samedi 25 février 2023

La poésie dit ce qu'elle veut

 





La poésie dit ce qu’elle veut quand elle dort

 



Pierre Vandrepote











 Photographies Liliana Vidori








La poésie

dit ce qu’elle veut

quand elle dort












 














                                                                                                                                                        

                         






                             À quelques morts.

                                                                      Et à quelques vivants.

                                                                     

                             L’auteur suppose  

                                                                    qu’ils se reconnaîtront.

 















                                                         




        

                                                      

                                                                                                  

La poésie dit ce qu’elle veut quand elle dort                                                                                                                                                                

Dormant dans le dormeur elle veille sur lui

L’état second étant devenu état premier

L’œil blanc entrouvert apparemment libéré des contraintes

La poésie parle sous les mots sous leur conscience

Elle abolit le temps s’amuse du sens du temps

Elle parle dans la langue au-delà de la langue

Au-delà de ce qui veut être dit

La poésie dit en souvenir du jour

Elle ne dit pas pour le jour mais pour elle-même

Elle oracle ses dits à la lisière du monde 

Elle joue de sa langue avec la langue 

Elle me laisse tenter de l’approcher sans toutefois se révéler

Sans même daigner paraître 

Elle en a assez de ces faussaires qui parlent en son nom

Elle cache sa langue sous la langue

Elle déserte le grand concert poétique

Qui occulte la tribu à l’Indien solitaire

Mot après mot elle repère ses repaires

Elle perd aussi bien la raison que la folie

Elle échappe à l’ordre

Elle crée sa propre politique son économie sa sociologie

Les termes de son langage

Éventuellement elle ne craint la prose ni le poncif 

Ni le discours des oiseaux ni la vitesse de l’air

Éventuellement elle rit de se voir hésitante au bord des gouffres

Quand les lumières s’allument dans les lointains souterrains de l’esprit

Elle énonce le rêve moderne 

Qui n’a rien à voir avec celui des littérateurs

Elle dit le silence qu’il y a dans les mots 

Elle parle aux aveugles et regarde les parleurs

Elle pense à Stéphane Mallarmé posté dans son coin d’ombre

À Guillaume Apollinaire initiant un nouveau monde sans rompre avec

Les éternelles beautés intérieures

À André Breton contemplant le ciel se déchirer en deux parties 

décidément inégales

Elle donne un coup d’ailes au-dessus du siècle vingt-et-un

Pour lui rappeler qu’il est plus bas de plafond qu’il ne croit 

Dans sa prétentieuse morgue technologique et technocratique

Elle est au cœur même de la vie et pourtant l’absente finale

Elle avance masquée dans le réel 

Dans l’ombre portée de l’amour

Elle éteint les bougies de dieu des saintes et de tous les saints

Elle est belle comme la fin du rêve qui recommence

Elle s’amuse des bienséances des morales des quatre saisons

Elle ne mélange pas les genres ni ceux de la grammaire et du 

masculin féminin

Elle dit le soleil et la lune le damoiseau et la dame oiselle

Fugitive elle habite la banlieue ou le centre-ville

Elle est partout visible invisible

Souvent les mots sont la caverne qui la dissimule le mieux

L’époque passe les yeux fermés

« Véritablement, aujourd’hui, qu’y a-t-il ? » demande Mallarmé

Ne sachant plus en cet instant s’il tenait ses yeux ouverts

Il appelle cela des Divagations comme un pont sur le Change

Et voici qu’il se prend à poésie pour la prose

Chasseur de ce qui ne vient qui apparaît en un éclair

Marchant sur l’eau sur l’ombre de l’eau

Œuvre toujours plus secrète Poète en le brouillon du Livre

Jamais exigences et peurs ne furent davantage 

Les unes en les autres imbriquées

Et pourtant les plus beaux vers furent par lui gravés

Sur la peau même de l’ineffable

Sur la fable sue de tous mais toujours inconnue

Jamais le poète n’a renoncé au mystère

Ce que dit le poète n’est pas forcément reconnaissable

Le culot qu’il faut pour formuler ainsi Anecdotes ou Poèmes

La mèche au sol jetée brûlante encore

Guillaume s’en souviendra

Tout se tient au royaume magique des individus sans royaume

Il se produit lors du passage du dix-neuvième siècle au vingtième

Une rupture esthétique de la représentation

Qui n’a pas aujourd’hui son équivalent

Comme si la pensée était empêchée de chatoyer 

Dans l’indifférenciation généralisée des esprits

Il n’y a plus de Livre à écrire de livre à venir

Nous avons perdu la Poésie dans le dédale des nuits insomniaques

Et si plus rien ne semble possible

C’est que tout l’est encore plus que jamais

La fin du monde est pour chaque matin

Des yeux neufs se lèvent sur la rosée du jour

Des lèvres roses sur le neuvième jour du jour neuf

Le poète ne trahit pas l’espérance

Il préfère perdre la mémoire ne pas se souvenir

Je ne peux plus croire en ces ordres dérisoires

Passé présent futur Temps d’une histoire unique

À quoi il faudrait souscrire comme à un éternel regret

Il faudra vous y faire poètes et non-poètes

Je ne suis pas d’ici

Ni d’un là ni d’un ailleurs que vous appelez

Rêve pour vous en mieux débarrasser

Nous traversons la langue au grand étonnement de la bouche



 











