Wifredo Lam, 1955 |
La peinture de Wifredo Lam occupe une position à part dans le vingtième siècle, lui qui a refait à l’envers toutes les histoires, aussi bien celle du trajet de Christophe Colomb que celle de la trajectoire picturale d’un Picasso. On connaît l’immense respect que Lam pouvait avoir de ses racines cubaines et africaines, ce qui ne l’a jamais empêché de se nourrir de tous les arts pour accéder à sa propre aventure mentale. A l’intérieur même du surréalisme, il aura su apporter la pointe extrême de modernité qu’aucun peintre d’origine européenne n’aurait pu lui fournir. Alors qu’à sa manière Picasso découvre, ou redécouvre, l’art nègre pour s’en inspirer en l’intégrant à sa création personnelle au moment où la représentation traditionnelle est bousculée par le cubisme, Lam portera en lui, quelques années plus tard, un imaginaire spontané qui ne copie en rien l’art de ses ancêtres. On dirait que sa peinture est totalement autobiographique tant elle lui ressemble, que toute sa biographie est dans sa peinture, jusque dans l’utilisation discrète et pourtant éclatante de la couleur, jusqu’à l’étonnement lointain qu’on peut souvent lire dans son regard. Toujours il semble regarder autour de lui avec le premier oeil, mais aussi comme s’il reconnaissait tout cela qui l’entoure; peut-être l’avait-il déjà vu dans une vie antérieure, l’avait-il déjà vécu dans une autre vue. Toute armée soudain de certaines géométries invariables, de lances immobiles, de forêts envahies, de masques qui sont des visages, de corps de femmes qui sont des esprits enfantant d’autres esprits, la peinture de Lam sort du bois d’une ancestrale modernité; jamais forêt de signes n’aura tracé aussi clairement ses indices et repères; cette peinture s’écoute au moins autant qu’elle se regarde; cette peinture parle, chuchotements et fureurs; elle traverse d’un seul coup l’espace de la pensée; silencieuse aussi, elle nous regarde sous tous les angles, se demandant seulement si nous sommes capables de la voir.
Non combustible, 1949 - Wifredo Lam, collection de l'artiste |
Rien n’est moins sûr, parce que l’Occidental a bien souvent perdu le fil des rêves qui pouvait le relier à lui-même, à son propre fond archaïque. Pourtant toute l’ambivalence de la nature humaine est immédiatement lisible dans la peinture de Wifredo Lam. Equivalent “sauvage” et “hyper-civilisé” des questionnements les plus modernes de son époque, elle est toujours “en avant”, comme Rimbaud le réclamait de la poésie. Elle ne s’aligne pas sur les seules interrogations (philosophiques, politiques, sociales, ethniques) que lui tend l’état du monde comme un miroir, elle dit un état de la pensée, de la sensibilité que personne d’autre n’a véritablement repéré, que personne d’ailleurs ne veut vraiment affronter. Elle rend visible ce que l’homme du vingtième siècle ignore ou refoule; elle dit ce qui hante la conscience humaine depuis toujours et qui la hantera encore longtemps. La peinture de Lam n’est pas une succession d’images, elle est une part du destin dessiné de tous les individus. A ce stade, la notion de “peinture engagée” perd beaucoup de sa validité car nous sommes très au-delà de l’anecdote, même transcendée. Avant de dénoncer, cette peinture énonce. Et surtout elle ne cesse de faire rêver l’homme sur ses propres capacités créatrices, sur le sens et la portée de son propre rêve. Une toile de Lam nous en apprend davantage sur les ressorts secrets de l’âme caribéenne que les mensonges idéologiques officiels, d’où qu’ils viennent. Et cette leçon vaut plus que jamais pour l’époque actuelle où une certaine bien-pensance mondiale, dans les milieux culturels et médiatiques, est sur le point de tuer la pensée, d’uniformiser les sources de l’art au lieu de réfléchir sur les formes, à la fois spécifiques et différentes, de leur valeur universelle.
Umbral, 1950 - W. Lam |
Qu’est-ce qui jaillit, en pleine lumière, de la peinture de Lam pour mieux briller dans l’Ombre ? Son vocabulaire plastique est suffisamment épuré pour qu’il n’échappe à personne. Cannes à sucre et flèches, nervures des feuilles ou du fer à cheval, visages lunaires sans lieux ni têtes, yeux impossibles déroutant le regard, épiant le chasseur dans la nuit jamais vraiment close, surgissement des esprits jumeaux aux tibias de la femme oiseau, main démesurée du pauvre amour qui ne finit pas, petits dieux dansant derrière le feu, sexe mâle insistant au trombone de la nuit à coulisse, losange cornu élisant l’Egyptienne inconnue, dieux encore dansant à l’envers pour les chauve-souris, armées totémiques et sarabandes fantomatiques, longues déesses éclatant en bulles de savon, invités inattendus sous le galop du cheval, barque d’insomnie où tout dort sur la nuit allongée, oiseau-soleil en chapeau de nuit, femme à la machette tranchant l’histoire de la représentation, oiseau-lyre à l’arc, esprit de la nuit veillant sur l’ombre, rituel dit du sabot de cheval et de la couronne enflammée, déesse noire inapprochable, inaltérable.
La fuite, 1957, détail 1 - W. Lam |
La Fuite, 1957, détail 2 - W. Lam |
Lam est très certainement le poète le plus “primitif” en peinture que nous ayons connu dans la modernité. Chacune de ses toiles est peinte comme une apparition, lointaine et si proche qu’elle nous invite, non sans malice, à regarder dans toutes les directions à la fois. Complice, voire drôle, elle sait faire aussi le grand écart et nous emmener du côté de l’acéré, du violent, du Danger de mort comme il est inscrit sur certains poteaux électriques de nos contrées. Toujours, chez lui, c’est la générosité qui l’emporte, mais toute apparition ne peut se détacher que sur une nuit noire, celle d’avant la vie, fragile, menacée, légère, celle qui referme un jour le livre des illusions. Ce qu’a vu Wifredo Lam, dans un clignement de paupières qui aura duré près d’un siècle, c’est un peu la dernière danse des esprits avant l’éclipse.
Pierre Vandrepote
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