lundi 18 janvier 2021

Un perpétuel devenir de l'être

 


          Un perpétuel devenir de l'être

            (à propos de Tchouang-tseu)


Qu’est-ce que penser, sinon vouloir expliquer l’Un par le Multiple, l’indivisible par le divisible, l’absolu par le relatif… Mais qu’est-ce qui est véritablement « premier » dans la perception que nous avons de notre être au monde ? N’est-ce pas plutôt d’abord le Multiple, le divisible, le relatif. Il ne s’agirait alors, avec l’Un, que d’une reconstruction par l’esprit humain, de l’idée d’un Absolu, d’un Grand Tout qui n’existe nulle part. La connaissance, aussi fragile soit-elle, prend toujours la forme d’un morcèlement; face à la complexité, elle rêve de simplicité; face à la diversité, elle rêve de classifications; face à la vie, elle explore le squelette.

Or quel est le sens de la recherche de l’être humain lorsqu’il désire connaître ? Il veut connaître pour être heureux, pour apporter une réponse à un désir, à une interrogation qui n’a peut-être pas de réponse. L’être ne peut se satisfaire de ne pas être libre, d’être en situation de servage. Mais toute naissance se fait en situation de dépendance, c’est la loi de l’ombilical cordon. La vie est rupture du lien afin de recréer un autre lien qui doit mener à l’autonomie. Autrement dit, le multiple est à la racine de l’un, indissolublement. L’enfant qui naît est dans l’avant-pensée, dans le Tout indifférencié, fragile de son propre absolu. L’avant-pensée n’est pas le contraire de la pensée, elle en est le fluide, le charme, la possibilité. Beaucoup de choses vont dépendre maintenant des multiples environnements. J’insiste sur le pluriel parce qu’il est sous-estimé par la pensée moderne : part animale de l’être, conditions géographiques, climatiques, sociales, culturelles, influences de civilisation au sens le plus large. Et, le plus important bien sûr, l’irréductibilité du tempérament propre à chaque être vivant. 



Tao-tsi (1641-1717) — La cascade sur le mont Lou (détail)
©1977 éd. A. Skira, Genève





Très naïvement je tente d’imaginer comment on pouvait penser au quatrième siècle avant J.-C., étant entendu que l’expérience est quasi impossible, a fortiori dans l’environnement d’une société chinoise qui nous demeure largement inconnue. La marginalité sociale de Tchouang-tseu paraît avoir été considérable, il fut bien peu connu des grands de l’époque, il avait des disciples, mais guère d’audience parmi les gens de pouvoir dont il se tenait éloigné. Même si pauvreté matérielle n’est pas détresse morale, il se décrit lui-même « habillé d’une robe de grosse toile fort rapiécée, les chaussures attachées aux pieds par des ficelles ». Aucune plainte chez lui à propos de cette extrême pauvreté. A qui la faute, semble-t-il se demander ? L’homme ne choisit pas son destin, ou plutôt il est et n’en est pas le maître. Serait-ce à dire que, selon Maître Tchouang, il y aurait en l’homme une force inaltérable,  que cette force lui viendrait de sa faiblesse constitutive ? La vie semble être considérée par lui autant comme apparition que comme disparition, voyage fugace dans l’espace-temps obéissant à des lois mystérieuses d’origine extra-humaine.

La philosophie du destin porte, ici comme ailleurs, une contradiction que seul le principe vital permet de surmonter, alors que la « pure » pensée en est incapable. La pensée de Tchouang-tseu est profondément matérialiste dans la mesure où elle est une pensée de la nature « non divisible ». Toutes les contradictions apparentes ne représentent que les multiples possibilités de l’expression du destin, mais rien n’oppose les phénomènes humains aux lois non écrites des vastes univers. Celui qui possède la « capacité intégrale » est celui qui accepte l’infatigable multiplicité de la nature. L’homme est un oiseau, et pourtant n’est pas un oiseau, la caverne est l’envers de la montagne, la vie est fille des océans, l’homme bâtit sa demeure avec des pierres de terre.

