lundi 27 avril 2020

Le procès de Monsieur Boum-Boum




L'enlèvement de Ganymède, Odilon Redon
Fondation Bemberg




                  Le procès de Monsieur Boum-Boum



— Bonjour Messieurs, bonjour. Nous voici réunis dans cette pièce pour tenir quelques rôles qui se révèleront peut-être assez vite injouables. C’est que la trame de cette histoire se perd dans la nuit des temps, qu’elle nous met en cause autant que le personnage principal qui ne cesse de nous échapper, alors que nous espérons bien le traduire en justice et lui demander des comptes à propos de sa manière de conduire certaines affaires qui nous concernent au plus haut point, tout autant que lui-même.
— Le problème, Monsieur le Juge, c’est que l’inculpé n’est pas là. Il va donc être très difficile de l’interroger.
— C’est la raison pour laquelle je vous ai tous convoqué ce matin, à six heures, ce qui peut paraître anormalement tôt, mais croyez-moi, la journée sera longue tant nous avons du pain sur la planche, et longue probablement comme un jour sans pain, et même sans planche car nous ne savons pas quoi exactement reprocher à l’accusé absent.
— La première chose, qui est proprement scandaleuse, c’est son absence. Quel manque de respect pour la justice, la noble Justice humaine.
— Soyez tout à fait persuadé, Monsieur l’Avocat Général, que je partage entièrement votre sentiment, et c’est donc ce premier point que nous allons tenter d’éclaircir. Quelle est l’identité précise et complète du prévenu, si du moins il a été prévenu ?
— A-t-il été prévenu, ça je n’en sais rien, mais il devrait tout de même le savoir. Tout le monde est au courant.
— l’argument me paraît imparable.
— Il n’y a donc que deux possibilités. Soit le prévenu est sourd, soit il fait le sourd. La deuxième hypothèse me paraît la plus plausible, surtout lorsqu’on connaît son nom…
— Ah, vous le connaissez donc ?
— Bien sûr, comme tout le monde, comme vous, comme les Français, les Russes, les Chinois, les Angolais et les Indonésiens, il s’agit évidemment du célèbre…
— du célèbre…?
— Allons, ne faites pas l’enfant, Monsieur le Juge, du célèbre Monsieur Boum-Boum !
— Connais pas, jamais rencontré, jamais vu, inconnu au bataillon de la justice humaine. Cela ressemble plutôt à un sobriquet. Avez-vous d’autres informations, disons, un peu plus classiques ? Nom, prénom, date de naissance, nationalité réelle ou supposée, enfin du concret.
— L’enquête ne précise pas ce genre de détails, apparemment. Il semblerait que Monsieur Boum-Boum soit à la fois partout et nulle part, plus invisible que visible, ne faisant parler de lui qu’en de rares occasions, tantôt frappant les mémoires ou les imaginations, tantôt racontant des histoires que personne ne croit, le plus souvent voyageant à travers le temps ou l’espace, mais n’ayant guère d’adresse où on puisse le joindre.
— Mais, dites-moi, c’est un drôle de paroissien que vous me dépeignez 
là !
— Paroissien, Monsieur le Juge, le mot est bien trouvé, quoiqu’un peu vieilli, mais il est la preuve de votre perspicacité toujours aussi vive, ce qui n’est pas pour m’étonner.
— Bon, ça va, cher vieux renard, je vous connais. Dites-moi plutôt quel mauvais vent vous amène ?
— C’est que tout le monde se plaint, depuis très récemment, de Monsieur Boum-Boum qui semble décidé à créer un bazar total dans les activités humaines de nos chers Terriens de toutes les couleurs et non des moindres.
Et loin de se montrer intéressé le moins du monde par les conséquences de son manque de sérieux actuel, Monsieur Boum-Boum est parfaitement introuvable. Il fait celui qui n’existe pas, ne répond ni au téléphone ni aux appels désespérés des chefs d’états même légitimement élus. Lâchement, on dirait bien qu’il pratique une sorte de grève illimitée, qu’il s’est mis aux abonnés absents. Bref, il fait le mort.
— Ce n’est pas possible, c’est bien la première fois qu’on me joue un tour pareil. Me faire ça à moi, prétendre me démontrer que les absents ont toujours raison… Ne nous échauffons pas trop la bile. Raisonnons calmement.
Donc ce monsieur, ce monsieur l’Innommable, prétend être intouchable alors qu’il est responsable des pires désordres sur notre bonne vieille planète. Ce toupet me fige les franges, ça ne va pas se passer comme ça. Ah non alors. Ah non alors. Ah non, bon, ça suffit, je commence à vieillir. Amenez-le moi, il va voir de quel bois je me chauffe. Avocat Général, faites votre travail, on ne peut pas vous payer à ne rien faire !
