Écrire et ne pas écrire
Dans mon adolescence boulonnaise —c’est de Boulogne-sur-mer qu’il s’agit—, la pensée poétique qui m’a le plus touché, qui a été formatrice de ma sensibilité est incontestablement le surréalisme, la lecture des poèmes, des essais, des Manifestes de Breton, mais aussi de ses beaux livres de vie, devenus célèbres aujourd’hui, qu’il s’agisse de Nadja, d’ Arcane 17 ou de L’Amour fou, mais qu’il était très difficile de trouver dans les années 1960, dans une négligeable ville de province qui ne pouvait que rendre le cri de Rimbaud encore plus perceptible aux jeunes gens que nous étions. Ce n’était pas l’entreprise littéraire qui m’avait tant remué dans cet Eldorado de l’écriture et de la pensée, de la révolte contre tous les endormissements qu’on disait « bourgeois » et que j’ai eu à découvrir plus tard bien moins de classe sociale qu’on voulait dire alors. Bien sûr il y avait là une nouvelle Défense de la poésie, un désir d’aimer, de pénétrer le monde d’une autre manière tout en en rejetant les vieilles scléroses. Écrire ne pouvait pas constituer un but en soi, n’être qu’un métier comme les autres, ou à peine différent. Mais cette école de vie que pouvait représenter le surréalisme pour un jeune homme de dix-huit ans menaçait en même temps de fermer dangereusement toute ouverture sur la vie sociale, voire la vraie vie elle-même. Ce qui n’était pas le moindre paradoxe si on veut bien imaginer ce que pouvait être la petite vie provinciale de cette époque. En réalité, le surréalisme m’a empêché de devenir un "écrivain", de développer des fictions autres que les miennes.
Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai découvert un essai tout à fait singulier, dont le titre m’avait ébloui par la justesse que je recherchais, dont j’étais en quête sans bien le savoir moi-même, L’extase matérielle, de J.M.G. Le Clézio. Le rapprochement de ces deux termes allait contre tout ce qui se répétait dans la métaphysique traditionnelle ou dans le matérialisme historique le plus plat. Le Clézio écrivait les choses les plus simples, par exemple ceci : « Chaque chose porte en soi son infini. Mais cet infini a un corps, il n’est pas une idée. Il est l’espace précis de la matière dont on ne peut pas sortir. » Ni Breton ni Sartre. Enfin quelqu’un qui sortait de la dualité. Ni la poésie pure et son désir de révolution impossible ni le compromis devenant si vite et fatalement compromission. Fin de la dualité corps/esprit, matière/spiritualité. Un athéisme pur et simple : il ne peut pas y avoir d’esprit sans matière, de vie sans mort. Pas vraiment de la dialectique, plutôt des simultanéités irrémédiablement attachées les unes aux autres. De la liberté à hauteur d’homme, de la liberté une et divisible.
Les métaphysiques de type religieux ne m’ont jamais intéressé, je ne crois qu’à la magie des êtres et des choses. De la même façon, les théories intellectuelles ne m’ont guère apporté de réponse complète aux questions que, comme tout un chacun, je pouvais me poser dans l’ordre naturel de la vie. Les systèmes, les explications globales des comportements individuels ou collectifs ne m’ont jamais paru lumineux que dans la mesure où on veut bien souscrire à leurs présupposés, ce qui est loin d’être mon cas la plupart du temps. Je crois que chacun vit dans une réalité unique, mais que cette unicité demeure ouverte et partageable. Je crois qu’il y a un secret du monde, que le monde a un secret, que nous y sommes tous sensibles, mais que nous craignons de nous en approcher. Le plus souvent, les structures sociales qui nous dominent cherchent à nous détourner de ces interrogations qui sont, pour elles, peu productives, voire dangereuses car elles portent en elles une part « désocialisante ». La tendance contemplative qui est en l’individu le pousse à privilégier dans sa propre pensée ce qu’on pourrait appeler le mystère chimérique du monde. Et voilà que s’ouvre l'espace du rêve, celui de l’art, celui des passions personnelles. Dans le meilleur des cas, voici le poète, l’artiste, le musicien, le créateur de formes, parfois le fou génial. Voilà celui qui n’a jamais cru que le monde a été créé d’un coup de baguette magique par un esprit pur, sans lieu, à la dimension de l’infini, dans un parfait mimétisme… de l’homme ! Voilà celui qui sait que rien ne se crée à partir de rien, voilà celui qui regarde en face l’inexplicable du monde, de la pensée, de l’infini des choses. Voilà celui que fascine le grand mystère de sa présence, le grand mystère impénétrable de la vie et de la mort.
