mercredi 17 juin 2015

Fatras et fracas chez Stéphane Sangral





                                                                             

























Sphinx du noir et blanc

Sphinx des couleurs

Sphinx du gris



                                 *


Rien n’est plus proche de la vérité que l’utopie
Rien n’est plus réel que le rêve
Le rêve est à toi, le réel n’est à personne

Rien n’est plus arbitraire que l’amour 
Rien n’est plus fatal que l’amour
Rien n’est plus dangereux que la liberté de l’amour

Rien n’est plus utopique que le bonheur
Rien n’est plus céleste que la terre 
Rien n’est plus moi que toi

La terre est à toi, pleine de voleurs
Le ciel est à toi, empli de ton seul vertige
Le bonheur, c’est la coïncidence des rêves

Ne pense pas à l’adversité, elle viendra
Ne me crois pas fou, je suis ta pensée
Ne doute pas du temps, il y en a un pour tout

Tout se dissipe dans l’œil du brouillard
Tout se presse dans l’injouable jeu de la vie
Tout est à venir, et pourtant disparaît

Je n’aime pas cette idée du Rien
Je n’aime pas cette idée qui seulement demeure Idée
Je veux un rire un baiser une colère

Qu’allons-nous inscrire sur la tombe des mots ?
Le premier valait le dernier
Le silence n’est pas une preuve

Dans l’étrange combat, toute victoire est amère
Le juste se connaît
Nos âmes matérielles pleurent ou sourient


                                                                       P. V.



                                        *


« L’utopie démocratique, là où le peuple est souverain, là où donc — le peuple, comme tout groupe, ayant une existence plus fantasmée que réelle — presque rien n’est souverain, est ce qui se rapproche le plus de l’utopie anarchiste. »

                                             Stéphane Sangral
                                                              Fatras du Soi, fracas de l’Autre
                                                                      (Éditions Galilée)










Stéphane Sangral - Fatras du Soi, fracas de l'Autre
© éditions Galilée, 2015






                                                                                                               Pierre Vandrepote













mardi 2 juin 2015

Des oiseaux et des fleurs chez Lü Ji










Lü Ji , Aigrette, aigle et fleurs de lotus fanées (détail)








Des oiseaux et des fleurs chez Lü Ji




Mer revenue à la terre dans un seul souffle
Oiseaux comme poissons filant dans les profondeurs
Le peintre au geste suspendu laisse jaillir les rafales
Le temps s’immobilise laissant passer son cortège d’arguments
Aigle ou soleil ou serpent du ciel
Vol en piqué jusqu’à disparition
Aigrette en liseré de l’invisible tonnerre
Les mots se courbent sous la pliure des herbes
Le réel ne se reconnaît plus
Dans le miroir de ses images
Comme si le visage de toute éternité
S’éteignait dans celui de l’extrême fugacité

(On nous dit que Lü Ji fut actif vers 1500
Mais qui dira ce qui passe sous le temps

De l’esprit des pinceaux à l’esprit des hommes)


                                                                                              P. V.








Lü Ji (détail 2)












Lü Ji (détail 3)












Pour la reproduction intégrale du rouleau mural de Lü Ji (dynastie des Ming), voir
Trois mille ans de peinture chinoise, éditions Philippe Picquier, 2003





vendredi 22 mai 2015

De Florence à Montsalvage






⟪                                PHILIPPE  (Strozzi)
           
Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses mais tous sont sensibles aux grandes choses; nies-tu l'histoire du monde entier? Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt, mais l'étincelle peut sortir d'un caillou, et la forêt prend feu. C'est ainsi que l'éclair d'une seule épée peut illuminer tout un siècle.

                               LORENZO (de Medicis)
            
Je ne nie pas l'histoire, mais je n'y étais pas.              

                           
                                                                            Alfred de Musset 
                                                                            Lorenzaccio, acte V, sc.2




    ⟪                            AMFORTAS

Les voies du Graal vous sont fermées et le Très Pur, s’il doit venir, trouera vos mailles et vos filets comme une épée de lumière.             ⟫

                                                                             Julien Gracq

                                                                             Le roi pêcheur, acte I












                                                               



















Anonyme

Nicolas Machiavel, buste en tere cuite











De Florence à Montsalvage



    Divertimento librement inspiré de Machiavel  
                                                   et du vieil Amfortas, le roi pêcheur. 


                                                                par Pierre Vandrepote






  • Prince, quel bon plaisir pourrait être celui du Prince ?

  • Le mien. Et celui de mon Peuple.

