On ne peut rien comprendre à ce qui terrorise l’aube de notre vingt-et-unième siècle si on ne garde pas souvenir de ce qui a pu être le mystérieux appel de Grenade qui lança Aragon dans l’invraisemblable aventure du Fou d’Elsa. D’où vient cette passion soudaine du poète français, s’éprenant de la figure apparemment anodine de Boabdil, dernier Roi de Grenade ? Comme s’il s’agissait de revenir, autrement, différemment, mais avec la même fougue, cognant à la même porte, à une toute autre entrée, celle d’une nouvelle et pourtant ancienne Défense de l’infini. De celle-ci il fera un autre feu, car le désir d’un absolu ne l’a bien sûr jamais quitté. Fidèle dans ses apparentes volte-face, jusqu’en ses fidélités changeantes, inamovible pourtant. Voici que l’Histoire ne va plus trop s’encombrer de son grand H, voici que le poète ne dit plus que ce « qui est au-delà de la lettre des mots, pour (lui) le sang des choses. De ces choses, dont le Coran prétend que l’interprétation n’est connue que d’Allah. » Peu importent, au fond, les temps et les lieux, c’est à un exercice de fascination, de fascination poétique de l’ambiguité, qu’une fois encore Aragon nous convie. Et il n’a pas si tort, le monde arabo-andalou du quinzième siècle ne différant pas tant de notre vingt-et-unième, toujours selon nos comptes.
Qui pourra dire quel monde est évoqué à travers la prise de Grenade, la vie interrogée au plus clair, au plus sombre des années du milieu du vingtième siècle, époque du début des décolonisations, voire celui qu’il ne pouvait prévoir, le temps d’aujourd’hui, « Et ce monde qui est nous, et son passé, tout y prend sa place paisible, et les cruautés, la barbarie incendiaire, les famines… » Qu’est-ce donc que ce grand bruit que le monde fait, qu’est-ce donc que cette histoire que les hommes font et qui, si souvent, les défait ? Quelque chose rugit au cœur même de la vision, et cela ne s’appelle pas autrement que poésie nous dit celui qui écrit, qui transcrit les secrètes vibrations. L’Histoire que l’homme invente est toujours terrible, il ne s’y reconnait pas, il n’y retrouve ni son désir ni ses volontés. Avancerait-il à ce point masqué ? Serait-il cette fois encore le contraire de ce qu’il est ?
A mon tour, je ne cherche pas ici à écrire sur Aragon, à porter un jugement moral sur l’homme, ou l’œuvre, celle-ci ou une autre, ici ou ailleurs, pas plus que je ne suis en quête d’une appréciation esthétique sur son art qui, je crois, ne peut échapper à personne.La poésie n’est pas faite pour enseigner, mais elle sait mieux accompagner la douleur humaine que ne le sait faire un autre mode d’expression, elle est comme la vie celle qui se relève dans l’infortune, celle qui chante à la lisière du chant. Je cherche à voir comment naît la poésie dans le poème d’Aragon, dans la méditation qu’il fait de sa vie, au cœur des plus insoutenables contradictions qui furent les siennes et malgré toutes les postures qu’on a pu lui prêter.
Mais voici qu’à nouveau surgit dans Le Fou d’Elsa la pire incompréhension entre les hommes, la foi fratricide de celui qui croit au ciel et de celui qui y croit aussi. Jamais aveuglement ne fut plus terrible à la certitude absente. Au-delà de la raison se lèvent le glaive et le couteau : à qui la lumière ? à qui l’obscurité ? Drôle de passion murée que celle qui donne sur le grand vide de l’absolu : l’autre n’y a plus guère de visage. Que valent alors nos croyances, tournées si vite à la soif du sang indistinct ? « Qui sait, entre qui tourne les yeux vers Rome et qui prie en direction de La Mecque, il y a peut-être un langage commun prêt à se réveiller dans l’esprit d’extermination… » Le « peut-être » ici dans la prose du poète se veut vertu de modération, le dénominateur commun est bien celui d’une cruauté aveugle, comme si le massacre de l’autre ne signait rien, pas même une présence, un soupçon de vie. L’incroyant dans l’ombre du soleil, le mécréant fou de dieu. Mais est-ce bien seulement de guerre de religion qu’il s’agit, d’affrontement de civilisations alors que se mêlent à Grenade Mahométans, Catholiques, Juifs, Gitans, Castillans et autres jeunes « Vauriens » à qui on ne peut faire moins que consacrer un chant, à ces « Enfants nés pour la fin du monde ». Il n’est pas si simple d’étiqueter le bonheur et l’innocence, de distinguer la jeunesse de sa passion destructrice, ils veulent aimer, parfois ne savent que tuer, ils veulent rire et sans le vouloir font pleurer :
« Eux qui professent qu’on piétine la fleur respirée afin qu’elle ne se fane point
Et parce qu’ils ont le rire de l’aube il se trouve toujours des jeunes filles
Pour s’élancer vers eux comme vers le poignard »
La fascination du poète semble bien s’exercer indifféremment dans toutes les directions à la fois, bouleversée qu’elle est par les formes de la vie, au-delà en effet d’une morale restrictive qui viendrait l’empêcher d’en saisir de l’intérieur la richesse, la multiplicité, et même les duplicités. L’absolu n’est pas seul à fréquenter les précipices, la vie aussi, par ses excès, frôle toutes sortes de perditions, même si le « vieux chanteur des rues (…) donne au mot amour un sens tout autre que le leur ».