Extase matérielle, extase de la matière, pourquoi n’en serait-elle en effet pas capable, et bien davantage que l’esprit lui-même qui ne saurait être parlant sans s’incarner dans une nécessaire substance ? Un homme qui s’interroge, au plus profond de sa propre incompréhension, me touche infiniment, son doute est le mien, son inquiétude est mienne, et sa générosité, et sa terreur, et son injustifiable bonheur d’être. Je n’ai nulle envie d’écrire des histoires pour le plaisir de conter, ma confiance dans les mots est trop limitée pour cela. Ce que j’aime dans le langage, c’est qu’il agrandit l’espace, qu’il rend envisageable ce qui ne paraissait pas pouvoir l’être. Tout dieu est carapace de silence, butor buté (et je ne parle ni de l’oiseau ni du taureau). J’écris sans que l’écriture soit jamais mon but. Mon but, c’est toujours la vie, dans tous ses états. Même si je sais que la vie est la chance la plus incroyable que la matière a pu produire à travers les espaces infinis, que cette chance est fragile et exceptionnelle. C’est de la présence de l’homme, en tant qu’être humain, que dépend l’invention du monde, ce qui ne veut absolument pas dire qu’il est une finalité supérieure à quoi que ce soit. Nous faisons très profondément corps avec la matière, au même titre que la feuille de l’arbre et le vol de l’oiseau; nous sommes aussi immatériels que le sombre nuage ou le ciel zébré d’éclairs qui peuvent nous tuer. La matière ne nous protège pas, la vie est exposée à chaque seconde, et pourtant les œuvres humaines sont grandioses jusque dans leur soumission au temps.
© photographie Nasa |
Extase matérielle, extase de la matière, pourquoi n’en serait-elle en effet pas capable, et bien davantage que l’esprit lui-même qui ne saurait être parlant sans s’incarner dans une nécessaire substance ? Un homme qui s’interroge, au plus profond de sa propre incompréhension, me touche infiniment, son doute est le mien, son inquiétude est mienne, et sa générosité, et sa terreur, et son injustifiable bonheur d’être. Je n’ai nulle envie d’écrire des histoires pour le plaisir de conter, ma confiance dans les mots est trop limitée pour cela. Ce que j’aime dans le langage, c’est qu’il agrandit l’espace, qu’il rend envisageable ce qui ne paraissait pas pouvoir l’être. Tout dieu est carapace de silence, butor buté (et je ne parle ni de l’oiseau ni du taureau). J’écris sans que l’écriture soit jamais mon but. Mon but, c’est toujours la vie, dans tous ses états. Même si je sais que la vie est la chance la plus incroyable que la matière a pu produire à travers les espaces infinis, que cette chance est fragile et exceptionnelle. C’est de la présence de l’homme, en tant qu’être humain, que dépend l’invention du monde, ce qui ne veut absolument pas dire qu’il est une finalité supérieure à quoi que ce soit. Nous faisons très profondément corps avec la matière, au même titre que la feuille de l’arbre et le vol de l’oiseau; nous sommes aussi immatériels que le sombre nuage ou le ciel zébré d’éclairs qui peuvent nous tuer. La matière ne nous protège pas, la vie est exposée à chaque seconde, et pourtant les œuvres humaines sont grandioses jusque dans leur soumission au temps.
Cet individu que nous sommes, chacun d’entre nous, n’est jamais un être achevé. Nous sommes dans un perpétuel devenir, tout bouge constamment dans la matière homme, comme dans la matière soleil ou la matière terre. Rien n’a jamais été créé une fois pour toutes, l’éternité figée dans son silence définitif est une idée fausse de l’esprit. La mort ne fauche que ce qui meurt, mais le principe même de l’être n’est pas détruit pour autant, ni dans le domaine de la matière ni dans celui des productions de l’esprit qui lui est attaché. L’être existe, sa définition essentielle le caractérise comme un processus en continu; sa forme est à la fois stable et en incessant mouvement. Il faut que nous cessions d’appuyer la pensée sur des logiques binaires, toute pensée est intimement liée à son contraire, telle est la limite juste de l’esprit humain. Dans l’infinité du réel, les choses se répondent de façon analogique, se fécondant les unes les autres, s’ignorant aussi parce qu’elles ont autre chose à dire, sur un autre registre, dans un autre espace mental ou physique.
Bien sûr nous ne pouvons nous satisfaire du silence, mais nous savons aussi que notre langage est miné. Comme si plus nous disons le monde, plus il nous échappe. Ou s’échappe. Notre langage est une image du monde, et cette image fonctionne le temps de son énonciation, elle dure le temps de son seul rêve. Eternelle virginité de la « connaissance par la méconnaissance », la nuit descend dans l’ondulation de ses plis sur la pensée rêveuse : demain est déjà hier.
Pierre Vandrepote
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