Langue d’ombre dans la bouche d’ombre

Jamais pourtant poète ne parla aussi clair

Livré au hasard de la vie

Au coup de dés de sa pensée solitaire et collective

Passage de l’Unique à la Fratrie des poètes disparus ou 

Bien présents dans les livres secrets de la clandestinité moderne

Avant la fin peut-être

Juste avant la fin

Pas d’oracle je vous prie 

Quant à la fin

Ce qui se passe dans l’esprit des peuples n’est pas visible

Rengainez vos sondages vos prescriptions maladives

Quand vous prétendez voir un homme 

Vous vous empressez de construire un mur

Rassurez-vous il vous rendra la pierre

La pierre de la guerre

Et vous demanderez encore au métèque Apollinaire

D’aller la faire comme hier

Il vous avait pourtant prévenu dès

Lundi rue Christine

Cher Monsieur

Vous êtes un mec à la mie de pain

L’Histoire zigzague 

Et l’homme des peuples en est l’équilibriste

Moitié imprévu moitié imprévisible

Un monde ou un monstre avance au-devant de nous 

Qui n’a pas de nom

Montagne ou ravin va savoir

Le temps a le bout du pied dans l’inconnu

Même si l’inconnu n’a plus guère de temps

J’en reviens au présent pourquoi pas

Le train nous attend en gare 

Malgré toutes les pseudo-prémonitions

Les avions montent au ciel à la vitesse de l’esprit

Mais ils sont presque tous sans destination

Je ne sais quelle Belle t’attend au coin de la rue

Dis-moi si la ville est La Rochelle

Londres ou Dijon

A moins que ce ne soit Kalamata où je retournerai peut-être un jour

Mais voilà que la nuit se retourne sur elle-même

La Poésie zigzague non moins que l’Histoire

Cherchant sa beauté dans les messages du vent

Dans les blessures du souvenir d’amour

Je ne sais ce qui chante silencieusement à l’oreille du sable

À nouveau la mélancolie de l’âme et de l’ici mal visité

La correspondance suspendue

La rencontre différée

Le doute installé au cœur de la forêt

Craignons oui 

De ne plus être émus par une musique 

Échappée de la fenêtre entrebâillée

Celle qui donne sur un intérieur inconnu

Par une vague en dentelles au milieu de la rue

Par le désert s’emparant des solitudes amoureuses

Par une cigarette se consumant sans fin dans l’abandon d’un cendrier

Le danger est à l’intérieur

Nos bras se replient sur une figure du vide

Il est loin le temps où l’on pouvait espérer

Gagner de l’argent dans l’Argentine

Rêver de lointaines migrations

Ou faire fortune au casino de belles aventurières

Dieu n’est plus cet animal de consolation

Qu’on pouvait prier à genoux comme un enfant

Il est devenu l’arme des folies assassines

Redevenu le pire ennemi de l’homme aux mains des hommes

La terre semble parfois si minuscule vue du malheur des peuples

L’utopie qu’on croyait sœur du rêve et de l’action

N’est pas forcément plus charmeuse qu’une porte de prison

Nous avons appris à nous méfier du rêve égalitaire de la misère

      pour tous

De l’art au service de l’émancipation des oiseaux

De la beauté qu’on nous vend et qui surtout nous ment

De l’artificielle beauté détournée aux fins argentines

Nous ne voulons plus croire désormais

Qu’au rêve qui est nôtre

Le tombeau de la mort est ouvert

Si le poète est absent

C’est alors que surgit celui qui veut à nouveau 

