lundi 8 février 2016

Michel Thamin, sculpteur des secrets de la pierre








Michel Thamin - Lithoglyphe (détail)








Pensant aux sculptures de granit que j’ai découvertes récemment chez Michel Thamin, aux pierres levées de la matière de Bretagne, je ne cessais de me dire qu’à l’homme, décidément sur cette terre, rien n’est étranger, sauf bien souvent lui-même à ses semblables. Toute la nature est en dialogue avec elle-même, tout parle, même et surtout quand nous nous taisons, quand le langage humain réussit à s’étendre et à s’ouvrir jusqu'à ce qu’il croit être le silence. Je me sentis soudain interpellé par cette belle phrase de Breton où il nous demande s’il est besoin « de rappeler que le langage fut tout entier percée de l’inconnu, trouée dans l’azur. » On ne peut mieux cerner le mystère qui entoure la voix de l’homme pour la relier aux chuchotements de la terre. Comment ne pas voir que c’est nous qui sommes sculptés par la terre, par l’eau, le feu, le vent, par les étoiles qui nous font briller dans la nuit ? Il me semble que Michel Thamin, lorsqu’il entaille la pierre, n’oublie jamais que c’est d’elle qu’il attend une révélation sur lui-même, qu’il la sollicite non pour en faire une pierre tombale, mais un signe de vie jaillissant de l’outre-monde. Pierre levée, pierre pénétrée, mais réservant à l’infini son propre secret, pierre jetée au ciel, pierre hurlant doucement à la lune; nous parlons le plus souvent de l’âge de pierre sans bien nous rendre compte que c’est encore et toujours le nôtre.




































                                                                    
Pierres levées - Michel Thamin












Michel ouvre la pierre pour en faire battre le cœur, pour lui donner le fuselage qu’elle n’aurait jamais pu rêver elle-même, il donne forme à l’informe, conjugue le temps, déplie l’espace, il fait jouer le pêne de l’imaginaire dans la serrure du réel, le plus souvent d’ailleurs en ayant pris soin de refermer la porte derrière lui, comme si de rien n’était. Ses sculptures sont autant d’effractions au grand jour, elles trouent l’azur en effet, elles indiquent un chemin inventé, elles sont indices énigmatiques pour le voyageur sans voyage, signes dans la grande traversée du temps.
L’attitude du sculpteur est toute en ambiguïté. Il lui faut attaquer la pierre sans avoir le sentiment de la faire souffrir, la scier et la polir, la percer à jour sans déflorer la nuit qui la constitue, presque l’amener de sous la terre à sa tension vers une nouvelle vie, contraindre une part de sa nature tout en respectant ses lignes de faille, lisser parfois sa rugosité, faisant flèche de son cœur obscur. Mélange de complicité avec son objet pour le faire servir à ses propres fins. Arracher de l’imprévisible au silence d’un bloc de granit. Dans son esprit, le granit reste masse; par nature, rien ne le tire vers un quelconque expressionnisme, sinon celui d’une rudesse profonde de la terre. Et je crois que cette difficulté supplémentaire a fasciné le sculpteur. C’est peut-être le plus beau dans l’intervention de Michel Thamin : aux antipodes de la démonstration facile, on dirait que la sculpture s’efface avec une discrétion ultrasensible — presque tellurique pourtant — pour ne troubler qu’à peine l’ordre du monde. Le sculpteur est hanté par un sentiment qui n’appartient qu’à lui : il cache tout autant qu’il montre. Il ne s’agit pas de modestie, je crois qu’il s’agit d’un immense respect pour la terre qui a enfanté l’homme et le granit, l’eau et le feu, le désir de créer en même temps que le désir d’aimer. 