— Mais, Monsieur le Juge, je crains que vous n’ayez pas bien compris, le prévenu est introuvable. Notre mission est de le retrouver, mort ou vif, de le juger selon des normes qui restent à définir, de le rôtir éventuellement si nécessaire, de le faire parler, quand bien même il n’aurait rien à dire, de l’obliger à rendre compte de son complot contre nous, de lui arracher un à un tous les poils de ses oreilles deux par deux, puis de le condamner à mort pour la vie et l’éternité, etc…etc…
— Ah comme vous y allez, attendez, pour l’instant vous condamnez les courants d’air. L’inculpé n’est pas là, quelqu’un peut-il me dire ce qu’on lui reproche exactement. Vous, Maître, qui êtes son avocat commis d’office, exposez-nous brièvement les faits.
— C’est-à-dire, Monsieur le Juge, c’est assez compliqué. On dirait que les hommes, dès qu’ils mettent le nez dehors, tombent comme des mouches, qui dans son mouchoir, qui dans sa salade, qui sur son propre nez, qui sur la femme du voisin, qui du neuvième étage, qui sur un os qui ne lui appartient pas, qui se met à neiger, qui…
— Bon, qui, qui… Vous êtes vraiment Maître Kiki, vous n’êtes qu’un pronom très relatif, charmant certes mais assez vague. D’où vient cette hécatombe qui, j’espère, ne me tombera pas dessus ? Et quel rapport, je vous prie, avec Monsieur Boum-Boum ?
— Je pensais que c’était justement pour établir cela que vous nous aviez réveillés de si grand matin, sinon croyez bien que j’aurais continué de sucer mon pouce en silence sans troubler l’ordre public. Grâce à tous les moyens actuels de traçabilité qui sont à notre disposition, nous avons pu remonter la filière jusqu’à mon client, que d’ailleurs je ne connais pas. Il semblerait que Monsieur Boum-Boum, à l’occasion d’un récent voyage dans notre atmosphère céleste, se soit pris d’une importante quinte de toux et, qu’au lieu d’éternuer dans son coude comme il le recommandait à tous, se soit soulagé pissant en l’air et sans retenue des nuées de Covid 19 aussi peu catholiques ou athées que voilà. Voilà, voilà… Mais était-ce vraiment une raison pour nous convoquer si tôt ?
— Maître Kiki, je vous dispense de vos commentaires, vous ne faites pas la loi ici. Je retiens de votre exposé les points essentiels : vous ne connaissez pas votre client qui lui-même s’ignore. Atteint d’une incontinence grave, ce voyageur pollue sans vergogne une atmosphère qui ne lui appartient pas en y déversant des particules non nobles, dont même un parapluie de grande taille ne protège que très partiellement. Il n’a produit aucun document officiel ressemblant de près ou de loin à une attestation de sortie ou d’entrée sur le territoire, ce qui est d’ailleurs tout à fait normal puisqu’un tel document n’existait pas et restait à inventer. Eh bien, je peux rassurer tout le monde, c’est chose faite. Tout peut circuler, comme on disait jadis. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?
— Oui, moi, se répondit à lui-même le Juge. Quelqu’un d’entre vous se serait-il déjà retrouvé au beau milieu d’une nuée de Covid 19 ? Laissons la parole à la science de façon à entendre une voix inaudible au profane, sincère et véritable, non ecclésiastique, résiliente et élastique. Y a-t-il un médecin, si possible au minimum Professeur, dans la salle ?
— Puisque vous sollicitez un avis autorisé, Monsieur le Juge, permettez-moi de me présenter. Je suis le Professeur Blouzatrou, spécialiste de la reprise du pied droit et de la science-tendance socialiste, ce qui constitue un curieux assemblage qui devrait nous conduire sans coup férir à la victoire. Le Covid 19 est ainsi nommé parce qu’il date du 19ème siècle, qu’il a fait une première apparition en 1919, puis une seconde en 2019, ce qui explique que nous sommes en 2020. Son éradication totale est prévue pour 191919, ce qui nous laisse du temps, à moins que nous soyons pris de court, la science n’étant  pas, en ce sens, prédictive, sauf chez les charlatans. Quant à Covid, son origine remonte à Goliath qui lui asséna un premier coup de massue qui le fit passer de David à Covid, ce qui n’empêcha pas Goliath d’être ratatiné en fin de course. L’idée globale est qu’on a beau être tout petit on peut toujours réussir à avaler un plus gros que soi. Toutefois, comme vous le savez tous dans l’enceinte de ce tribunal, il n’y a pas de loi et c’est parfois le plus gros qui gagne, malgré la désapprobation générale.
