mardi 23 juin 2020

Petr Král, poète au-delà de tout jugement









Lisbonne





























A droite Petr Král, avec Marió Cesariny

































« je porte les mains aux tempes pour saisir la planète éteinte on est mardi
et j’en suis à commencer ma première journée de plus »
                                    
                                                  in Pour une Europe bleue

                         


 1



Errer dans la bibliothèque, retrouver les traces de l’ami.
Le ciel brille, nuages blancs à l’horizon, un ciel bleu, très clair.
Petr Král sourit, salue une huître sur le marché, la déguste avec gourmandise, interroge une mouette, lui indique le bon bateau.
N’oublions pas que le poète était Pour une Europe bleue.
Enfin on ne sait pas exactement. Dans ce même poème, il affirme aussi« étaler patiemment du gris sur du gris ».
Puis, au crépuscule, il redevient invisible.
Mieux vaut en croire ses mots que ses yeux ou ses oreilles.
En fait, rien ne ressemble à ce qu’on croit.
On peut ouvrir le livre à n’importe quelle page,
et même n’importe quel livre de Petr,
il y a toujours une réponse à la question qu’on ne s’était pas posée.
Il y a toujours un morceau de réel en train de dériver.
On peut tomber sur un cure-dent
« face au visage blême du réveil-matin »,
on risque aussi de se croire en poésie
alors qu’on vient de manquer l’escalier de service
et qu’on aurait dû y rencontrer ou à tout le moins croiser
« le détenteur du record mondial en rougeole »,
on n’a jamais vu les mots se conduire d’une façon aussi…
incorrecte… enfin, peut-être pas vraiment incorrecte… mais
Quand même
Très inattendue, un peu dévoyée, oh oui, dévoyée.
Je sais bien, ce sont des garçons, toujours un peu à s’amuser,
il faut bien que littérature se passe,
les poètes, enfin un poète, on ne sait jamais exactement
où ça veut en venir.
Quelquefois ils finissent par obtenir des médailles,
oui, quand ils sont grands,
alors ils sont encore plus grands, et puis encore plus,
et alors là ils sont vieux, ils ne veulent pas vieillir,
Ah non, ils ne veulent pas vieillir les poètes,
ils veulent continuer à écrire,
et lui, Petr, alors il écrit
« c‘est seulement dans les livres qu’on a froid sur leurs pages blanc neige
on pourrait aussi parler d’une petite onglée sous la casquette»
Ce poète-là, c’est extrêmement curieux,
il est très peu connu, enfin pas très connu si on veut,
c’est un poète français, il est tchèque,
il est connu comme tchèque, pas très comme français,
il parle un français très pur, précis, mieux que beaucoup de Français,
il parle tchèque très bien, avec une si jolie voix, comme les Tchèques d’ailleurs, 
c’est ce qui se dit à Paris,
enfin c’est ce qui se disait.
Mais ce qui suit ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui :
« quand je t’ai vu pour la première fois j’ai failli croire
   que tu étais adulte un alibi sept carats au doigt
   un riche passé d’hôtel à ton actif » 
Bien sûr j’aurais pu écrire tout à fait autre chose,
j’avais envie de t’écrire une lettre par exemple, 
de te dire que ça faisait un sacré bout de temps qu’on ne s’était pas vu,
qu’on parlait souvent de toi avec
Alain (Roussel)
ou bien 
Christian (Hibon),
Tu sais, on parlait piéton métaphysique et poste restante
On parlait de la couleur de la poésie mais pas beaucoup des poètes
on parlait de la vie qui est plus difficile à traverser que la rue
on parlait des rues qui étaient parfois des impasses
on parlait des paroles qui dorment dans les rues
des rêves qui se réveillent dans les paroles somnambules
Nous aussi 
On était témoin de pas mal de crépuscules
et on se disait que c’était certainement pas les derniers
On pensait à toi dans les voyages qui ne se faisaient plus
on ne nous proposait pas le nouveau monde
on nous propose l’après-monde
ils proposeront le monde d’après
Enfin tu sais les conneries habituelles.
Mine de rien tu disais
mais personne ne comprenait :
« alleluia paille pisseuse gloire au soleil
à l’or pourri des pantoufles »
Pourtant tu avais des titres à plus d’un titre
tes Routes du Paradis étaient Pour une Europe bleue
Tu fus Témoin des crépuscules mais avec Le droit au gris,
Arsenal amenait ses rois désarçonnés,
La vie privée pouvait
« entr’ouvrir des parenthèses mais sans rien résoudre »
Pour l’ange lançait selon toi et pour nous
des cris (muets) dans la plaine,
Quoi ? Quelque chose nous renvoyait au continent d’occasion ou de milieu du chemin.
Et puis d’autres encore, postés sur la page comme une énigme en plus.
Ou bien,
Pour toi les livres étaient des pages des rues et des villes
Prague Bruxelles Paris ou bien Amiens ou Barcelone
New York ou Rennes
sans compter la rue Gustave-Goublier et la rue Daguerre
et un bien étrange surréalisme était ton dernier quartier.
Tu avais envisagé la Fin de l’imaginaire comme une balle perdue dans une époque où il fallait en finir avec toutes les mortifères idéologies
Tu voulais
et je crois nous étions quelques-uns à vouloir
mettre le monde sur Écoute
Nous sommes au bord de la terre 
au bord de la mer et des volcans
nous sommes au bord du temps
au bord des larmes et du rire
nous ébauchons une présence inconnue
Et si les dés sont pipés
Nous déclinons toute responsabilité.