  • Tous l’ont dit, au moins une fois, au moins un jour, avant de périr assassiné.

  • Je me souviens de Rome, comme je me souviens de Florence que je sauverai. Comme je me souviens de Montsalvage qu’avec le Dernier Rêveur nous ferons revivre.

  • Il vous faudra vous assurer de la fidélité des hommes.

  • Je prendrai les hommes comme ils sont. Et chaque femme pour une princesse.

  • Qui pourrait croire au seul Solitaire ? A peine aurez-vous traversé la rue qu’un poignard s’inquiétera de vos pas.

  • Etre Prince, c’est l’être avec tous, à l’égal de tous.

  • Faites-vous aimer, je crains fort qu’on vous détestera.

  • N’es-tu point là toujours, Perceval, plus obscur que toute forêt, plus clair que toute clairière ?

  • Qui oserait frapper le Bien absolu ?

  • Comme moi tu le sais. Allons, nous ne nierons pas l’Histoire. Viens, nous chasserons jusqu’à épuisement des chevaux.

  • Chaque jour nous nous mettons en quête du cerf aux ramures d’airain, chaque jour il nous échappe, se confondant au dernier instant avec le bleu du ciel.

  • Crois-tu qu’il puisse y avoir une autre manière de s’occuper des affaires de l’Etat ?

  • Votre volonté doit s’imposer à tous, parce qu’elle est juste, parce qu’elle est bonne, parce qu’elle est efficace. Croyez-vous qu’un autre ferait mieux, serait plus sage, plus désintéressé ?

  • Comment leur faire comprendre que l’intérêt du Prince et l’intérêt de tous ne font qu’un ?

  • N’expliquez pas. Il n’y a rien à comprendre. Le pouvoir ne se partage pas. Le pouvoir ne se donne pas, il se prend.

  • Et aussi il ne se prend jamais. Sans cesse il menace d’échapper. Il se confronte soudain à un autre. Constamment menacé. Mais toi, Perceval, dis-moi, dans quel métal est donc taillée ton armure ?

  • Un métal différent, sans doute essentiellement fait d’indifférence.

  • Est-ce à dire que tu n’aimes pas les hommes, que tu les méprises ? que tu ne crois ni à Dieu ni à Diable ? que tu t’affranchis de toute morale ?

  • Je ne méprise pas les hommes, ce serait me mépriser moi-même. J’aime mon prince comme d’autres peuvent aimer un amant. Mes actes peuvent sembler immoraux, ma pensée se cherche, errante, souple, imprévisible, elle n’est jamais immorale.

  • Es-tu bien sûr de ne jamais te mépriser toi-même ?

  • Je ne suis sûr que de bien peu de choses. Voilà pourquoi il est bon, justement, d’avoir un prince et de l’aimer.

  • Que pourrait savoir ton prince que tu ne saches déjà ?

  • Rien. C’est pourquoi il m’aime et c'est la raison que je l’aime.

  • Regarde par la fenêtre, il pleut, il vente, le ciel est embrasé d’éclairs, on dirait une colère grandiose, sans objet ni sujet.

  • La terre pourrait se mettre à gronder, nous engloutir en un instant. Nous pourrions voir les tours du château s’effondrer sur elles-mêmes et sur nous. 

  • Que vois-je par tes yeux ?

  • Que vois-je dans vos pensées ?

  • Plus rien que ma solitude, Perceval, que mon impuissance.

  • Plus rien, Prince, qu’une blessure infinie qui peut disparaître à tout moment.

  • Je n’oublie pas la mort au nom de la vie, ni le mal au nom du bien, ni la haine ni la jalousie. Je ne veux rien sacrifier.

  • Passé, présent, avenir, tout m’est nourriture à moi aussi. Chaque geste est en équilibre à la pointe de l’épée. De quel côté un jour je tomberai, il ne m’est pas donné de le prévoir.

  • Perceval, ni toi ni moi ne sommes maîtres de notre destin, pas plus que nous ne le sommes du temps.

  • Et pas de rédemption, Prince. Cela s’arrête soudain, brutalement.

  • Pourtant tout continue aussi, tu le sais, dans le noir de l’absence. Le piège se referme sur quelque chose qui aurait pu ressembler à un rêve.

  • Montsalvage brillera un jour à nouveau dans la pensée d’un autre rêveur. Florence et Montsalvage ont le même destin.

  • Qu’est-ce qui nous tient debout, qu’est ce désir sans quoi rien ne pourrait exister, peux-tu me le dire, toi, noble Perceval ?