Michel Thamin - caillou sculpté









       Une démarche de Michel me paraît tout à fait symptomatique de son rapport sensible au monde. Je l’imagine dérivant sur les grèves bretonnes, cueillant de façon élective un caillou parmi tant d’autres comme un fruit tombé du sol d’on ne sait quel paradis à tout jamais délaissé. Le voilà l’objet de la quête, celui qui ne nous aurait peut-être pas arrêté, celui qui visite le regard du sculpteur. Pas plus que la minéralogie le monde de l’art ne craint l’opaque, la gangue de silence qui enveloppe la « langue des pierres ». Michel ouvre le caillou, comme on pourrait aller voir dans le dos de soi-même, y introduit un signe hiéroglyphique arraché à une kabbale plastique toute personnelle,  réunit à nouveau ce qu’il a séparé, raccommode les deux moitiés du caillou au besoin avec de la ficelle, puis restitue pour finir à la grève ce qu’il n’a jamais voulu lui dérober. « Ramasser - restituer » dit-il. J’ajouterai « resituer », situer à nouveau dans un espace inédit où la pierre parle, où l’homme est parlé par la pierre dans un jeu sans fin.



                                                                         Pierre Vandrepote












mardi 26 janvier 2016

Aragon en poète andalou de Grenade








 Dans le royaume obscur du réel








Grenade, aujourd'hui (source wikipedia)














On ne peut rien comprendre à ce qui terrorise l’aube de notre vingt-et-unième siècle si on ne garde pas souvenir de ce qui a pu être le  mystérieux appel de Grenade  qui lança Aragon dans l’invraisemblable aventure du Fou d’Elsa. D’où vient cette  passion soudaine du poète français, s’éprenant de la figure apparemment anodine de Boabdil, dernier Roi de Grenade ? Comme s’il s’agissait de revenir, autrement, différemment, mais avec la même fougue, cognant à la même porte, à une toute autre entrée, celle d’une nouvelle et pourtant ancienne Défense de l’infini. De celle-ci il fera un autre feu, car le désir d’un absolu ne l’a bien sûr jamais quitté. Fidèle dans ses apparentes volte-face, jusqu’en ses fidélités changeantes, inamovible pourtant. Voici que l’Histoire ne va plus trop s’encombrer de son grand H, voici que le poète ne dit plus que ce « qui est au-delà de la lettre des mots, pour (lui) le sang des choses. De ces choses, dont le Coran prétend que l’interprétation n’est connue que d’Allah. » Peu importent, au fond, les temps et les lieux, c’est à un exercice de fascination, de fascination poétique de l’ambiguité, qu’une fois encore Aragon nous convie. Et il n’a pas si tort, le monde arabo-andalou du quinzième siècle ne différant pas tant de notre vingt-et-unième, toujours selon nos comptes.
Qui pourra dire quel monde est évoqué à travers la prise de Grenade, la vie interrogée au plus clair, au plus sombre des années du milieu du vingtième siècle, époque du début des décolonisations, voire celui qu’il ne pouvait prévoir, le temps d’aujourd’hui, « Et ce monde qui est nous, et son passé, tout y prend sa place paisible, et les cruautés, la barbarie incendiaire, les famines… » Qu’est-ce donc que ce grand bruit que le monde fait, qu’est-ce donc que cette histoire que les hommes font et qui, si souvent, les défait ? Quelque chose rugit au cœur même de la vision, et cela ne s’appelle pas autrement que poésie  nous dit celui qui écrit, qui transcrit les secrètes vibrations. L’Histoire que l’homme invente est toujours terrible, il ne s’y reconnait pas, il n’y retrouve ni son désir ni ses volontés. Avancerait-il à ce point masqué ? Serait-il cette fois encore le contraire de ce qu’il est ?
A mon tour, je ne cherche pas ici à écrire sur Aragon, à porter un jugement moral sur l’homme, ou l’œuvre, celle-ci ou une autre, ici ou ailleurs, pas plus que je ne suis en quête d’une appréciation esthétique sur son art qui, je crois, ne peut échapper à personne.La poésie n’est pas faite pour enseigner, mais elle sait mieux accompagner la douleur humaine que ne le sait faire un autre mode d’expression, elle est comme la vie celle qui se relève dans l’infortune, celle qui chante à la lisière du chant. Je cherche à voir comment naît la poésie dans le poème d’Aragon, dans la méditation qu’il fait de  sa vie, au cœur des plus insoutenables contradictions qui furent les siennes et malgré toutes les postures qu’on a pu lui prêter.

