel à la manière des évidences qui cultivent l’irruption spontanée sans billet d’entrée : les toiles de Magritte s’installent du bout des pieds du chevalet dans l’espace quotidien pour changer la donne et lancer les dés de l’arbitraire sur le dernier tapis de jeu. Au casino de la représentation, souvent derrière le rideau comme en un théâtre, on ne gagne que le risque qu’on a parié, on ne perd que ce qui n’existe pas, c’est-à-dire qu’on ne peut pas perdre puisque tout existe, même l’herbe verte, les chapeaux-pommes, les cravates de la bourgeoisie belge ou les locomotives qui se trompent de cheminée. Une toile de Magritte est, qu’on le veuille ou non, un présage invérifiable; je ne dis pas que ce présage nous est forcément hostile, mais comme un homme averti en vaut deux, à nous de nous tenir sur nos gardes, ce n’est pas parce que ceci est la représentation d’une pipe que ceci n’est pas —ou est— une pipe. On nous a beaucoup trop dit et répété qu’il y allait d’un simple jeu de mots, je croirais plutôt qu’il y a une faille dans le paysage, qu’il n’y a pas, pour cette fois, de fumée sans pipe, même si le peintre ne pipe mot. Je ne vois pas pourquoi il faudrait parler doctement, philosophiquement, linguistiquement de la peinture de Magritte qui était avant tout un poète des images et des mots, qui a introduit entre eux de l’amour, de l’humour, de la matière étrange, des noces interdites, de la magie, de la dérision sublime, qui a parfois produit des images de rêves pour le plein jour. Magritte, créateur d’évidences nouvelles que jamais personne n’avait repérées, qui nous surprennent encore aujourd’hui comme si leur contenu demeurait inépuisable.
   

    


© René Magritte, La magie noire, 1933 (détail)










      Autant dire que la peinture n’est pas une question de représentation, que rien n’est plus figuratif  qu’une certaine  abstraction, qu’écrire un mot sur une toile c’est le peindre, éventuellement avec diverses intentions. D’ailleurs certains critiques, n’osant pas aller jusqu’à dire que Magritte était décidément un peintre par trop abstrait, ont préféré le classer négligemment dans un lieu pour eux maudit, celui de la peinture “littéraire”. Car bien sûr Magritte ne sait pas peindre, est dans l’académisme le plus plat; manière conventionnelle de peindre s’il en fût, donc. Et pourquoi pas ? Parmi les peintres hyperfiguratifs que nous aurons connu, de Chirico à Edward Hopper ou Konrad Klapheck, il se trouve qu’il n’est pas possible de ne pas identifier au premier coup d’oeil la peinture de l’un, de l’autre, ce qui n’est pas le cas des hyperréalismes plus récents. C’est que l’intention n’est pas la même, qu’il ne s’agit pas simplement de trompe-l'oeil, plutôt d’un égare-pensée, d’une question posée au réel par différents moyens plastiques, dont aucun ne peut être exclu a priori. N’importe quel tableau de Magritte peut être retenu à charge dans le procès qu’il ne cesse d’intenter à l’oeil physique au profit de l’oeil de l’esprit, à la part consciente de l’esprit mêlée à la part diurne ou nocturne des rêves. Tout tableau chez lui est surréaliste dans le réalisme et vice-versa. Peut-on d’ailleurs être jamais hors du réel lorsqu’on élabore une oeuvre quelle qu’elle soit ? Dans l’acte de création, il n’y a pas ce qui revient au réel, ce qui revient à l’imaginaire, il n’y a que la manière dont on dit le monde, dont il se dit à travers nous. Si un seul homme, une seule femme peuvent partager la folie de celui qui a peint, ou écrit, alors cela veut dire que cette folie peut être partagée, que la solitude est rompue, que le mur est tombé. Et des murs, voire des murailles, il y en a d’accidentés dans la peinture de Magritte. L’homme serait-il seul, même de l’autre côté des rêves ?









René Magritte, 1960 — Bruxelles, © Photo Charles Leirens







      Magritte a peint plus de mille toiles et à travers tous ces tableaux, il n’a cessé de poser une question lancinante : quelle est la légitimité du réel ? Jamais peintre ne fut autant son propre sphinx. J’ai sous les yeux une photographie de lui, dont il a soigneusement organisé la mise en scène; on le voit assis, penché en avant au-dessus d’une table de verre, tenant à la main une cigarette qui se consume, un jeu d’échecs vide est posé devant lui, tout contre son autre bras replié, son regard est dirigé vers la cigarette qui se reflète ainsi que sa main, son visage, dans la glace teintée de la table, dans le reflet les proportions sont légèrement étirées, phénomène banal comme on sait, au premier plan, sur la gauche pour le regardeur il y a une bouteille magrittienne qui contient un corps de femme. Le tout constitue un portrait de René Magritte, parfaitement équilibré; juste la marque d’un angle que fait la pièce derrière lui, le fond des murs est gris, une ombre plus marquée sur la gauche, d’une masse qu’on n’aperçoit pas. Tout ce qu’on voit sur cette photo est réel au même titre, le personnage, le reflet, le jeu injouable, la cigarette gagnée par la cendre, la bouteille gagnée par la chevelure, le regard suspendu du peintre. Magritte est tout le contraire d’un illusionniste, il ne donne pas le change, il l’entretient soigneusement; tout lui est énigme dans ce monde à la fois figé et mouvant, où la pensée se révèle et se fracasse sur l’hermétique coquille d’oeuf des objets, des choses, de cette création sans créateur dont nous faisons partie sans en savoir davantage. Notre force est là, semble-t-il dire, nous pouvons apporter de la confusion ou de la clarté, comme on voudra, ouvrir au réel des chemins imprévus. Si nous ne pouvons pas résoudre le mystère de notre présence, au moins pouvons-nous peut-être l’épaissir, jouer avec lui, détourner l’anxiété malheureuse.






                                                                                         (extrait)

                                                                                                              Pierre Vandrepote

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