vendredi 27 octobre 2023

Deux poèmes et un texte




 Un vaisseau fantôme - Charles Temple Dix (détail)




 Deux poèmes et un texte

     venus de nulle part




1



     Quand



Quand rien ne bouge quand tout se tait 

Quand le monde hésite 

Quand il pleut sans discontinuer quand rien n’arrive

Quand la solitude se fait menaçante se couvre d’ombres

Quand le temps passe mal dans la gorge

Quand l’immobilité s’interroge devant le miroir

Quand ce qui devait advenir soudain se perd

Quand les mots roulent comme des perles 

Fascinés par leur propre vide

Quand l’espoir joue à saute-mouton avec le désespoir


Quand le vent se lève sur la dune

Quand tu traverses les rues de la vie sans géographie

Quand les temps se confondent

Quand les traces s’effacent en bout de piste

Quand tu ne sais plus exactement qui tu es

Peut-être est-ce une chance qui se dessine

Dans la jungle des jours et des nuits qui t’inquiètent

Tu es comme un paysage surgissant ici ou là

Sans autre nécessité que celle de vivre

Quand le vent déserte la seule étoile qui te guide


Quand ce que tu aurais voulu dire t’échappe te résiste

Quand ce que tu as ressenti demeure sans forme

Quand la rivière des impressions

Coule dans une autre direction 

Que celle des mots et des monts

Mais que tu n’as envie ni de musique ni d’image

Quand le désir n’a pas la force de te pousser dehors

L’instant se brise en mille causes perdues

Quand tu veux explorer sous tes pieds

Ce qui ressemble à un gouffre impénétrable

Tu resserres sur toi ton invisible manteau de plumes 

Quand l’oiseau t’est moins extérieur que les mots

Quand tu voles en direction de ce que tu ne reconnais pas

Quand sans prévenir la nuit s’échappe hors du temps

Cet Alors que tu voudrais cerner

On dirait qu’il est sur le point de se confondre avec l’horizon

Te laissant seul avec ton désir inassouvi

Comme si le poème n’avait jamais existé


                                                                 14 octobre 2022






2



Mondes ronds comme des enfers ou des paradis

comme une parole ou un silence

comme une phrase infiniment étirée dans un ciel noir et blanc

dans des galaxies aux sens multiples 

qui ne mènent ailleurs que dans des nuits sans temps

ou des espaces inexorables

Mondes hors du voyage

hors de la perception

hors du saisissable et de l’insaisissable

Mondes qui ne répondent à aucun nom

qui ne connaissent que des équilibres inconnus

qui chutent dans la pensée 

des êtres humains atterrés tantôt souriants

tantôt suspendus au-dessus de leur propre vertige

Mondes chaotiques

au-delà de l’ordre et du désordre

obéissant à des lois dont nous ne savons rien

qui naissent ou disparaissent dans les spasmes

de la matière inviolée

Chercheurs de sens renifleurs d’étoiles

Rêveurs de passages secrets Cueilleurs de vérités invérifiables

Linguistes privés de langues

Amateurs d’horizons statiques

de mondes ouverts en cascade

Mondes nébuleux en attente d’existence

températures glaciales vitesses interstellaires

nuits noires nuits bleues nuits incolores

Pas de nouvelles des mondes

Grève colossale des mondes

Sur sa feuille de papier dessin l’enfant commence à tracer un trait qui se dirige vers l’infini sans se soucier de ce qui adviendra de ce qu’il vient d’entreprendre.





3




On ne sait jamais pourquoi on vit, pas davantage pourquoi on meurt. Ni pourquoi on écrit. Ou bien on reste en silence, comme d’autres sont en prière, en contemplation de ce qui n’a pas de forme, pas de visage, pas de présence même. On vit à la limite du sens, dans le désert des autres, dans la proximité des rêves irréalisables, dans l’interrogation de ce qui advient, de ce qui nous échappe. On voudrait déambuler quand rien ne bouge, écrire à quelqu’un quand on a le sentiment qu’il n’y a jamais eu de destinataire, ni même de destin. Alors, on tente de jeter un regard en arrière, pour évaluer la distance, mesurer le temps de l’immobilité, évaluer les changements, les permanences. On voudrait voir une image de soi se dessiner, mais c’est le flou qui l’emporte. On a bougé dans l’immobile. La mémoire n’est pas fiable. Sans doute on a vécu plusieurs vies. Sans même s’en rendre compte. Et puis, surtout, il y a l’errance de la pensée, ce désir de lire le livre incompréhensible du monde, des mondes, les milliards et myriades de cellules qui veulent donner un sentiment d’homogénéité à nos systèmes de compréhension, d’élucidation, de décryptage alors qu’en vérité tout nous échappe. Même morts, nous ne saurons rien de ce qui nous a hantés, ni de l’ombre ou de la lumière, ni de la verticalité du soleil ou de l’horizontalité des horizons. Si je me décide à écrire ces quelques lignes, c’est que je sais très profondément en moi qu’il n’y a absolument rien à dire sur rien. Je vois les rieurs, j’entends leurs rires, je suis même très exactement de leur côté. Je suis à la fois plein d’angoisse et nu comme un sourire au cristal silencieux. J’ai vécu l’essentiel de ma vie, de mes émotions dans la seconde moitié du vingtième siècle selon la comptabilité habituelle de nos latitudes. À mon sens, il est toujours important de dire d’où on parle, vu la relativité de la valeur des choses et des mots. Tout énoncé a surtout valeur de témoignage, ce qui requiert une infinie modestie. La proposition est simple, mais elle prend à revers la pause de la plupart des individus qui écrivent parce qu’ils sont persuadés d’être des êtres admirables. Et plus tout le monde écrit, plus chacun est persuadé être digne d’admiration. Grosso modo (j’aime cette manière désuète de dire), il est à peu près universellement entendu que tout a déjà été dit et redit, pourtant personne ne saurait se satisfaire du seul silence. Plus on vieillit, plus le sentiment du temps qui passe nous poursuit, nous enserre, davantage encore que celui de l’espace. Depuis que l’être humain regarde les étoiles, il a comme un sentiment d’éternité, mais depuis qu’il considère la petite boule spatiale qui semble l’avoir produit et qu’il cherche à évaluer son avenir, on dirait qu’une sorte de doute s’est emparé de lui. Notre passé n’a cessé de croître en durée, nos origines paraissent s’enfoncer dans la nuit des temps, alors que notre destin s’amenuise comme si, désormais, le temps nous était compté, comme si quelque chose de l’ordre de la destruction et de la mort était secrètement à l’œuvre, comme si la fin de l’homme, de l’humanité s’approchait à grands pas. On n’a jamais autant pensé qu’un siècle à peine entamé touchait déjà presque à sa fin. C’est la montée des eaux qui risque d’engloutir les continents, c’est l’air qui va devenir irrespirable, ce sont des espèces vitales qui disparaissent sous nos yeux, les êtres humains sont en surnombre et seront eux aussi anéantis malgré leurs migrations. Rien n’échappe aux constats négatifs, la vie sur terre, par l’incurie des conduites humaines, est vouée à l’extinction. Alors il y aura place pour du plus grand que nous.




                                                                    Pierre Vandrepote