Mais voici qu’à nouveau surgit dans Le Fou d’Elsa la pire incompréhension entre les hommes, la foi fratricide de celui qui croit au ciel et de celui qui y croit aussi. Jamais aveuglement ne fut plus terrible à la certitude absente. Au-delà de la raison se lèvent le glaive et le couteau : à qui la lumière ? à qui l’obscurité ? Drôle de passion murée que celle qui donne sur le grand vide de l’absolu : l’autre n’y a plus guère de visage. Que valent alors nos croyances, tournées si vite à la soif du sang indistinct ? « Qui sait, entre qui tourne les yeux vers Rome et qui prie en direction de La Mecque, il y a peut-être un langage commun prêt à se réveiller dans l’esprit d’extermination… » Le « peut-être » ici dans la prose du poète se veut vertu de modération, le dénominateur commun est bien celui d’une cruauté aveugle, comme si le massacre de l’autre ne signait rien, pas même une présence, un soupçon de vie. L’incroyant dans l’ombre du soleil, le mécréant fou de dieu. Mais est-ce bien seulement de guerre de religion qu’il s’agit, d’affrontement de civilisations alors que se mêlent à Grenade Mahométans, Catholiques, Juifs, Gitans, Castillans et autres jeunes « Vauriens » à qui on ne peut faire moins que consacrer un chant, à ces « Enfants nés pour la fin du monde ». Il n’est pas si simple d’étiqueter le bonheur et l’innocence, de distinguer la jeunesse de sa passion destructrice, ils veulent aimer, parfois ne savent que tuer, ils veulent rire et sans le vouloir font pleurer :
« Eux qui professent qu’on piétine la fleur respirée afin qu’elle ne se fane point
   Et parce qu’ils ont le rire de l’aube il se trouve toujours des jeunes filles
   Pour s’élancer vers eux comme vers le poignard »
La fascination du poète semble bien s’exercer indifféremment dans toutes les directions à la fois, bouleversée qu’elle est par les formes de la vie, au-delà en effet d’une morale restrictive qui viendrait l’empêcher d’en saisir de l’intérieur la richesse, la multiplicité, et même les duplicités. L’absolu n’est pas seul à fréquenter les précipices, la vie aussi, par ses excès, frôle toutes sortes de perditions, même si le « vieux chanteur des rues (…) donne au mot amour un sens tout autre que le leur ». 
Et que dire de la vertigineuse folie du Derviche Tourneur, du Fakîr dont « la main gauche a poignardé le bras droit », qui perd son sang et plus encore le sens de la douleur, qui semble hors d’atteinte comme si déjà il n’était plus de ce monde, comme si l’enchantement menait à l’insensibilité, comme si la mort pouvait être contenue par la vie, et en elle. Mystique d’Orient à laquelle n’est pas étrangère la poésie d’Aragon. Pour quelle époque parle-t-elle cette poésie, j’avoue ne plus trop savoir, car la poésie ne s’englue pas dans le temps de la même façon que la prose. Elle appartient comme l’homme au temps, mais elle s’identifie à son souffle, à ses figures du cœur et de l’âme, elle éternise ses changements, elle change son invérifiable éternité, elle vit et meurt à chaque instant, elle abolit le temps dans sa propre inspiration. A l’aube du vingt-et-unième siècle, je lis Le Fou d’Elsa et voilà que je lis :
   « Nous voici liés pour l’enfer qui vient dont les flammes prennent un goût pour toi de paradis »
On me dira que nul n’est prophète en son pays, que poésie n’est pas voyance, que l’histoire ne se répète pas. On dit, on dit tant de choses, on murmure, on murmure un peu, mais que sait-on au juste ? Pour l’instant je continue de privilégier la parole des poètes.