Et que dire de la vertigineuse folie du Derviche Tourneur, du Fakîr dont « la main gauche a poignardé le bras droit », qui perd son sang et plus encore le sens de la douleur, qui semble hors d’atteinte comme si déjà il n’était plus de ce monde, comme si l’enchantement menait à l’insensibilité, comme si la mort pouvait être contenue par la vie, et en elle. Mystique d’Orient à laquelle n’est pas étrangère la poésie d’Aragon. Pour quelle époque parle-t-elle cette poésie, j’avoue ne plus trop savoir, car la poésie ne s’englue pas dans le temps de la même façon que la prose. Elle appartient comme l’homme au temps, mais elle s’identifie à son souffle, à ses figures du cœur et de l’âme, elle éternise ses changements, elle change son invérifiable éternité, elle vit et meurt à chaque instant, elle abolit le temps dans sa propre inspiration. A l’aube du vingt-et-unième siècle, je lis Le Fou d’Elsa et voilà que je lis :
« Nous voici liés pour l’enfer qui vient dont les flammes prennent un goût pour toi de paradis »
On me dira que nul n’est prophète en son pays, que poésie n’est pas voyance, que l’histoire ne se répète pas. On dit, on dit tant de choses, on murmure, on murmure un peu, mais que sait-on au juste ? Pour l’instant je continue de privilégier la parole des poètes.
Grenade - Palais de l'Alhambra (détail)
Et voilà que s’introduit au cœur du poème l’hérésie suprême, celle de l’amour humain, de l’homme et de la femme, de l’homme pour la femme, de la femme pour l’homme, et même de l’amour unique, de l’un à l’autre, de l’un pour l’autre. Voici « Celle dont le nom s’écrit diversement ». Voici que sont donnés les poèmes du Medjnoûn, pour une Leïla, pour une Elsa ou Al-Zâ, ou peut-être même pour la déesse préislamique Al-Ozza. L’a-t-on assez dit, c’est à ce moment de son inspiration que le poète fait dire à Zaïd, supposé transcripteur des chants d’An-Nadjdî, que « suivant l’enseignement de son Maître, l’avenir de l’homme est la femme, et non pas les Rois. » Voilà ce qui est dit, et non pas autre chose dont on a fait la chanson. Mais qu’est-ce que l’avenir à qui est du côté des songes, et qu’est-ce aussi bien le passé à qui vit à chaque instant sur le fil du rasoir du temps ? Tout revient à la mémoire des hommes sous la forme battante du fleuve, on croit au paradis parce que ce n’est que le lointain, le passé est plus obscur que la mémoire, pourtant le demain ne nous appartient pas. Fou — mais d’une autre folie — celui qui se dédit de sa croyance, de la noyade de sa propre image. Je ne prétends nullement détenir l’explication de l’étrange secret qui a dressé le poète Aragon contre lui-même, contre sa douleur peut-être, mais il est allé jusqu’à un bout de lui-même : de cela il est capital de l’avoir laissé seul juge.
Mais revenons au mystère mystique qui hante l’extraordinaire organisation du long poème grenadin. Jamais âme incroyante ne sut dire (par quel entrisme de la pensée !) avec autant de profondeur ce qui interroge celui qui ne croyait pas au ciel, qui tentait de croire en l’homme, en ses semblables. Je ne crois pas qu’Aragon fût jamais un esprit religieux au sens qu’on entend habituellement, mais il est aussi homme à ne rien ignorer de ce que peut ressentir l’âme humaine, et à un très haut degré d’exaltation et de précision. Dans la partie III de son poème, qui s’intitule d’une date, 1490, le voici qui place la suite de son texte sous l’évocation d’Ibn Abbâs. Je reproduis intégralement la citation, tant il me paraît que les temps d’hier dialoguent avec ceux d’aujourd’hui et que le sens ne s’en est en rien altéré :
… Le Prophète béni de Dieu s’est levé un jour de son mesdjid
et a fait de la main un geste de salutation du côté de l’Occident.
