lundi 16 février 2015

Le gène du garde rouge, par Luo Ying








Le gène du garde rouge
  et/ou
 la gêne du milliardaire




Souvenirs de la Révolution culturelle



Les années de malheur


Luo Ying dit :

   Le passé   abominable, rampant sans un bruit comme des fourmis
  Terreur et infamie en tout genre   feu toxique   obstruant les passages du monde
   On imagine un anéantissement total   alors l’aube commence à poindre
   Rose pâle   diaphane   infinie

La question est : comment a-t-on fabriqué le gène du garde rouge ? Car le gène du garde rouge n’existe pas. Il est créé de toutes pièces, reproduit à des milliers (millions) d’exemplaires, comme s’il avait été malignement inoculé.

Un « Prélude », mais Prélude à quoi ? à la honte, à la colère, à l’impuissance,  à la force,  à la cruauté,  à la poésie,  à la vie,  à la mort,  à la générosité ?  à la vengeance,  à quel pardon ?

Luo Ying intitule son poème : Mon père, tas d’os desséchés

La mort criminelle traverse le fils comme l’accusation a traversé le père.
Moins tu es responsable de l’innocence ou de la culpabilité du père contre-révolutionnaire-ennemi du peuple, plus tu seras garde rouge. On le gifle sous tes yeux, il n’a plus d’yeux pour te regarder. En une seconde, il devient fantôme errant, fantôme affamé. Le calendrier chinois connaît.

Luo Ying dit : J’appellerai respectueusement  chaque os blanchi, Père

Puis il écrit le poème : Ma mère, la boiteuse

…/…
   Un jour à l’aube, tandis qu’elle bêchait la terre, le rempart s’est effondré et l’a ensevelie
   Par chance un ramasseur de fumier a vu une de ses mains sortir de terre
  Par chance elle n’était pas morte, même si désormais elle avait une jambe qui boitait
…/…

Mère blessée de misère et de honte, inoubliée du fond de la douleur. Pas de justice en ce monde. Pas même de répit en cette mort. Il faut bien inventer un mot pour cela : inoubliée.
Les poèmes suivants évoquent le grand frère, ouvrier pétrolier, jalousé mais craint des autres ouvriers, la sœur, redoutable et débrouillarde harpie, le deuxième frère, rival de misère et de violence, lui-même, « petite paix » qui ne connaîtra jamais la paix, morveux, considéré comme voleur, humilié, vaurien :

  Mes journées étaient celles d’un loup prêt à tout dévorer sans jamais lâcher prise

(Bon terreau pour accueillir le gène du garde rouge)
Plus racaille que la pseudo-racaille révolutionnaire
Enfant de la rue de la misère de la violence indistincte du rejet par tous
Enfant de rien buveur de pisse mangeur de merde
J’ai compris, dit-il,

  Que je n’étais qu’un être méprisable rampant sur le sol de notre glorieuse Mère patrie

Luo Ying a bien le sentiment qu’il devrait être mort, qu’il est un miraculeux rescapé, un inadmissible déchet, un enfant paria sans la moindre légitimité. Il s’est senti un loup dans un corps d’enfant bagarreur, il ne baisse pas la tête, il frappe comme il a été frappé, il est sauvage, sauvage et nu, nu et solitaire, solitaire dans un rêve et une rage qui ne le lâchent pas.

Luo Ying dit :

   Nous avons tué nos propres pères, humilié nos propres enfants
   Nos tenues de fête cachent une douleur secrète au fond de nos cœurs 

Il dit que si la vie ne pardonne rien, elle n’oublie jamais rien non plus.
Je crois qu’il dit que la réalité ne peut pas être jugée par celui qui l’a créée et vécue, mais que le jugement introduit du sens, même si ce sens est un jour jugé à son tour insensé.
Il dit que la Révolution culturelle broie le bonheur inexistant, qu’elle broie le malheur de celui qui n’a rien, que, machine infernale, elle broie à l’infini.

Quel enfant ne désirerait pas accueillir en lui le gène du garde rouge s’il ne veut pas être exclu, lui qui l’est déjà, de par le péché originel du père ?

  Dès l’âge de dix ans, je devins jeune pionnier, petit garde rouge du président Mao

Le voilà devenu invincible, autorisé à la cruauté, aux revanches. Pris dans l’engrenage révolutionnaire, les repères disparaissent d’autant plus aisément qu’ils n’ont jamais eu d’assise véritable. L’ancien « bien » n’est qu’un « mal » déguisé. Seul le « Parti des masses » peut fonder le sens de la vie. La vérité n’a qu’un seul caractère, une seule couleur : Le Petit Livre rouge.

Luo Ying écrit :

  Chaque jour à l’aube résonnait en moi l’hymne solennel « L’Orient est rouge »
   Tourné vers l’horizon, je serrais fort le poing
   Tandis que montait en moi l’envie féroce d’anéantir le monde entier

Le lavage de cerveau triomphe lorsque c’est le cerveau même qui réclame
d’être lavé. Le fanatisme, c’est le mot des autres, de ceux qui sont dans l’erreur, c’est le mot des ennemis. Le fanatique est inspiré par la destruction de tout ce qui n’est pas le système d’appréciation du réel qui lui a été inculqué par une force extérieure supérieure qu’il admire sans condition.
Le fanatique ne jouit que dans l’oppression générale. Il est dressé pour tuer.

  Petit Livre rouge dans une main, fouet dans l’autre, nous étions prêts à tout détruire

Curieusement la Révolution culturelle donne l’impression d’inventer une nouvelle sorte de liberté d’expression, contre les riches, contre les capitalistes, contre les révisionnistes, contre certains détenteurs de pouvoirs. Celui qui n’a rien semble enfin pouvoir se révolter, comme s’il accédait à sa propre parole. Il n’obéit plus au slogan, il est le cœur même du slogan.

  N’importe qui pouvait servir de cible à nos insultes, nous n’hésitions pas à révéler les secrets de famille de tout un chacun

Chacun est ennemi de soi, chacun est ennemi de l’autre, chacun communie dans la même violence, dans la même abstraction : vive le président Mao ! Chacun est tous, chacun n’est plus personne, chacun meurt chaque seconde dans son sentiment d’immortalité. Demain rayonnera, sur les décombres de quel champ de bataille.

Il faut lire les poèmes de Luo Ying consacrés à « La lutte contre les propriétaires fonciers », contre les « quatre vieilleries », contre « les cinq catégories noires ». Il faut réinventer la poésie à la mesure de ce que l’on a prétendu réinventer l’homme. Je ne sais s’il y a une « morale » à cette histoire, à cette « épopée nationale » du plus nombreux peuple de la terre. Luo Ying veut que la poésie, en tout cas la sienne, explore comment le gène du garde rouge a pu prendre naissance au plus profond de lui. Il veut identifier la diablerie, la vérité du mensonge. Mais il n’est pas assez naïf pour répéter, comme le font tant d’autres : « Plus jamais ça ! » Il sait que l’homme est l’homme, qu’on n’arrête pas l’Histoire — avec sa grande hache. Les innocents d’aujourd’hui sont les coupables de demain.

Pourtant rêve « Le voleur de livres ».
Luo Ying écrit :

  Je veillais tard le soir, caressant l’idée de devenir poète
  Rêvant de raffinement après la barbarie



—Le gène du garde rouge
   Souvenirs de la Révolution culturelle
par Luo Ying
Gallimard éditeur, décembre 2014



                           
                                             Pierre Vandrepote




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