2



Cette nuit je ne savais plus dormir
Je me suis levé et j’ai écrit 
tellement je craignais de ne pas retrouver les mots :
Nous ne sommes pas coupables de la douleur qu’on nous inflige
Et pourtant seul l’homme est la Capitale de la douleur
Puis j’ai voulu retrouver le reste mais plus rien
(Dans le grenier reste toujours un Dieu sans identité
c’est pourtant nous qui l’avons créé)
Puis j’ai pensé à ton poème Dans la fourrure
qui a vraiment alerté celles et ceux qui l’ont reçu

« Encore aujourd’hui ça crépite presque
scintille dans la fourrure changeante des jours
Parmi les sujets traités
figurent le grossissement et l’humidité le bleu
et la vie estivale des hôpitaux » 

J’y ai bien vu « Le jardin intérieur de l’Ospedale de Venise
   surveillé dans les coins par des chats au regard d’hitlers de
   fantômas »
mais j’ai cherché Petr hors les lieux
Il avait toujours son arme sur lui son révolver poétique
Comment pourra-t-il nous parler de cela 
… maintenant




3



Dernier livre paru aux éditions LURLURE, 2020





Il y avait encore Déploiement
déposé entre de bonnes mains
Son verbe enchantant la misère du temps
Sa cruauté aimante métamorphosant le désespoir même
On ne sait plus dans quel mirage on vit
On sauve l’existence dans un râle ou un regard
On ne sait pas si c’est le bruit qui devient musique
ou l’inverse avec élancement:

« Nous avons du moins nos pas
et nos voies  Chacun observe le café de l’autre
mais on fait résonner la journée
On promène les chiens partout »

Le voyage à Vienne ressemble comme un frère
à celui qu’on pourrait faire à Prague
l’ombre creuse 
comme les aiguilles l’horloge
Tout ce qui est dévasté cherche encore un accord
un paysage ultime
on dirait presque la tendresse d’une douleur.
La réalité n’est pas si distante
Tout se tient dans un même mouvement du corps
on voyage dans le couloir comme dans un wagon-lit.
Tout d’un coup
Blanc entre deux fenêtres
d’un côté l’été de l’autre un mégot dans l’après-midi
la vie qui se consume chaleur sous la ville déserte un peu
Soudain il pleut dans le soleil

« Le record seul se dresse affronte dans la nuit l’indifférence
radieuse du Grand Chariot »

Les mots qu’on a tracés sur le sable bientôt seront veufs
Longtemps on cherchera leurs sens
qui s’effaceront sous la broussaille d’hiver
Ce qui se déploie dans
Déploiement
ce n’est peut-être que celui de l’aile d’un oiseau
au delà de toute hésitation
l’aile d’un rire comme si la farce de la vie
ne pouvait que frôler la cime et la foudre
On attend les étoiles
On éteint les prophètes et leurs prophéties
Quelque chose continue de flotter dans l’espace
entre maigre victoire et bonheur inassouvi
Même nos demi-échecs nous appartiendront vraiment

« autrement rien  Dieu paraît-il n’est sorti que pour fumer
mais il y a longtemps qu’il reste dehors
Le costume du Chaplin-vagabond pend toujours dans quelque armoire
   il est sans doute fait d’un meilleur tissu
que les vestons colorés d’hommes d’affaires actuels  Quand on l’expose à la pluie
ses plis forment le paysage du monde avant sa destruction »

à moins qu’il ne s’agisse d’y déployer une ultime colère
celle qui voudrait tout englober
la vie contiguë à la mort
la blessure de la beauté prolongeant celle de la hideur
Un dernier mot brandi à la gueule du silence

« Avant le départ amenez-moi le machiniste
j’ai un mot à lui dire »


                                                                     18, 19 juin 2020

                                                                                                   Pierre Vandrepote