                                                          Grenade - Palais de l'Alhambra (détail)










Et voilà que s’introduit au cœur du poème l’hérésie suprême, celle de l’amour humain, de l’homme et de la femme, de l’homme pour la femme, de la femme pour l’homme, et même de l’amour unique, de l’un à l’autre, de l’un pour l’autre. Voici « Celle dont le nom s’écrit diversement ». Voici que sont donnés les poèmes du Medjnoûn, pour une Leïla, pour une Elsa ou Al-Zâ, ou peut-être même pour la déesse préislamique Al-Ozza.  L’a-t-on assez dit, c’est à ce moment de son inspiration que le poète fait dire à Zaïd, supposé transcripteur des chants  d’An-Nadjdî, que « suivant l’enseignement de son Maître, l’avenir de l’homme est la femme, et non pas les Rois. » Voilà ce qui est dit, et non pas autre chose dont on a fait la chanson. Mais qu’est-ce que l’avenir à qui est du côté des songes, et qu’est-ce aussi bien le passé à qui vit à chaque instant sur le fil du rasoir du temps ? Tout revient à la mémoire des hommes sous la forme battante du fleuve, on croit au paradis parce que ce n’est que le lointain, le passé est plus obscur que la mémoire, pourtant le demain ne nous appartient pas. Fou — mais d’une autre folie — celui qui se dédit de sa croyance, de la noyade de sa propre image. Je ne prétends nullement détenir l’explication de l’étrange secret qui a dressé le poète Aragon contre lui-même, contre sa douleur peut-être, mais il est allé jusqu’à un bout de lui-même : de cela il est capital de l’avoir laissé seul juge. 

Mais revenons au mystère mystique qui hante l’extraordinaire organisation du long poème grenadin. Jamais âme incroyante ne sut dire (par quel entrisme de la pensée !) avec autant de profondeur ce qui interroge celui qui ne croyait pas au ciel, qui tentait de croire en l’homme, en ses semblables. Je ne crois pas qu’Aragon fût jamais un esprit religieux au sens qu’on entend habituellement, mais il est aussi homme à ne rien ignorer de ce que peut ressentir l’âme humaine, et à un très haut degré d’exaltation et de précision. Dans la partie III de son poème, qui s’intitule d’une date, 1490, le voici qui place la suite de son texte sous l’évocation d’Ibn Abbâs. Je reproduis intégralement la citation, tant il me paraît que les temps d’hier dialoguent avec ceux d’aujourd’hui et que le sens ne s’en est en rien altéré :
Le Prophète béni de Dieu s’est levé un jour de son mesdjid
et a fait de la main un geste de salutation du côté de l’Occident.
On lui dit alors : que désignes-tu ainsi, ô Prophète de Dieu ?
Ce sont, dit-il, des gens de mon peuple plus tard dans l’extrême 
occident, sur une rive appelée andalouse et vers laquelle doit se 
produire l’ultime développement de cette religion. Là tenir 
garnison pendant un jour va se faire plus méritoire que durant 
deux années devant toute autre place frontière. Là le vivant est
toujours de garde et le mort, martyr… 
                                                                           Ibn-Abbâs,
                                                     d’après Ibn-Hodeïl al-Andaloussî
Cette religion du sable s’affirme ainsi elle-même religion conquérante, elle est une religion de la pierre et de la muraille, de la voix planante du haut de ses minarets comme si elle ne venait de nulle part, ou du ciel seul, elle est un appel à se courber sur la poussière qui avale la poussière, une injonction de la fatalité s’abattant sur le rêve et la liberté délibérément ignorée. Elle exige de l’homme qu’il se rende à Dieu, comme n’importe quelle éthique du Grand Tout asservi au Grand Rien. Que lui importe en effet la mort d’un homme, la mort de mille hommes, c’est toujours de la mort d’un Infidèle qu’il s’agit, ou de mille, puisqu’à la fin des fins il n’est de Dieu que Dieu. Les religions du Livre se rejoignent toutes, il n’est pire menace tournoyante au-dessus de nos vies, que cette hydre toujours renaissante dont les sept têtes sont à l’exacte mesure d’un temps décidément inlassable.
Et pourtant. Et pourtant, nous rappelle le poète, le visage de Grenade, les palais de l’Alhambra (palais des pensées et des actes, des arts riches de la richesse intérieure de tant de corps de métiers), les nuits de Grenade ne sont que libertines libertés, musiques venues des patios, chants muets circulant sans visa ni contrôle, mais répandant jusqu’en Afrique leurs parfums insouciants. Quoi ! la vie n’est pas un refuge, elle est débordement, chaleur, baisers furtifs, alcôves et secrets, amour et trahison, rencontres imaginaires ou réelles, vol d’oiseau, vol d’amour, vol à la sauvette, estafilade sanglante sur la joue du bonheur.