Frotter l’un contre l’autre les silex anciens

Celui qui contemple la lune et y lit une figure ignorée

Celui qui dit Vous croyez avoir tout vécu

Mais vous ne connaissez que la fatigue

Dans la grande salle du bout du monde

Celui qui marche dans sa tête

Celui qui joue sans drame son va-tout

Celui qui trace au marbre des rues 

Ses premiers pas perdus mais à peine

Celui pour qui tout est nouveau 

Et surtout l’esprit quand il est en dérive

Celui qui lance les dés d’une histoire qui ne lui appartient pas

« Le lundi seize janvier, à cinq heures dix, Louis Aragon montait la rue Bonaparte quand il vit venir en sens inverse »

Était-ce prose ou poésie description imaginaire 

Ou constat lucide et froid 

Comme d’un rendez-vous avec soi-même 

À travers le filtre des amitiés partagées

Portrait déjà de l’avenir dans le passé

Une parole se met à rêver librement

On ne sait si c’est dans la tête du poète

Ou dans l’ambiguë chanson des rues

Puis c’est un peintre qui croise la Muse

D’où vient-elle Qui est-elle Où va-t-elle

Ne vous rassurez pas si vite

C’est le temps c’est l’éternité une beauté peut-être

Comme il y en a tant et qui chacune

Mais celle-ci semble égarée ses rues ne mènent nulle part

Elle choque le rêve de l’autre

Rebondissant de carrefour en rue perpendiculaire

Pour soudain tourner sur la droite

S’engouffrant dans sa propre chevelure

A-t-elle existé le temps d’un souffle sur une paume

Le temps d’un mythe créé par une machine à écrire le désir

Par la machine folle de l’esprit en vertigineux désœuvrement

Son étrangeté a la forme d’une question sans réponse

Elle erre comme si elle était l’errance même

Apollinaire l’eût prise pour une de ces belles sténodactylographes

Breton lui la prend pour une des mystérieuses

Incarnations de l’esprit nouveau

Qui bouleverse les hommes en temps de paix

Rien ne peut l’émouvoir davantage que la Disparition d’une apparition

Toute la poésie dans cette brisure de l’éclair

Allant de l’un à l’autre

Reliant et tissant on ne sait quel fil perdu

Traçant à même la ville la trame d’une aventure illisible pour tous

Contours imprécis de quelle présence interdite

Voilà bien un siècle qui commence mal

Qui commence comme toujours au-delà du bien et du mal

« Je n’aime, bien entendu, que les choses inaccomplies »

Confesse dédaigneusement le poète

Le sentiment de l’aube n’est pas éteint

Les aiguilles d’un seul siècle tournent plus vite

Que les rêves qui ne ménagent guère le temps

Hier est forcément dans le bel aujourd’hui

On a dit avec légèreté tant de mal de tous les 

« -ismes »

Sans bien voir qu’ils ont été toujours des isthmes

Des avancées inquiètes au milieu des conformismes

De la pensée assise rincée

L’homme porte en lui cette étrange bande d’étroite terre

Qu’il impose aux tournoiements des eaux

Pour mieux relier dangereusement

Un monde à un autre monde

Un monde à d’autres ondes à d’autres ondées du cœur

A d’autres ondulations de l’esprit

Ainsi de la Disparue engloutie par le subtil trajet des rues

Qu’est-ce que c’est Vivre

Si nous sommes aussi peu vérifiables

Sûr qu’il faudra bien un jour écrire une nouvelle

« Introduction au discours sur le peu de réalité »

