jeudi 12 décembre 2019
vendredi 7 juin 2019
Alain Roussel, ou comment habiter le verbe
Dans un beau texte intitulé « Les mots sans rides », publié dans la revue Littérature en 1922, André Breton attirait jadis l’attention sur les « jeux de mots » tels que la joyeuse bande des surréalistes était en train d’en réinventer l’esprit, sans préjudice de toutes conséquences, grâce notamment à Marcel Duchamp et aux expressions créatrices d’un Robert Desnos « endormi ». Pour ce qui regarde les liens de la conscience, ou du conscient, dans ses rapports encore peu explorés avec l’inconscient, Breton tentait le diable de la subversion par tous les moyens au profit de la nouvelle définition à laquelle il voulait aboutir, celle de la poésie. Il insiste : « Et qu’on comprenne bien que nous disons: jeux de mots quand ce sont nos plus sûres raisons d’être qui sont en jeu. »
C’est comme en un lointain écho — pour clore presque un siècle — que paraît aujourd’hui le livre d’Alain Roussel, La vie secrète des mots et des choses, écho amplifié par une quête personnelle qui s’alimente au génie propre de son œuvre, de son questionnement, de ses ouvertures, de son humour qui brise sans en avoir l’air bien des chaînes. De façon prophétique, Breton terminait son article par deux formules : « Les mots du reste ont fini de jouer. Les mots font l’amour. » On verra bientôt ce qu’il en est advenu sous la plume d’Alain Roussel, à l’origine du monde… des mots. C’est de leur langue secrète qu’il est ici question, de la langue derrière la langue, des langues venues des bouches de l’imaginaire, des possibles de la parole, des tentations de la transgression du réel par une autre mise en scène des postulats de la raison et des croyances toujours un peu religieuses.
Dans la première partie du livre, La vie privée des mots, l’auteur s’imagine entreprenant une collection de mots comme d’autres s’adonnent à la philatélie ou à la collection de bouts de ficelle. D’apparence en tout cas. Car qui s’élancerait vers des mots aussi improbables que ceux qu’offrent le hasard, ou peut-être l’inattention calculée, pour se brosser un portrait qu’on a peu de chance de trouver ressemblant, à moins que l’identité ne soit pas du tout ce que l’on croit ? Alain Roussel a ce don de partir de mots qu’on peut considérer comme tout à fait anodins (par exemple: camouflet, rire, goguenard, goguette), de les enfiler comme perles selon une histoire dont il détient sans doute sans le savoir le sens ou l’invention. En effet, chez lui tout se tient, en équilibre ou en déséquilibre permanent, selon les lois magiques d’une cabale phonétique extrêmement personnelle où le cheval se confond avec le cavalier.
Hors tous les mots, il en est un, générique, qui ne saurait choir dans l’accidentel, et c’est bien sûr le mot mot. Quelle beauté, quelle pureté que celle de ce mot ! Et pourtant il lui suffira de rencontrer le mot motte pour qu’il perde toute sa virginité extatique. Le voici déjà devenu un mot comme un autre, unique bien sûr, mais faillible, un vrai dur presque déjà tendre. Je laisse au lecteur, au découvreur, au défricheur le plaisir de participer à ces aventures qu’encourent les mots dès qu’ils mettent le nez dehors dans les vagabondages écrits d’Alain Roussel. Il y a longtemps que, chez lui, l’art d’écrire joue avec les mots dans les proses ou les poèmes. Ainsi la genèse du mot mot va-t-elle inventer la première phrase qui ne peut se trouver dans aucun roman ou tentative d’écriture informatique, programmée ou non. Je cite entièrement le passage car il relève tous les défis : « La moumoute du mot « mot » est une motte toujours verte, couverte de gazon. Je coince un brin d’herbe entre mes pouces et je souffle avec « art et maistrise » : je gazouille. Les oiseaux, camouflés dans les arbres ou perchés sur le crâne d’un mouflet regardant, l’air goguenard, passer le moine qui, assis sur un âne, continue, sans rire, de manger son oignon, tandis qu’une jeune fille à califourchon sur la branche d’un arbre desséché montre ses mollets, la motte mouillée, en disant des gros mots, ces oiseaux-là m’écoutent, me comprennent et me répondent dans la même langue, en harmonie de rythme et de cadence. » Dans l’écriture qui regarde le monde d’un autre œil, c’est aussi un autre monde qui apparaît : qu’est-ce qui est le plus arbitraire, le monde qui dit les mots ou les mots qui disent le monde ?
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