Pour nous Occidentaux, il est toujours très difficile de ne pas lire les grands textes orientaux sans chausser les lunettes de la raison, de la morale, voire du jugement. Accepter sans broncher un certain ordre du monde n’est pas pour nous une attitude spontanée de l’esprit. Devant la misère, nous nous insurgeons, devant l’injustice nous proclamons notre désir d’égalité. Souvent nous voulons imposer notre conception de l’ordre à une réalité qui nous échappe, comme si la finalité de l’inconnu devait être aux ordres de la compréhension que nous en avons. Ce n’est pas ce qu’enseigne Tchouang-tseu qui, lui, énonce : « Savoir ce contre quoi on ne peut rien et l’accepter comme sa destinée, voilà la vertu suprême. » Est-ce à dire que tout questionnement est inutile, qu’agir sur nos environnements est condamné à l’échec ? Certainement pas, ce serait porter condamnation  sur l’homme même. C’est plutôt nous rappeler que nous devons agir dans le plus grand respect de ce qui favorise le principe vital de tout ce qui existe, que nous ne devons pas seulement penser et agir en fonction de ce qui sert la seule liberté humaine, mais de ce qui sert la liberté d’être, la liberté de vivre de la totalité de l’existant. Aimer ne pourrait consister en un désir de destruction au prétexte d’imposer ce que l’on croit juste;  aimer, c’est construire avec, inventer une nouvelle générosité où l’on se met au moins autant en cause qu’on a facilement tendance à y mettre l’autre, toujours l’autre. Il nous faut inventer une générosité qui ne soit pas d’ordre moral, mais d’un ordre quasi physiologique et ontologique.

Car nous voici bien au cœur du problème qui est celui de la place de l’homme dans la nature, non en tant que « créature » d’une quelconque divinité abstraite, comme si elle avait été créée une fois pour toutes, mais d’une invention humaine de l’homme, de l’être par lui-même, invention qui n’est nullement la même de toute éternité, invention qui est au contraire perpétuellement réinventée par l’être au cours du temps. Toute pensée humaine entraîne forcément avec elle une foule de principes transitoires qui nous sont le plus souvent à peine perceptibles car notre nature repose sur un nombre considérable de contradictions qui, d’ailleurs, provoquent la pensée, de valeurs oppositionnelles qui nous poussent à créer des morales souvent assez sommaires. Je ne peux m’empêcher de penser à la belle formulation du poète Jehan Mayoux lorsqu’il écrivait que, aussi insoutenable que cela puisse paraître, « la liberté est une et divisible ». Nous savons à peu près tous ce que le mot « liberté » veut dire, mais aucun d’entre nous ne s’aventurerait à dire que sa conception de la liberté est la seule qui soit valide, sans discussion, pour tous les hommes. La « liberté » ne peut être réduite à une unique définition pour la raison qu’elle engage un projet qui concerne chacun et tous, qui est indéfiniment perfectible, qui est et sera toujours en avant. La liberté est divisible parce qu’elle est  un rêve collectif, une nécessité collective, parce que le mystère humain n’obéit à aucune marche au pas de l’oie. En même temps la liberté semble être le « propre de l’homme », alors qu’elle lui échappe toujours, se renouvelant sans cesse sous de nouveaux visages. 






Anonyme (IIè ou IIIè scle) — Personnages peints sur une brique funéraire
Boston, Muséum of Fine Arts




Le piège est que l’homme ne saurait s’identifier à l’absolu lui-même. Le Tchouang-tseu a beau imaginer que les génies « montent sur les nuées et chevauchent les dragons volants pour aller au-delà des quatre mers », il ne nous est pas possible d’oublier que l’imaginaire connaît, tout comme le réel immédiat, une relativisation dont nous devons rester maîtres. En ce sens il est possible de valider en nous ce qu’on peut appeler une « pensée du milieu », une pensée qui n’exclut rien du réel, qui n’est pas étrangère à l’action, mais qui ne rejette rien non plus de la contemplation. Non seulement rien de ce qui est humain ne doit nous rester incompréhensible, mais il nous faut admettre que l’être est lui-même transitoire, relatif, voire, à sa façon, purement imaginaire. La tolérance et l’adaptation deviennent alors les deux sources d’un seul et même fleuve qui coule dans les veines du Tao.



                                                                                                      Pierre Vandrepote




1 commentaire:

  1. Voilà en effet un texte des plus intéressants qui pose la question de l'être dans le devenir et dont l'approche par Tchouang-Tseu est l'une des illustrations mais non la réponse. La seule réponse c'est justement l'être dans le devenir, au coeur de cette présence qui abolit la question et donc la réponse. Être c'est être, le "je suis celui qui suis".

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