C’est folie pure de croire aux contours du seul réel visible

Tout ne relève-t-il pas de nos seules croyances

De nos seules poétiques affirmations

Mallarmé a résolu le réel absolu dans Un Livre

Qui ne doit rien ni à un coup de dés ni au hasard ni à un anti-hasard

Lui aussi a disparu au coin de la rue de la poésie rare

Comme un autre au Harrar de la langue muette 

D’avoir peut-être tout exploré en une unique vérité
























En général les poètes écrivent peu 

Car ils tentent de vivre beaucoup

Ils voudraient écrire à la vitesse de la vie

Ils voudraient vivre à la vitesse de leur propre mort

Le poète habite deux planètes à la fois

Celle du bonheur et celle de son désespoir

Celle du réel illimité et de sa connaissance interdite

Celle de son être propre et celle de l’Autre

(planète infranchissable)

Sauf l’Amour — hasard réalisé

Avec le beau visage de l’imparable nécessité

Même si la fin du monde se joue chaque seconde

Le chantre qui chantera L’Amour Fou s’est aussi demandé

S’il s’agissait d’un Livre ou d’une épave rêvée

« Dans ce coffret dont je n’ai pas la clé et que je vous livre dort l’idée 

désarmante de la présence et de l’absence dans l’amour. » écrit Breton en 1924 dans ladite « Introduction »

Du coup je me demande quelle sorte de relation entretenait

Le poète Mallarmé avec l’idée d’Amour

Avec ce qu’il aurait pu appeler la musicalité de l’amour

Lui si discret avec le sentiment

Lui qui sait que jamais un coup de hasard

Ne saurait abolir le moindre dé

Ou la moindre question suspendue aux lèvres de l’horizon

Il pouvait voir pourtant l’infini dans un jardin

Poursuivre la vue jusqu'à l’intérieur de l’œil

L’Amour il ne le pénétra jamais si bien que dans Le nénuphar blanc 

« les yeux au dedans fixés sur l’entier oubli d’aller »

Plus de dédale Plus d’énigme De la révélation pure

Plus de mouvement à peine un bruissement

Des mots dans d’autres mots de brume

Des mots comme de la nature dressée devant soi

Le sens hésitant dirait-on à perdre pied

Imagine-t-on ce sportif rameur

Foulant légèrement l’herbe bleue et noire

« Qu’arrivait-il, où étais-je ? »

Est-ce vertige ou abandon du réel

Un rêve éveillé (ou peut-être endormi) se produit 

Dont l’écho n’a pas fini d’envahir les consciences

Ou si vous voulez les inconsciences des poètes des vingtième et 

vingt-et-unième siècles

La nouveauté est morte avec le désir moderne

Un jour nous vivrons vraiment dans le « Sans fil »

A l’intérieur de notre cerveau à l’écoute du monde et réciproquement 

en effet

Retour à l’Introduction encore

À « Thésée enfermé pour toujours dans son labyrinthe de cristal »

Quel Minotaure combattu vaincu

Quelle tour d’ivoire Se pencher vers l’extérieur pour mieux y voir

Breton en Mallarmé Le traversant à grandes enjambées

La même course vers le même abîme

« Sûr, elle avait fait de ce cristal son miroir intérieur » écrit Mallarmé

Et soudain tout bascule du côté du rêve

Du côté de la réalité devrais-je dire

Du côté de la révolution a-t-on pu croire

Le poète continue d’emplir sa page blanche

Et plus il écrit plus la page blanchit

Poésie ou prose il ne sait plus Les poètes souvent ont écrit bien 

davantage de prose que de poésie

C’est la poésie qui est toute entière « lustrale » 

Comme la réalité elle-même

Comme le désir si mal formulé dans l’éblouissement de sa vérité

« Le pas cessa, pourquoi ? » interroge le magnifique poète de 

l’immobilité

Dans le temps même où celui des Pas perdus 

Ne cesse de songer au temps changé

Par les poètes « las de ce monde ancien »

Pourtant la Disparue ne fût-elle jamais autre que l’Effleurée

Présence absolue suspendue au sans fil du regard

Pendant que Guillaume chantait sobrement

« Adieu faux amour confondu

Avec la femme qui s’éloigne »

