vendredi 22 mai 2015

De Florence à Montsalvage






⟪                                PHILIPPE  (Strozzi)
           
Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses mais tous sont sensibles aux grandes choses; nies-tu l'histoire du monde entier? Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt, mais l'étincelle peut sortir d'un caillou, et la forêt prend feu. C'est ainsi que l'éclair d'une seule épée peut illuminer tout un siècle.

                               LORENZO (de Medicis)
            
Je ne nie pas l'histoire, mais je n'y étais pas.              

                           
                                                                            Alfred de Musset 
                                                                            Lorenzaccio, acte V, sc.2




    ⟪                            AMFORTAS

Les voies du Graal vous sont fermées et le Très Pur, s’il doit venir, trouera vos mailles et vos filets comme une épée de lumière.             ⟫

                                                                             Julien Gracq

                                                                             Le roi pêcheur, acte I












                                                               



















Anonyme

Nicolas Machiavel, buste en tere cuite











De Florence à Montsalvage



    Divertimento librement inspiré de Machiavel  
                                                   et du vieil Amfortas, le roi pêcheur. 


                                                                par Pierre Vandrepote






  • Prince, quel bon plaisir pourrait être celui du Prince ?

  • Le mien. Et celui de mon Peuple.

  • Tous l’ont dit, au moins une fois, au moins un jour, avant de périr assassiné.

  • Je me souviens de Rome, comme je me souviens de Florence que je sauverai. Comme je me souviens de Montsalvage qu’avec le Dernier Rêveur nous ferons revivre.

  • Il vous faudra vous assurer de la fidélité des hommes.

  • Je prendrai les hommes comme ils sont. Et chaque femme pour une princesse.

  • Qui pourrait croire au seul Solitaire ? A peine aurez-vous traversé la rue qu’un poignard s’inquiétera de vos pas.

  • Etre Prince, c’est l’être avec tous, à l’égal de tous.

  • Faites-vous aimer, je crains fort qu’on vous détestera.

  • N’es-tu point là toujours, Perceval, plus obscur que toute forêt, plus clair que toute clairière ?

  • Qui oserait frapper le Bien absolu ?

  • Comme moi tu le sais. Allons, nous ne nierons pas l’Histoire. Viens, nous chasserons jusqu’à épuisement des chevaux.

  • Chaque jour nous nous mettons en quête du cerf aux ramures d’airain, chaque jour il nous échappe, se confondant au dernier instant avec le bleu du ciel.

  • Crois-tu qu’il puisse y avoir une autre manière de s’occuper des affaires de l’Etat ?

  • Votre volonté doit s’imposer à tous, parce qu’elle est juste, parce qu’elle est bonne, parce qu’elle est efficace. Croyez-vous qu’un autre ferait mieux, serait plus sage, plus désintéressé ?

  • Comment leur faire comprendre que l’intérêt du Prince et l’intérêt de tous ne font qu’un ?

  • N’expliquez pas. Il n’y a rien à comprendre. Le pouvoir ne se partage pas. Le pouvoir ne se donne pas, il se prend.

  • Et aussi il ne se prend jamais. Sans cesse il menace d’échapper. Il se confronte soudain à un autre. Constamment menacé. Mais toi, Perceval, dis-moi, dans quel métal est donc taillée ton armure ?

  • Un métal différent, sans doute essentiellement fait d’indifférence.

  • Est-ce à dire que tu n’aimes pas les hommes, que tu les méprises ? que tu ne crois ni à Dieu ni à Diable ? que tu t’affranchis de toute morale ?

  • Je ne méprise pas les hommes, ce serait me mépriser moi-même. J’aime mon prince comme d’autres peuvent aimer un amant. Mes actes peuvent sembler immoraux, ma pensée se cherche, errante, souple, imprévisible, elle n’est jamais immorale.

  • Es-tu bien sûr de ne jamais te mépriser toi-même ?

  • Je ne suis sûr que de bien peu de choses. Voilà pourquoi il est bon, justement, d’avoir un prince et de l’aimer.

  • Que pourrait savoir ton prince que tu ne saches déjà ?

  • Rien. C’est pourquoi il m’aime et c'est la raison que je l’aime.

  • Regarde par la fenêtre, il pleut, il vente, le ciel est embrasé d’éclairs, on dirait une colère grandiose, sans objet ni sujet.

  • La terre pourrait se mettre à gronder, nous engloutir en un instant. Nous pourrions voir les tours du château s’effondrer sur elles-mêmes et sur nous. 

  • Que vois-je par tes yeux ?

  • Que vois-je dans vos pensées ?

  • Plus rien que ma solitude, Perceval, que mon impuissance.

  • Plus rien, Prince, qu’une blessure infinie qui peut disparaître à tout moment.

  • Je n’oublie pas la mort au nom de la vie, ni le mal au nom du bien, ni la haine ni la jalousie. Je ne veux rien sacrifier.

  • Passé, présent, avenir, tout m’est nourriture à moi aussi. Chaque geste est en équilibre à la pointe de l’épée. De quel côté un jour je tomberai, il ne m’est pas donné de le prévoir.

  • Perceval, ni toi ni moi ne sommes maîtres de notre destin, pas plus que nous ne le sommes du temps.

  • Et pas de rédemption, Prince. Cela s’arrête soudain, brutalement.

  • Pourtant tout continue aussi, tu le sais, dans le noir de l’absence. Le piège se referme sur quelque chose qui aurait pu ressembler à un rêve.

  • Montsalvage brillera un jour à nouveau dans la pensée d’un autre rêveur. Florence et Montsalvage ont le même destin.

  • Qu’est-ce qui nous tient debout, qu’est ce désir sans quoi rien ne pourrait exister, peux-tu me le dire, toi, noble Perceval ?

  • Même si tout doit périr un jour, même s’il n’y a aucune commune mesure entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, c’est la vie, notre vie, qui subjugue le temps.

  • Tu as raison, il n’y a ni bon ni mauvais prince. Il y a la conspiration des étoiles et des planètes, l’activité des hommes et celle des dieux qui prétendent s’innocenter de tout. Pourquoi l’homme ne chercherait-il pas à en faire autant ? Combien de soirs n’ai-je pas rêvé à l’abolition du pouvoir, à la ferveur des animaux dans ce combat où ils s’étreignent et portent le coup mortel comme s’ils s’embrassaient une ultime fois ? Viendra le temps où les hommes, les bons et les méchants, les honnêtes et les bandits chasseront le prince, pensant ainsi avoir chassé le pouvoir.

  • Quel homme ne porte en lui la naissance de la tyrannie ? Celui qui est désarmé s’armera, celui qui fut agressé deviendra agresseur.

  • La paix de l’âme est déjà la première guerre. Perceval, tu es mon bras.

  • Prince, vous savez bien qu’aucune terre n’est à nous. Nous avons beau y être nés, nous aurons beau y laisser couler notre sang, nous n’inscrirons rien au registre des astres.

  • Viens, Perceval, voici que le jour se lève. Il nous faut ce matin rendre justice aux hommes, punir le scélérat, maintenir l’ordre et le désordre de la vie.

  • Je vous suis, Prince, dans l’éclat des lames et des larmes.






Le roi pêcheur, par Julien Gracq
détail de la couverture
Librairie José Corti, 1948






                                                                                   

                                                                                                                  

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