  • Même si tout doit périr un jour, même s’il n’y a aucune commune mesure entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, c’est la vie, notre vie, qui subjugue le temps.

  • Tu as raison, il n’y a ni bon ni mauvais prince. Il y a la conspiration des étoiles et des planètes, l’activité des hommes et celle des dieux qui prétendent s’innocenter de tout. Pourquoi l’homme ne chercherait-il pas à en faire autant ? Combien de soirs n’ai-je pas rêvé à l’abolition du pouvoir, à la ferveur des animaux dans ce combat où ils s’étreignent et portent le coup mortel comme s’ils s’embrassaient une ultime fois ? Viendra le temps où les hommes, les bons et les méchants, les honnêtes et les bandits chasseront le prince, pensant ainsi avoir chassé le pouvoir.

  • Quel homme ne porte en lui la naissance de la tyrannie ? Celui qui est désarmé s’armera, celui qui fut agressé deviendra agresseur.

  • La paix de l’âme est déjà la première guerre. Perceval, tu es mon bras.

  • Prince, vous savez bien qu’aucune terre n’est à nous. Nous avons beau y être nés, nous aurons beau y laisser couler notre sang, nous n’inscrirons rien au registre des astres.

  • Viens, Perceval, voici que le jour se lève. Il nous faut ce matin rendre justice aux hommes, punir le scélérat, maintenir l’ordre et le désordre de la vie.

  • Je vous suis, Prince, dans l’éclat des lames et des larmes.






Le roi pêcheur, par Julien Gracq
détail de la couverture
Librairie José Corti, 1948






                                                                                   

                                                                                                                  

dimanche 3 mai 2015

Piero di Cosimo (1462-1522)








Piero di Cosimo, l’invention du feu du monde






L'incendie de forêt - Piero di Cosimo - huile sur bois
Asmolean Museum, Oxford










 Ce ne sont pas tant les allégories de la mythologie grecque que Piero oppose  aux sujets religieux qui dominent encore largement l’inspiration obligée de ses confrères du Quattrocento. Ce qu’il oppose à son temps, à la « Renaissance », c’est son tempérament, sa fougue, sa conception du réel et de la vie. Piero di Cosimo, c’est l’exception qui ne confirme que la règle de son originalité, une sensibilité animale, particulière, hors les conventions, qui s’interroge sur les origines de la passion, sur la moralité de l’être humain pris dans l’étau de ses indifférenciations. Ce que peint Piero, c’est l’esprit primitif intérieur qui est le sien, cette vie primitive qu’il porte en lui comme un désir sauvage. Résurgence brutale du paganisme, Centaures énamourés, ciels assombris d’oiseaux immenses ou inquiétants, feux de brousse, orages dégringolant de lointaines montagnes, tableaux panoramiques bourrés de personnages masculins, féminins, satyres et animaux, chasses effroyables d’avant le péché, faux Christs nus et vulnérables, cruautés inévitables, innocence de la chair grouillante. Dans une même toile ce sont la vie et la mort qui se côtoient et se poursuivent sans cesse, le beau n’y est jamais très loin du laid, le féérique du criminel, la nature de sa corruption. L’exubérance est partout présente dans une danse qui se veut hors de tout jugement. D’ailleurs l’homme n’est pas complètement coupé, ou sorti de sa native animalité. Il court comme le feu court de buissons en arbres dans la forêt, les biches fendent l’air, apeurées. L’homme dispute sa chasse aux forces telluriques, à ses semblables, à l’hostilité du ciel et de la terre. Les dieux confondent leur crinière avec les aspérités des rochers à flanc de montagne. Les femmes sont douces ou ironiques, trop souvent enjeux de toutes sortes de rivalités. On dirait que le monde se souvient encore de sa naissance, que le réel s’arrache difficilement aux limbes de l’imaginaire. Violente, sauvage, la peinture de Cosimo est innocente comme le loup qui vient de naître.