Celle qui avait un nom un visage et plusieurs paysages

Apollinaire le tant épris des femmes réelles

De la poésie des jours réels

Qui se persuada même de la guerre jolie

Apollinaire sérieux comme l’humour et la mort

Assumant toutes les contradictions du cœur et de la vie

Le poète ne trompe la femme qu’avec elle-même la poésie

Ce que dit le Nouveau Monde Amoureux n’est encore

Qu’à peine déchiffrable aux doigts d’aurore

Le jour se lève sur une salve d’amours inquiètes et profondes

Au beau milieu de l’erreur humaine

Le monde est neuf comme le cristal des regards

Au triste milieu de l’horreur humaine toujours recommencée

Le poète n’a plus d’yeux

Ses yeux se sont envolés 

Sans doute du côté de la beauté

Le rôle du regard poétique est de sauver l’homme dans l’homme

A-t-on plusieurs visages ou un seul 

Tous les visages sont-ils notre visage

Nous n’assoirons plus jamais la beauté sur nos genoux

De peur de la trahir comme nous trahissons nos images

Au fond de chaque solitude il y a la main tendue d’un rêveur

La mienne s’agite en direction des quais 

Comme la tienne oui on pourrait croire

On croit que c’est la romance des mains perdues

Quand ce n’est que celle du jeu complexe

Des espoirs fuyant sur la brume des horizons aveugles

Si le temps existe il ne dure que de son abolition

Chaque seconde est contemporaine du réel 

Chaque éternité dessine un visage entrevu

Le nénuphar blanc de Mallarmé nous appartient plus qu’au poète 

et grâce à lui

Phare nu et blanc osant percer le mystère que plus rien ne viendra 

Recouvrir ni dissimuler

Mais surgissant autrement

Sur le damier noir et blanc 

Des rues jetées comme des dés au hasard des heures

Le voilà bien le crime de la poésie nouvelle

Celui sans coupable ni victime

Sans muse amusée souriante désabusée

Avec chercheur d’or désargenté

Dans les strates d’une ville qui fait mine de ne pas exister encore

Poète au jeu des perdants magnifiques

Aux paris si peu assurés sur l’avenir

Jouant l’amour et les rêves sur des tables truquées

Pas perdus sur un coup de dés

Pas un seul hasard pourtant ne fut perdu

Ce qui doit advenir l’enchantement du monde

La roue libre les jeux dangereux

Un trait de feu illumine routes et déroutes

À leur tour les mots deviennent ciel ou plaine

On dirait que l’histoire commence au-delà du jour

En pleine nuit peut-être

Un visage brouillé contre la vitre noire

Un sourire fermé sur le plus silencieux des baisers

Ce qui naît n’a pas de nom

Mais est-ce bien de naissance qu’il s’agit

Le rêve se fait expliquer les ambiguïtés du réel par le dormeur

Pendant que celui-ci poursuit son rêve jusqu’au bout 

Nulle révolution n’éteindra les rêves

Du dormeur qui ne dort pas

La poésie cherche ses mots sur le drap blanc de la page

Elle ne se contente pas de la maigre moisson des mots

Elle n’est pas purement intentionnelle

Elle veut des mots qui interrogent le rêve

Elle en veut au mystère des choses

Comme au mystère des êtres

Elle en veut au mystère des mots

Comme à celui des dieux anéantis

Elle est le lieu de ce qui n’a pas de lieu

La formule de ce qui perce le secret des morts

Elle ouvre la vitesse à son immobilité cachée

Elle jette l’éponge qui efface le crime

