mardi 19 mai 2020

Jehan Mayoux, un silence de première grandeur






Jehan Mayoux chez William Blake and Co Éditeur, janvier 2020
15, rue Maubec  33037 Bordeaux Cedex






Jehan Mayoux, un silence de première grandeur




   Jehan Mayoux, poète, surréaliste, anarcho-syndicaliste, pacifiste en temps de paix comme en temps de guerre, logicien redoutable, joueur de mots —mais de préférence lançant les dés hors piste —, fervent compagnon de Breton, ami admiratif de Péret, éditeur d’Alfred Campozet qui fut l’auteur d’un livre magistral autant qu’inconnu intitulé Le libérateur du Massacan, découvreur de poètes triés sur le volet, fidèle à l’amour, amant du rêve libertaire de la liberté, vivant de la vie de la poésie, intransigeant généreux, pédagogue buissonnier, homme de cœur et de compréhension, dépourvu de toute vanité d’auteur, ni parisien ni provincial, pratiquant la marge pleine page.

Évoquer le poète Jehan Mayoux (1904 - 1975), c’est d’abord pour moi redécouvrir les émerveillements de l’adolescence, l’année de la classe de philosophie, la découverte encore toute fraîche de la poésie, la rencontre avec Pierre Dhainaut et Jacqueline à Malo-les-Bains, m’orientant vers le poète d’Ussel, me racontant leur premier voyage en voiture vers cette Corrèze mystérieuse, conduisant une intrépide Deux-Chevaux, le poète tenant le volant, sa femme appuyant sur la pédale, à moins que ce ne fût l’inverse. Pour ma part, je pris le train à Boulogne-sur-mer et arrivai dans une petite micheline jaune et rouge, aux grandes vacances de 1964, en gare d’Ussel à six heures du matin ! Yvonne et Jehan étaient là, merveilleux récipiendaires du lycéen inconnu qui avait envoyé quelques lettres se plaignant notamment de son professeur de philo, vieux militant communiste si surpris lors de son voyage à Moscou de n’y point trouver ouvert le moindre bistrot. Ce n’était manifestement pas un bon point pour le Parti. L’accueil du poète surréaliste, de sa dame fut de la plus adorable chaleur, même si je les avais tirés du lit à une heure bien matinale. J’avais dix-huit ans, Jehan soixante, je me sentis gamin devant leur jeunesse d’esprit.
Le naturel de Jehan était de toute spontanéité, sa candeur inspirait une telle confiance que je me sentis admis et presque choyé en une heure ou deux. L’air de la maison était pétri d’humanité; de cette simplicité même se dégageait une sensation de grandeur douce, comme si tout pouvait arriver, sensation si rare et précieuse. Mélange de patience, de sagacité et de vivacité, il y avait dans les yeux de Jehan Mayoux un regard qui portait loin, loin dans la ronde et les années, loin dans les êtres et leurs masques, ne s’attardant aux apparences, cherchant en tout la beauté, la justesse de la bonté. Les êtres d’exception sont rares par définition, je reconnais bien volontiers qu’il en est de différentes sortes, et c’est heureux, mais Jehan n’était pas un type d’homme, particulièrement remarquable. Ce que je veux dire, c’est que lorsqu’il allumait un feu, comme j’ai pu le constater bien des années plus tard, il inventait le feu.
En matière de goût, de pensée, de morale quotidienne ou exceptionnelle (oui, ça existe !), Mayoux n’avait besoin de personne, pas même de « l’assentiment des grands héliotropes » pour se déterminer. Selon lui, et je crois bien que cela s’est imprimé à jamais en moi, la liberté n’a rien à voir avec l’idéologie, ni avec la réflexion, le sentiment de la liberté ne peut se constituer en nous que comme réflexe. Mais dans aucun domaine on  ne pouvait attendre de lui une quelconque posture de « donneur de leçons ». Je ne l’ai jamais senti avoir le désir d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Exposer son point de vue à lui, souvent minoritaire, faisait partie de son droit le plus strict, inaliénable, qu’évidemment il reconnaissait à tous. Mais il s’interdisait toute emprise violente sur l’univers conceptuel de l’autre, fût-il dans la pire des erreurs.