Combat des Centaures et des Lapithes (détail) P. di Cosimo
National Gallery, Londres






 Il est vrai que l’époque est dangereuse et imprévisible. Comme le souligne Alain Jouffroy, la vie politique à Florence — le pouvoir est aux mains des Médicis — est rythmée par des troubles et des ambitions « où le poignard joue plus fréquemment que la raison ». Piero est d’un caractère sombre et solitaire. Aimé ou détesté, il semble vouloir n’en faire qu’à sa tête. Il voit ce que personne ne voit. Il vit retranché. Travaille comme un forcené. Sort parfois de sa tanière, pour peindre alors, à contre-temps, un des plus beaux portraits de femme, celui de Simonetta Vespucci, la Sans Pareille. La plus belle, la plus vénéneuse, la plus mortelle. L’inoubliable aimée de Julien de Médicis. Botticelli voudra se faire enterrer à ses pieds. Après avoir aimanté la vie amoureuse des Florentins depuis l’âge de seize ans, elle meurt à vingt-trois comme disparaissent les nymphes que les peintres confondent avec le printemps. Cette apparition n’est-elle pas le contraire même du temps ?  Les biographes de la beauté sont peut-être imaginaires, à tout le moins supposés. Et si l’admirable portrait n’était pas de la mystérieuse émotion de Piero di Cosimo ? Le serpent d’un autre éden peut bien se rêver en collier, la muse fut réelle, la peinture en fit naître Vénus. Et sans doute bien d’autres tableaux.






Simonetta Vespucci (détail) - huile sur bois
Piero di Cosimo
Musée Condé, Chantilly







 Piero n’est pas le néoplatonicien qui domine alors la scène de la pensée et de l’esthétique de la Renaissance. Sa pensée du corps, de la matière, de l’épaisseur du monde, pétrie de vitesses, de mouvements, d’errances et peut-être de hasards, le conduit plutôt vers les poètes latins, Lucrèce et Ovide. Les thèmes mythologiques de Piero sont bien souvent l’enveloppe, presque humoristique, dont il se sert pour faire passer le message pictural de son inspiration. La peinture est pour lui le moyen de s’approprier le monde, de creuser la place de l’homme dans un environnement  qui ne lui appartient pas d’évidence. Difficile bien sûr, à cette époque, de tenir à distance l’explication de l’être autrement que par une théorie de la croyance et de la soumission. Mélange de croyances et de superstitions de toutes sortes, de conformisme religieux et de dogmes fantaisistes, d’économie de profit et de fastes civils à la gloire des Puissants, la vie à Florence — il faudrait dire la vie de Florence — est à la fois miséreuse et mirifique, commerçante et richissime, moraliste et débauchée. 











Le combat des Centaures et des Lapithes (détail)
Piero di Cosimo









Piero est un peintre reconnu, mais jamais officiel. Organisateur de carnavals, il met en scène un étrange char de la Mort qui en surprend plus d’un. On le dira vieux fou solitaire atteint de sinistrose. Muré dans les interrogations de son propre génie, il crée dans un profond silence qui ne laisse, au sens propre, entrer personne. Il s’alimente sauvagement, toute cuisine n’étant pour lui que temps perdu. L’anecdote célèbre des œufs cuits par cinquante nous a été racontée par Vasari qui tente de concilier dans son portrait de Piero le caractère fantasque du peintre allié à une finesse d’observation unique en son genre. 











L'incendie de forêt (détail) - P. di Cosimo











L’inspiration de Piero di Cosimo semble avoir engendré une « Renaissance » tout à fait particulière et qui lui appartient en propre. Ses tableaux ne sont religieux qu’en apparence, les autres ne sont mythologiques que partiellement, et moins pour illustrer les dieux que pour faire advenir l’homme à sa propre histoire, à sa propre folie. On s’y trouve plongé dans une sorte de pré-histoire, dont l’atmosphère serait assez souvent celle d’une magie terrifiante et terrifiée. Dans le monde que peint Piero, et qui est sans doute celui dans lequel il vit, rien n’est jamais complètement achevé, ni même différencié. Que nous y soyons sensibles ou non, nous faisons partie d’une évolution permanente, d’une marche sans fin dont la raison humaine est bien incapable d’épuiser le sens. 







Le retour de la chasse - P. di Cosimo (détail)
Metropolitan Museum of Art, New York








                                                                                       Pierre Vandrepote

jeudi 16 avril 2015

Le peintre, quidam de la réalité








Arbre de vie (1)
© Photographie Liliana Vidori





Le peintre, quidam de la réalité, a soudain regardé autour de lui, en arrière, en avant, évaluant la perspective, sa perspective. 


Les nuages se sont amoncelés au-dessus de sa pensée, il a continué à chercher le modèle, à faire des repérages dans l’espace mal délimité de l’oeil. 


Le peintre est celui qui voit, cela même qui le fait peintre, il est aussi celui qui est vu, qui expose et s’expose, qui montre quelque chose qu’on ne voit pas ou qu’on n’avait pas vu, il ne démontre pas, mais parfois il démonte, par exemple la vision, ce qu’il appelle les apparences de la vision, mécanicien des formes et de la couleur. Il n’est pas sûr qu’il nous rendra le moteur dans le même état qu’à l’origine. 