On lui dit alors : que désignes-tu ainsi, ô Prophète de Dieu ?
Ce sont, dit-il, des gens de mon peuple plus tard dans l’extrême
occident, sur une rive appelée andalouse et vers laquelle doit se
produire l’ultime développement de cette religion. Là tenir
garnison pendant un jour va se faire plus méritoire que durant
deux années devant toute autre place frontière. Là le vivant est
toujours de garde et le mort, martyr…
Ibn-Abbâs,
d’après Ibn-Hodeïl al-Andaloussî
Cette religion du sable s’affirme ainsi elle-même religion conquérante, elle est une religion de la pierre et de la muraille, de la voix planante du haut de ses minarets comme si elle ne venait de nulle part, ou du ciel seul, elle est un appel à se courber sur la poussière qui avale la poussière, une injonction de la fatalité s’abattant sur le rêve et la liberté délibérément ignorée. Elle exige de l’homme qu’il se rende à Dieu, comme n’importe quelle éthique du Grand Tout asservi au Grand Rien. Que lui importe en effet la mort d’un homme, la mort de mille hommes, c’est toujours de la mort d’un Infidèle qu’il s’agit, ou de mille, puisqu’à la fin des fins il n’est de Dieu que Dieu. Les religions du Livre se rejoignent toutes, il n’est pire menace tournoyante au-dessus de nos vies, que cette hydre toujours renaissante dont les sept têtes sont à l’exacte mesure d’un temps décidément inlassable.
Et pourtant. Et pourtant, nous rappelle le poète, le visage de Grenade, les palais de l’Alhambra (palais des pensées et des actes, des arts riches de la richesse intérieure de tant de corps de métiers), les nuits de Grenade ne sont que libertines libertés, musiques venues des patios, chants muets circulant sans visa ni contrôle, mais répandant jusqu’en Afrique leurs parfums insouciants. Quoi ! la vie n’est pas un refuge, elle est débordement, chaleur, baisers furtifs, alcôves et secrets, amour et trahison, rencontres imaginaires ou réelles, vol d’oiseau, vol d’amour, vol à la sauvette, estafilade sanglante sur la joue du bonheur.
Faudra-t-il le dire encore et le répéter sans fin, ce sont les étranges créatures que nous sommes qui inventent l’idée du « créateur », celui qui sans nous n’est rien. Affirmer Dieu n’est qu’une autre manière de détruire la vie, d’abolir le réel. Dans l’éternité, plus rien ne bouge; dans l’instant, tout surgit, seule se perçoit l’incessante mouvance de l’interrogation des hommes :
« L’homme excepté rien ne respire
Ne s’est inventé l’avenir
Rien même Dieu pour qui le temps
N’est point mesure à l’éternel
Et ne peut devenir étant
L’immuabilité divine
L’homme est un arbre qui domine
Son ombre et qui voit en avant »
Zadjal de l’avenir,
in Le Fou d’Elsa
Le rapport au temps procède chez Aragon par identification littéraire, et ce rapport est même très précisément d’ordre poétique.
Capable qu’il est de s’immerger dans un temps qui le pénètre de toute part — comme c’est ici le cas pour l’époque de la chute de la Grenade arabo-andalouse — il lui semble vivre l’esprit même de cette civilisation menacée, comme s’il en était le vieux poète inspiré, faisant vivre en lui les sentiments contradictoires de Boabdil. Cette pépite du temps, Aragon nous la rapporte (disons de 1483 à 1492), se fait le voyant de sa propre vie (1897 — 1982), ne quitte pas des yeux un futur que lui-même estime impénétrable, mais que l’Histoire ne cesse de hanter (par exemple 2001 — 2016). Il y a le temps, nul ne saurait le nier, mais il y a aussi le hors du temps, et celui-ci s’appelle la mort. C’est de là qu’Aragon parle, de cet au-delà humain, c’est-à-dire des derniers vers de son poème :
« Il se leva regarder toute chose en sa place et sourit
Puis sans prendre même soin de se vêtir il écrivit ce verset d’une sourate imaginaire Ô impie
Tu ne blasphémeras pas le nom du Seigneur puisqu’il n’existe point »
Aragon, photo William Karel (détail)
© éditions du Rocher
Pierre Vandrepote
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