Celui qui nous est reproché depuis toujours 

Et qui pourtant n’a jamais eu lieu

Car la poésie est innocente comme le monde qui vient de naître

Elle est libre autant que la beauté est insoumise et aveugle

Nous n’avons de comptes à rendre ni à l’orage

Ni au typhon dévastateur

Dont on nous annonce les vents 

à plus de deux-cent-soixante-dix kilomètres-heure

Les pickpockets ne sont pas coupables d’avoir inventé l’argent

Ils ne sont pas non plus les propriétaires du vol

Rien ne distingue a priori dans la rue 

Les poètes des non-poètes

Mais il y a ceux qui se retournent vulgairement sur les femmes

Et ceux qui sont aimantés par leur boussole intérieure

Qui rêvent du rêve de l’autre

Leur monde est alors en dérive de toute rive

La porosité de leur regard ne les sépare pas complètement

De la verdure des arbres du courant du fleuve sans nom

Leurs yeux habitent la forêt dans les rues des villes

Des villes englouties dans des lacs de silence

Leurs yeux parlent le langage des silences ouverts

Sur l’autre versant du réel si peu entrevu

A découvrir toujours Des yeux derrière les yeux

Personne ne sait comment les choses s’inventent

Tantôt le ciel est sombre comme au bord des larmes

Tantôt une éclaircie surgie du beau milieu du front

Poussé par le vent bientôt disséminé par lui

Voici que le nuage s’effrite et meurt happé par le vide du ciel

Et voulez-vous que je vous dise soudain 

Rattrapé par la parole de Mallarmé

Car voici qu’hésite le poétique

« Je suis allé, avec beaucoup et, intrus familier, subitement, me sens pris d’un 

doute, un seul, à vrai dire, extraordinaire. »

Celui que d’aucuns prennent pour le petit professeur d’Anglais 

sans autorité

Ah la Musique (que Breton, si grand admirateur du poète, 

        n’entendra pas)

Et qui est tout simplement dans sa trajectoire étincelante 

du siècle dix-neuf

En train de révolutionner la Question de la Poésie

Sans faire de bruit avec son encre ancrée dans l’azur

Un azur fait de bleu de rouge et de noir et de blanc

Un azur qui loge fragmenté dans les milliards de

Cellules de son unique cerveau

Le poète au labeur infini au labeur de lèvres infinies

Le poète percuté de mots blessé de poésie

N’en pouvant plus de la douleur d’exprimer

Jouant de la virgule comme d’une arme à syncoper le rythme

À ajuster le tir quand on braque le silencieux peut-être contre soi

Et qui plus est avec l’arme qui pense-t-il ne convient pas

Non vous n’entendrez pas la déflagration 

Mais vous entendrez peut-être la musique des sphères

La musique rendue à son silence intérieur

Dans l’inaudible chuchotement de la pensée surprise

Quel est-il ce doute décidément extraordinaire que

« franchissant les intervalles littéraires, elle ait besoin tout à coup de se trouver face à face avec l’Indicible ou le Pur, la poésie sans les mots ! »

La multitude face à la musique

La musique face à la poésie

La poésie face à ses propres mots

Les mots face à l’indicible

Le pur face au relatif absolu

Cela fait deux fois qu’ouvrant au hasard les poèmes de Fernando Pessoa

C’est le vers suivant qui sort du coup de dés de la lecture

« Il y a passablement de métaphysique dans la non-pensée. »