Il lui arrive même de confondre la femme et une machine, qu’on se souvienne de Picabia.


Il y a bien longtemps que le peintre ne cherche plus à être ressemblant, il n’apporte plus le portrait de l’extérieur sur la toile, il va chercher sur l’espace de la toile l’invention de la vue, la justification de l’oeil. 


L’oeuvre peinte est par définition terriblement concrète; en ce qu’elle naît du regard, elle est immatérielle, en ce qu’elle devient tableau, elle est matérialisation de ce qui n’était pas. Est-ce trop de dire que le peintre produit du réel  au cœur même de la réalité, qu’il agrandit le champ mental, sensible, perceptif, sans que ce soit, finalement, au détriment de la réalité libre ?


Ce que voit notre oeil n’est pas plus vérifiable que ce que voit notre pensée; ce que nous ne voyons pas ne demande qu’à être vu. Nous sommes tout aussi possédés par ce que nous n’avons pas que par ce qui est à portée de l’oeil ou de la main. 


Il y a des taches d’encre qui laissent entrer des paysages ou des visages inconnus, c’est pourtant nous que nous reconnaissons dans ce fouillis d’encre, comme dans ce prochain visage qu’on va rencontrer dans la rue, croisé, aperçu, perdu d’un même mouvement du regard. Et puis encore, ceci ou bien cela nous ressemble et ne nous ressemble pas, mais alors pas du tout, cette trace beaucoup trop anguleuse, ce chapeau mou un peu risible, cette couleur à la place d’une autre, un monde en noir et blanc, une atmosphère de cailloux, vite, que je quitte ce paysage forcené, à la Michaux, que je reprenne ma route, à demi réveillé, voilà qu’un serpent la traverse, comme une séquelle.





Arbre de vie (2)
© Photographie Liliana Vidori



                                                                                                              
                                                                                         Photographies Liliana Vidori


                                                                                                  Texte Pierre Vandrepote

samedi 11 avril 2015

Guy Cabanel / Journal intime





Guy Cabanel/Journal intime

(Impressions d’une lecture)








Dessin de Jean Terrossian - © Terrossian et Ab irato, 2015








C’est un journal si intime que c’est plutôt un journal de nuit, en forme de rêve, peut-être de cauchemar. Les phrases y tombent, comme des annonces non contrôlées, de lointains rochers qui tiennent miraculeusement en équilibre. On ne sait pas ce qui se passe, on n’est d’ailleurs pas si sûr qu’il se passe quelque chose.

Il peut arriver que le héros soit décapité, mais cela ne l’empêche pas de continuer son chemin. La blessure est visible, pourtant tout est parfaitement normal.

Le paysage est un coupe-gorge. La nuit est verte, silencieuse, isolée. D’un côté, des fusils; de l’autre, une ombre bienveillante.

Ou plutôt la nuit est rigoureusement rouge maintenant. La ville est déserte. On ne sait plus qui poursuit qui.

La piscine est une cathédrale asséchée. Les souvenirs sont froids comme du marbre. La sécheresse pleut d’un ciel à l’envers.

Des Indiens indiquent le chemin. Quant aux dieux, ils préfèrent s’en remettre au Grand Ours aveugle.








Couverture (détail) — Le retour de Melmoth, Jean Terrossian
© Terrossian et Ab irato, 2015







Les histoires de famille ne sont jamais aussi claires, ni d’ailleurs aussi sombres qu’on voudrait croire. Tantôt ce sont les pieds qui dépassent, tantôt les lettres, jamais écrites. Des mots même, jamais prononcés. Dure loi de l’hérédité.

Un voyage à la mer sous la mer. On veut prendre une route mais elle se ferme. On veut entrer dans le jour, c’est la nuit. On saute, la faille s’agrandit.

Le train-fantôme propose ses poupées. Les jeunes filles sont de l’autre côté du noir. Tout à coup, une chevelure. Près du visage réel.

La clef du mystère un soir de grande réception. La bâtisse est immobile. Sans le savoir, « L’Amiral Leblanc accompagne l’Amiral Leblanc ». Une femme superbe apparaît, exactement comme on disparaît.



Guy Cabanel, Journal intime, 1943—1953
Dessins de Jean Terrossian


Ab irato éditeur, 2015 —  6, rue Boulle  75011 Paris




                                                                                               Pierre Vandrepote