Portrait de J. M. par Hans Bellmer





À bien des égards, Jehan Mayoux m’est souvent apparu comme un homme complet. Un homme de caractère et d’esprit, un poète et un penseur. Un homme aimant l’art, mais certainement pas un esthète; un homme des livres, mais pas un littérateur; un homme plus sensible à l’injustice sociale qu’à la justice humaine (en laquelle il ne croyait guère); un homme plaçant tout son espoir en les hommes, sachant qu’il est pourtant l’être le plus vulnérable (contrairement à de fallacieuses apparences) que la nature a produit. Sa très belle sagesse, son pacifisme tous terrains lui ont été imputés à crime, bien loin de l’avoir mené au chemin des honneurs; il a toujours eu le courage des individus qui ne détiennent pas une once de pouvoir et qui payent très cher leur affirmation individuelle lorsqu’elle ne cadre pas avec les valeurs dominantes de l’ensemble social. Son refus de la mobilisation en 1939, sa signature au bas du « Manifeste des 121 », son refus de toutes les formes de stalinisme de l’esprit, son refus de toute censure dans le domaine éditorial lui ont créé une image de grand rebelle social, image fausse qu’il n’a jamais cherché à entretenir, mais qui lui a été attribuée. L’histoire est souvent écrite par les « gagnants », ce qui ne leur confère pas la vérité morale qui risque d’être d’un autre ordre. Mayoux, dans la vie sociale, avait pour chacun respect et amitié naturelle, ce qui ne l’empêchait nullement d’afficher son athéisme radical, son insoumission aux « valeurs » menaçant la liberté individuelle, son attachement très pur à une laïcité se gardant de tout embrigadement.
        Autrement dit, Jehan était un prince hors aristocratie, un seigneur sans terre et sans sujet; la réalité de sa vie était fondée sur une sorte de surréalité du langage où l’impossible n’avait pas droit d’entrée. Lorsqu’il écrit que « L’imaginaire est une des catégories du réel et réciproquement », il faut bien comprendre que le réel est une des catégories de l’imaginaire, ce qui interroge bien plus dangereusement qu’on ne pense la nature de ce qu’on considère comme étant le réel, qui lui-même n’est pas autre chose qu’une invention que les êtres humains partagent plus ou moins approximativement et qui, en tout cas, n’a rien de fixe ni de définitif. L’attachement à l’idée de « révolution permanente » n’avait chez lui, comme chez Breton, aucune limite temporelle. De plus elle ne pouvait être circonscrite au seul domaine de l’organisation sociale, elle bouleversait également la perception mentale, les aiguillages de la pensée rationnelle, et pourquoi pas l’évolution inconnue du cerveau humain.
On mésestime généralement que la poésie surréaliste est en soi une immense question posée au langage, à une langue sur elle-même. Et cette question n’attend pas forcément une ou des réponses. Elle s’identifie et se confond avec la grande aventure de l’homme dont le sens est en perpétuelle recherche de soi. Il n’est pas étonnant que le dérangement de la langue dans la langue prenne assez souvent la forme de l’humour, comme c’est le cas chez Mayoux, voire chez Péret.
L’humour est la presque immédiate déstabilisation de l’esprit que rencontre le texte automatique. C’est ensuite le désir de chaque poète qui va teinter, selon sa complexion personnelle, le registre intime de son expression.
La poésie de Jehan Mayoux n’est jamais démonstrative, elle coule de source originelle qui est très exactement la sienne et, du même coup, est assez peu redevable de son environnement immédiat. L’exemple le plus troublant pourrait être ce recueil intitulé « Au crible de la nuit », paru chez GLM en 1948, mais dont la plus grande partie des poèmes furent écrits en captivité. Il est en effet connu que, dans les camps les plus inhumains, certains poètes ont pu tenir ou résister, et partager avec quelques autres détenus une grâce vitale presque surhumaine.

Il peut surprendre que, dans mon titre, je parle de « silence ». J’ai voulu signifier l’extrême pudeur d’un homme qui ne faisait connaître ses actions en général, sa poésie en particulier qu’avec la plus grande délicatesse. Jehan ne se flattait guère d’être ce qu’il était, et cela pas même auprès de ses amis. Cette discrétion admirable n’est pas répandue dans la gent littéraire, elle en donne à mes yeux d’autant plus de poids à une présence magnifiquement ignorée.



                                                                                                                Pierre Vandrepote





Faire-part de décès, 1975