Impitoyable Mallarmé ouvrant la porte à l’implacable athéisme 

       du poète portugais

Ce que la poésie nous dit au-delà de l’imprononçable

Ce qu’elle dit dans le non-dit de ses mots

C’est toute la fragilité de notre conscience avérée

L’espace de la part inconnue de notre connaissance 

L’absence d’épaisseur de la ligne d’horizon

Comme si le monde en effet ne devait jamais finir

Il y a encore assez de nostalgie

Pour que je ne  puisse me confondre avec l’arbre qui passe

Avec l’après-midi qui tombe du ciel sans crier gare

Le temps hésite avant de se tromper de porte

Un cri nous y sommes presque par erreur 

Il y a passablement de poésie dans la non-poésie

Celui qui regarde attentivement la nuit peut y percevoir les étoiles

Celui qui s’approprie la nuit devient une étoile

Pour une nuit ou pour l’éternité c’est selon

Mais qui oserait prétendre danser la pensée d’une étoile

La pensée poudreuse et lumineuse du ciel

Je crois bien qu’il reste la poésie 

Lorsqu’on a le sentiment que tout est perdu

Ou que rien n’est trouvé

Je veux écouter Apollinaire dans la nuit de sa guerre

Je veux entendre sa colère et la voix de sa chance 

Tant qu’elle dure

Son rire et sa tristesse et sa détresse et la parole de son amour

Et son rêve éveillé et son bonheur exposé

Au feu des douleurs partagées

Il y a le crime des lueurs des artifices et des nuits

Il y a la loterie de la mort comme une irréelle symphonie

Même les fusées qui tuent peuvent être reversées à la vie

Le mauvais jeu de la guerre des hommes

Fait rire durablement la nuit qui se déchire

Il y a passablement de physique dans la métaphysique des larmes

Qui pourrait croire à cette heure

Que le bonheur des hommes est plus grand que le malheur

Mais revenons au chant

À ses blessures à ses éclats

À ces victoires qui ressemblent tant à des défaites

À la victoire du poète sur tous les fronts de la vie

Au vin nouveau faudra-t-il donner un nom nouveau

Sur les jours anciens jeter un regard nouveau

Créer chaque jour la légende des jours

De toute éternité s’élève de la terre le chant violent de la vie

Fugace ou ravageur l’amour remonte le courant

Des panoplies du cœur

Les mots du poème s’inscrivent eux aussi en lettres de feu

S’il y a un aujourd’hui et un demain

Ils ne seront pas moins bouleversants que nos hiers

Peut-on partager les larmes et les rires

En faire deux petits tas inégaux selon les saisons

C’est le mystère de la vie que nous voudrions saisir

Même dans l’intervalle d’un seul éclair

Sur la bouche en forme de baiser de la passante disparue

Ce grand rêve que la poésie fait chaque matin

De vouloir changer la vie

Alors que chacun est si peu capable de se changer soi-même

D’aller à la rencontre de l’autre comme on se jette à la mer

Ce qui nous manque

C’est la folle liberté du papillon

L’éphéméride des éphémères dont le secret de la longévité est total 

Un langage qui serait moins arbitraire que nos pensées

Une poétique à l’épreuve des faits

À l’épreuve du hasard et du temps

Une poésie inconsciente comme le sommeil de la nature

Quand elle se réveille sous toutes ses formes

Immense poème tissé de tous les rêves de l’humanité

De tous les rêves de la matière et de ses évolutions

Immense gestation venue des profondeurs des univers

Un livre aux lettres de fer porté à très haute température

Lisible dans tous les sens comme un résumé infini de nos veines

Où rien ne nous séparerait plus du monde

Le livre des belettes et des terriers de l’amour

De l’homme et de la femme se brûlant

Aux illuminations interdites des enfers ou des paradis

Ici la bonté ici la beauté ici le bonheur nu

Ici une seconde un jour une heure un crépuscule

Ici une vie irréprochable

En équilibre sur la tête du soleil parmi tant d’autres

Le vent soudain s’est levé comme s’il ne devait plus jamais souffler

Dans la direction que les hommes ne veulent pas prendre

Faudra-t-il toujours s’interroger sur la direction de leurs rêves

Sur le sens des jours et des nuits

Enroulés autour de leur axe invisible

Des nuits d’encre des jours où on ne voit rien venir

Célébrer la pluie du lundi puis la neige du mardi

Le froid des idées répandu le long des chemins

Qui nous guettent et que nous ne prendrons pas

Dans la tour solitaire la plus haute tour

Une femme attend sa métamorphose

En faisant rouler les dés

Qu’on dirait à jamais suspendus au bord de la page

Les chevaliers ont beau s’élancer à la conquête du ciel et de la terre

Des forêts et des eaux navigables ou non

Le monde se referme sur sa désespérante énigme

L’azur toujours se cache derrière le ciel

Nos mots frappent à une porte












Qu’aucune phrase ne vient délivrer

Pourtant nous savons bien que nous ne sommes pas seuls

Le poème est commencé depuis si longtemps

Même si nous ne savons qu’écrire à la surface des choses 