Faudra-t-il le dire encore et le répéter sans fin, ce sont les étranges créatures que nous sommes qui inventent l’idée du « créateur », celui qui sans nous n’est rien. Affirmer Dieu n’est qu’une autre manière de détruire la vie, d’abolir le réel. Dans l’éternité, plus rien ne bouge; dans l’instant, tout surgit, seule se perçoit l’incessante mouvance de l’interrogation des hommes :
« L’homme excepté rien ne respire
  Ne s’est inventé l’avenir
  Rien même Dieu pour qui le temps
  N’est point mesure à l’éternel
  Et ne peut devenir étant
  L’immuabilité divine
  L’homme est un arbre qui domine
  Son ombre et qui voit en avant »
                                                         Zadjal de l’avenir,
                                                         in Le Fou d’Elsa
Le rapport au temps procède chez Aragon par identification littéraire, et ce rapport est même très précisément d’ordre poétique.
Capable qu’il est de s’immerger dans un temps qui le pénètre de toute part — comme c’est ici le cas pour l’époque de la chute de la Grenade arabo-andalouse — il lui semble vivre l’esprit même de cette civilisation menacée, comme s’il en était le vieux poète inspiré, faisant vivre en lui les sentiments contradictoires de Boabdil. Cette pépite du temps, Aragon nous la rapporte (disons de 1483 à 1492), se fait le voyant de sa propre vie (1897 — 1982), ne quitte pas des yeux un futur que lui-même estime impénétrable, mais que l’Histoire ne cesse de hanter (par exemple 2001 — 2016). Il y a le temps, nul ne saurait le nier, mais il y a aussi le hors du temps, et celui-ci s’appelle la mort. C’est de là qu’Aragon parle, de cet au-delà humain, c’est-à-dire des derniers vers de son poème :
« Il se leva regarder toute chose en sa place et sourit
   Puis sans prendre même soin de se vêtir il écrivit ce verset d’une sourate imaginaire Ô impie
Tu ne blasphémeras pas le nom du Seigneur puisqu’il n’existe point »









                                                        Aragon, photo William Karel (détail)
                                                                                             © éditions du Rocher





                                                                            Pierre Vandrepote

































lundi 11 janvier 2016

Samuel Dudouit lit Alain Jouffroy






Samuel Dudouit - Alain Jouffroy passe sans porte - Les éditions du Littéraire, 2015









Je venais juste d’entamer la lecture de l’essai de Samuel Dudouit qu’il a fait paraître sous le titre Alain Jouffroy passe sans porte (Les éditions du Littéraire) que, le dimanche 20 décembre 2015 au matin, un appel téléphonique d’Yves Buin me faisait part de la mort à l’hôpital Saint-Louis de notre ami commun Alain Jouffroy, dans la nuit même, information confirmée quelques minutes plus tard par un message de Jean-Michel Goutier. Décidément, le titre choisi par Samuel Dudouit ne pouvait pas frapper à une porte moins illusoire que celle du jeu de la vie, s’agissant d’un poète intranquille —  au sens noble de l’adjectif qu’a pu lui conférer le grand poète portugais. Comme un dernier défi insolent à la dialectique des contraires qu’il n’a cessé d’interroger de toutes ses forces physiques, mentales, sensibles, Alain J. fut ce passe sans porte de la vie à la mort, sans crainte, mais probablement pas sans cet humour discret et subversif qui savait être le sien.
C’est qu’il était d’une espèce de poète bien particulière, à croire qu’il était même le seul représentant de cette espèce. Samuel Dudouit, qui l’a bien connu, et fréquenté longtemps, qui l’aime suffisamment pour trouver le ton juste, sans flagornerie, évitant l’habituelle rhétorique universitaire, 
dresse le beau portrait d’un homme extraordinairement doué du sens libre de la vie, ce qui n’a l’air de rien, mais qui est rare, précieux, et tout à fait exceptionnel. La poésie de Jouffroy n’est en effet pas celle de tout le monde, et surtout pas celle de tant de poètes qui tiennent le vers pour un ornement de la sensibilité, pour le décor superficiel de leur petit moi à la douleur exacerbée. S’il n’y a pas de risque couru en art, s’il n’y a pas un engagement de tout l’être lorsqu’il se jette dans l’aventure d’écrire, s’il n’y a pas le désir d’aller au-delà de soi dans l’exploration du monde par la parole, s’il n’y a pas d’ouverture à l’inconnu, alors à quoi bon décrire un réel obtus où chacun pourrait se reconnaître au plus sombre du tableau ? On connaît la «Trajectoire» : venu du surréalisme, Jouffroy théorisera la Poésie vécue, celle qui ne sépare jamais l’écriture de la vie, l’amour de l’expérience réelle de l’amour, la prose toujours tentée de faire l’amour avec la poésie, le désir de liberté vécu dans, à travers toutes les contradictions sociales ou éthiques de la liberté. 
Lorsque j’ai reçu l’appel téléphonique d’Yves Buin, j’en étais très exactement à la page 74 du livre de Samuel Dudouit où il cherche à préciser le rapport qu’il y a chez Jouffroy entre «l’énergie et les mots», puisqu’aussi bien «les mots ne sont rien d’autre que des vecteurs d’énergie.» La poésie vécue, on était donc en plein dedans, en plein dans les mots contre la mort, contre la mort qui a son mauvais « r ». Du coup, je monte dans ma bibliothèque, je vais chercher le Manifeste d’Alain J. que je feuillette pour découvrir que j’y avais annoté ceci, il y a vingt ans : « L’éveil du réel à lui-même est encore plus étrange. Il m’a fallu ce grand et long détour par Tokyo, capitale de la nouvelle banalité, pour découvrir physiquement que l’étrangeté est constitutive de tout. C’est son énergie propre qui fait du réel quelque chose d’autre que la mort. Ce qui fait de chaque objet, de chaque chose quelque chose d’autre que la mort — sa réalité même — précède notre naissance et succède à notre mort. Seule notre mort échappe au réel. Seule notre mort n’est pas étrange, parce que seule notre mort est morte. La poésie n’a d’autre ennemi que notre mort — et s’en fout. »
C’est vrai que la mort et Alain Jouffroy, ça ne va pas bien ensemble. Comme une couleur qui jure à côté d’une autre, comme l’annulation d’une exigence, comme «Le temps d’un livre» qui n’a pas eu le temps, comme une vie qui, au-delà de chaque individu, en réalité ne s’éteint pas.
        On lui a parfois reproché d’être un littérateur, un auteur de romans à clefs, un parleur de la révolution, un homme dont l’excès était sans doute la principale authenticité, érigée en vertu. C’est bien sûr à l’exact inverse de ces appréciations que se place  Samuel Dudouit qui écrit : «Absorber et répercuter l’énergie du monde, se faire le passeur le plus transparent de cette puissance, c’est ce que tente de faire Jouffroy avec ses propres mots: les brancher, sans retard ni écran, sur le réel pour que pensée et monde communiquent directement.»