Reconnaîtrais-je la voix qui me parle

De quoi suis-je fait qui m’appartienne en propre

Quels souvenirs quels oublis

Quelles aventures ne seraient pas partageables

Avec des amis connus ou inconnus

Avec des fantômes libérés de toute contrainte

À s’incarner dans la vie prétendument réelle

Ai-je vécu dans ce petit pays

Où les étoiles tombent toujours à côté

Ai-je vécu dans un siècle où les hommes ne marchent 

Ni d’un même pas ni dans les mêmes secondes

 Celui qui avec son âne et son bâton

Celui qui avec son moulin à prières et sa robe rouge

Celui qui avec un révolver dans un tiroir

Celle qui attend que Minuit tombe sur la ville

Celle qui traverse la frontière habillée en homme

Celle qui se dit qu’il n’est jamais trop tard pour aimer

Tout dans mon être intérieur tourné vers l’extérieur

Au bout de mes dix doigts la forêt de tous les autres

En plein cœur de la solitude

Fichée la flèche de l’histoire des hommes

Les morts ne nous appartiennent pas moins que les vivants

Ne sont pas moins vivants que ce qui nous tue

La poésie est faite pour qu’on ne l’entende pas

Le poète est celui qui rêve pour qu’on ne l’écoute pas

Lui non plus n’entend ni n’écoute la voix

Il ne sait pas d’où elle vient

Elle passe en cristal insoluble

Qui pourrait dire ceci est à moi ceci est en moi 

Voici qu’un grand silence se fait avec fracas

Les dieux sont fiers quand ils ne sont pas bernés

Les poètes ont l’humilité des déserts arides

Ils donnent soif quand il n’y a plus d’eau

Ils sont les enfants désarmés des nuages

Pourtant ils franchissent en force la dernière dune

Celle qu’on croit obstinément être la dernière

Personne ne nie qu’ils avaient sans doute raison

Ceux qui sont blessés à la hanche

Ceux qui préfèrent se laisser mourir sur place

Ils ne voient plus le jaune de l’avenir dans le blizzard

Ceux qui découpent le ciel en morceaux pour mieux le parcourir

Les mots hésitent ils clignotent à l’orée des bouches

Les mots sont blancs dans les bouches noires

A moins que ce ne soit l’inverse

On dit qu’ils chantent pour cacher leur trouble

Ils content le voyage que chacun fait presque à son insu

Ils ne savent pas s’ils sont heureux

Ils ne savent pas vraiment où ils vont

Ils cherchent dans une nuit heureusement pleine d’étoiles

Ils suivent un chemin qu’ils sont les seuls à tracer

Ils suivent un chemin qui n’existe pas

Ils ne le suivent pas ils l’inventent de toutes pièces

Le poète avance nu dans le mystère de sa propre passion

Sa connaissance ne lui apprend rien

Mieux vaut une brouette pour transporter les pierres

En voici un autre qui n’avance masqué que pour mieux se dévoiler

Croit-il

« Qui suis-je ? » questionne celui hanté par les fantômes 

Et encore bien plus tard à l’issue de son voyage

« Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? »

Quelle errance ne saurait renvoyer à la question de sa propre 

immobilité

Celui qui part sur les routes

Celui qui défie le jeu des mots et du hasard

De la réalité parcourue et de l’imaginaire poursuivi

Celui qui n’évite ni la contradiction du soleil

Ni celle de l’ombre à minuit

Laissez-moi penser que le temps n’a pas tant changé

Un homme est seul qui ne tient guère à son ombre

L’enfant qu’il fut court encore la campagne

Ce qui brise les jours d’aujourd’hui

N’engendre pas une douleur nouvelle

La rose que je cueille

M’arrêtant à peine

Offre son bouquet de simplicité

Il s’y prend parfois une goutte de sang si légère

Qu’on n’oserait croire être encore sur la terre

Je suis là sans bien me reconnaître

Dans une pose qui n’est guère altière

Mon regard pourtant erre sans limite

Je pousse une porte qui refuse de se fermer

Ma tête voudrait ressembler à la forme du monde











Cette édition numérique

de

La poésie dit ce qu’elle veut quand elle dort

en constitue le tirage original



Écrite

en avril 2017

Elle a été recomposée

en février 2023

1 commentaire:

  1. Monsieur Vandrepote, écrivant actuellement un essai philosophique sur l’œuvre poétique de mon ancienne amie Marianne van Hirtum (1925-88), je me suis souvenu du déjeûner auquel vous nous aviez invités Marianne et moi chez vous à Paris rue Daguerre (c’est l’époque où, si je me souviens bien, vous aviez fait imprimer un découpage avec des textes imprimés recto-verso), et je viens d’acheter et suis en train de lire votre livre sur Max Stirner chez les Indiens, ce qui m’a finalement conduit à prendre connaissance des différentes pages de votre site où nombre de poèmes sont remarquables et ne requièrent d’abord que notre écoute. Et c’est pourquoi je lis avec plaisir et émerveillement les poèmes de votre site où les sensibilités différentes possèdent cependant un point commun : elles « rendent plus purs les mots de la tribu ». Bien amicalement à vous, Patrick Négrier

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