Alain Jouffroy - de Vermeer à Hopper
Assemblage sur bois, 1993








      
       Le livre de Samuel est écrit dans la chaleur d’une passion admirative qu’on partage bien volontiers avec lui. C’est un essai vif et brillant, très bien documenté — presque un peu trop dans son jeu de longues citations —, mais, je l’ai dit, c’est un livre d’ami avec les qualités que cela suppose. Pour l’instant, je ne puis que picorer de-ci de-là quelques entrées dans une œuvre, une œuvre-vie rythmée au fil des rencontres passionnelles, illuminantes, plus ou moins calculées parfois, avec un désir sincère toutefois de relier les individus entre eux. Il est toujours extrêmement difficile d’apprécier la justesse du comportement des individus dans leur époque, tant par rapport aux personnes que par rapport aux situations historiques dont ils ont été les contemporains. Ce qu’ont vécu dans leur jeunesse les deux amis que pouvaient être les poètes André Breton et Louis Aragon est inestimable sur le plan personnel comme sur celui des enjeux poétiques, artistiques ou «révolutionnaires». Ce qui les a séparés jusqu’à la mort, celle de Breton en 1966, ne saurait être gommé aisément sans un travail du temps que l’avenir ne nous assure pas avec une grande rigueur. Alain Jouffroy a tenté d’inventer un précipité qui aurait pu réunir dans une même ferveur poétique les deux hommes. Cette généreuse folie était sans doute à la dimension de son propre tempérament, mais le cynisme politique d’Aragon pendant tant d’années empêche qu’on ait pu vraiment la prendre au sérieux. Pour les jeunes gens de ma génération, qui avaient, comme on dit, environ vingt ans en 1968, le stalinisme était une horreur politique encore bien vivante et le camarade Aragon n’était vraiment pas du bon côté de la barricade.
Cela ne m’a pas empêché de lire les premiers livres —poésie et romans— d’Alain Jouffroy avec la sensation d’une vitalité nouvelle dans les parages de ma propre révolte, d’autant que je n’étais guère taillé pour me sentir à l’aise dans quelque «groupe» ou «mouvement» que ce soit. Il me semble que la génération qui a suivi (et qui est à peu près celle de Samuel Dudouit) n’en a pas forcément fini avec ces belles tentations qui furent les nôtres. « Individualisme-révolutionnaire » disait naguère Alain Jouffroy, mais si je regarde avec scepticisme ces temps nouveaux qu’ouvre, dans l’immédiat, l’année 2016, je me garde bien d’oublier que les mots que nous utilisons peuvent toujours devenir — à notre corps défendant — de la fausse monnaie. 





Alain Jouffroy - L'incurable retard n'est pas surréaliste (détail) - 1993











Note

André Breton, on le sait, cherchait l’or du temps. Il me semble qu’Alain Jouffroy a cherché à son tour quelque chose de proche, qui pourrait être la fine poussière vitale de l’instant, jamais figée en éternité. Pour l’un comme pour l’autre, la « trouvaille » ne valait que par la quête, toujours recommencée, l’une justifiant l’autre. Ecrivant ces lignes, je suis tout juste de retour d’une longue pérégrination à travers la Bretagne qui devait me mener au pays du roi Morvan. Arrivant à la petite ville d’Huelgoat, où je n’étais pas passé depuis longtemps, j’eus la surprise de découvrir que cette ville était maintenant jumelée à celle de Saint-Just (en Cornouaille anglaise !), preuve que les hommes sont aussi capables de produire inconsciemment du « hasard objectif ». Cela aurait plu, je crois, autant à A.B. qu’à A.J.




                                                                      Pierre Vandrepote


















jeudi 17 décembre 2015

Josée Van Lierop / Bernard Dumand




28 jours de face à face



  


Dessins de Josée Van Lierop
Textes de Bernard Dumand



Dans le livre de dessins et de textes qu’ils ont réalisé ensemble, Josée Van Lierop et Bernard Dumand ont déjoué un destin hasardeux pour rejouer leur propre vie à un moment où ils ne se sentaient plus guère maîtres du jeu.

Ce qu’ils disent dans leur introduction à 28 jours de face à face est très clair : « Ce témoignage est né de notre propre expérience et de l’observation des autres pensionnaires pendant un séjour en Hôpital Psychiatrique. Nous avons essayé d’exprimer jour après jour ce que nous vivions sous forme d’œuvres (couleurs + formes et non pas de façon illustrative ou figurative) et mots-clés liés aux images. »
S’ensuivent 28 dessins de Josée Van Lierop et 28 mises en scène des mots-clés de Bernard Dumand, travail d’approfondissement de leur rencontre lors de leur « internement » qu’ils vont transformer en libération intérieure/extérieure à peine deux ou trois mois plus tard.




****




Retrouver l'aventure de vivre



Pour Josée et Bernard



Bernard Dumand

Josée Van Lierop




des jours de face de profil
profil de la douleur
des jours de face à soi de face à l’autre
des jours de face à la couleur des jours
à la douleur de l’heure à la doublure du temps
des jours de face à dos de soi
grimpé sur son propre dos
pour faire signe à l’autre à l’autre-soi
à la solitude de chacun
la solitude sortie dans le couloir reconnue inconnue
des jours de face à face dos à dos 
dans l’extrême dénuement de la présence
je tu il elle
et les nous et les ils et les ailes
battues grandes ouvertes séchant au soleil 
pleurant dans l’ombre
les ailes repliées ailes rêvant d’ailes
un regard d’amour
un regard qui vient de plus loin que les yeux
du fond de l’histoire de chacun
un regard qui fait naître 
qui abolit la mort
des jours pour désapprendre le pseudo-réel
des jours pour lire l’illisible
pour découvrir l’alphabet des passions souterraines
pour arracher la vie à la vie
pour habiter sa propre peau sans habits sans habitat
dans la grotte du cerveau inexploré




J V L

B D









des jours de face à face
avec ce qui n’a ni dos ni face
avec le désir soudain en perdition
mais jamais perdu
sa couleur jamais définitivement noire
sa couleur 
son odeur toujours prête à mystérieusement jaillir
griffures de l’espace mental
équilibre menaçant menacé
le bonheur c’est comme le malheur
l’heure bonne l’heure mauvaise
l’heure comme le leurre des étoiles dans la nuit
des étoiles dans les yeux
croire que parce qu’on serait dehors 
on ne sera plus dedans
à l’intérieur de soi
à l’intérieur de l’autre
des jours pour aller vers la vie en soi
des jours pour s’endormir dans l’autre
dans l’autre-soi
des jours pour repeindre le ciel
pour explorer les pastels du noir couleur explosive
des jours en apnée
avant de revenir à la surface profonde
des jours avec des jours sombres
des jours avec
des jours contre
des jours pour 
des jours sans
des jours blessés
des jours victorieux
du temps qui revient lancinant
du temps qui revient comme du printemps en hiver
avec la folle liberté du rêve
il y a un fil secret qui relie l’homme aux errances de sa pensée
les taches de lumière
le sens improvisé des beautés malheureuses
il y a des jours qui sauvent le temps
il y a de la souffrance qui ne disparaît jamais 
plus pure que le cristal des larmes
il y a la solitude brisée
l’homme sans visage
la femme qui recoud le fil de la vie
il y a l’ordinaire
redevenant doucement extraordinaire
le pas de côté qui réinvente la marche
il y a des doigts qui cherchent une main
il y a de l’air pour une ou deux respirations
il y a un silence troué par
des bras qui se tournent vers demain


                                               Pierre Vandrepote




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