— Je vous remercie, Professeur Blouzatrou, pour ces éclaircissements étymologiques et chevaleresques qui n’ont pas noyé le poisson de notre recherche de la vérité. Ainsi donc, malgré les nombreux impôts que nous payons tous de gaieté de cœur, vous n’avez ni chaussures ni chaussettes ni masques ni carnaval ni gants ni même moufles ni aspirateurs ni respirateurs ni inspirateurs ni expirateurs. Je vous conseille de prendre directement contact avec l’avocat Kiki, mon cher professeur Nini, afin d’étudier ensemble les principaux moyens de vous enrichir honnêtement sur le dos du virus enfin devenu solitaire.
— Si vous le désirez, je puis néanmoins vous faire une leçon inaugurale que j’ai déjà intitulé « Ordre et désordres chez le coronavirus obèse à la solde des puissances étrangères » qui vous fera mieux comprendre le rôle à la fois prosodique et doublement magique de Monsieur Boum-Boum, ci-devant absent et pourtant homme de l’ombre. Il serait bien sûr vain de remonter à l’époque protohistorique…
— Certes, certes, mon cher Professeur, je ne doute pas que vous en connaissiez un rayon à l’oblique infini sur la naissance et les destinées des virus, viri, virii 16, 17, 18, 19 que vous numérotez comme nous les papes, mais je vous rappelle que nous devons en avoir fini avec cette affaire d’ici ce soir minuit selon l’adage « Justice juste se rend chaque jour et sans rendez-vous ».
— Scientifiquement parlant, Monsieur le Juge, il m’est difficile de me taire. Je tiens néanmoins à vous faire savoir que nous ne savons rien, à l’heure où je vous parle, mais que dans une heure nous en saurons certainement davantage. La prudence de la science se calque sur celle des Sioux et quand on sait ce qu’ils sont devenus, il vaut mieux ne pas le savoir. Toute imprudence risquerait elle aussi d’être mortelle, c’est pourquoi je puis affirmer scientifiquement-tendance socialiste (car nous sommes de grands humanistes) que la responsabilité de Monsieur Boum-Boum est colossale dans cette affaire, colossale et vertébrale.
— Hélas, Professeur Blouzatrou, c’est pourtant sur vous que reposent tous nos espoirs, au risque de s’y endormir. C’est que le Sieur Boum-Boum a la curieuse manie de se volatiliser. Certains prétendent l’avoir entendu rire jaune lors de son dernier coup d’éclat, d’autres parlent d’un rictus diabolique plutôt noir, je ne puis m’appuyer sur de tels témoignages, aussi décolorés soient-ils. Il n’y a qu’une seule solution, la céleste révolution. Si la terre tourne  aussi vite que la mayonnaise, nous devrions parvenir à coincer Monsieur Boum-Boum entre le premier Boum et le second.
— Permettez que je vous coupe en deux, Monsieur le Juge en chef. En tant qu’avocat Kiki, prince de la défense du Grand Inaccessible, qui de la montagne, qui du centre, qui de la plaine, qui de la droite et de l’extrême orient, qui de la gauche et du couchant, qui de la pluie et du soleil, qui du vélo électrique et de la voiture à pédales, en un mot comme en deux ou trois, qui du virage à droite et à gauche, qui du lacet de la chaussure, etc…
— Ah Kiki, viens que je te le serre après cette période si vertigineuse que quiconque n’était pas convaincu d’avance ne le sera pas d’après. D’après quoi, nul ne le sait, mais démonstration est faite que cette affaire est définitivement complexe.
— Permettez qu’à mon tour, en tant qu’Avocat Général de toutes les accusations, je vous communique le point de vue de la société humaine. Si le ciel n’était pas bleu, si Napoléon n’avait pas conquis La Roche-sur-yon, si les forêts n’étaient pas vertes comme l’œil du crocodile, si les notaires étaient fleuristes, si les si étaient un peu plus sûrs d’eux-mêmes, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Bien sûr nous en serions à demain, ce qui ne nous avancerait guère. La pendule sonne l’heure, le pendu est encore à l’heure d’hiver. Si vous voulez que la vie soit un peu meilleure, il va falloir que vous cessiez de découper les journalistes pour leur faire passer la douane dans du papier journal, il va falloir que vous vous passiez de tous les Monsieur Boum-Boum que vous avez engendrés dans vos cerveaux malades et trouillards, il va falloir que vous preniez un bon coup de rhum en dansant sur l’idée d’un amour réinventé. C’est tout le mal que je vous souhaite du fond de mon génie nocturne.
En effet, Minuit sonnait. 



                                                                        © pierre vandrepote                                             



Le Cyclope, Odilon Redon, 1914


lundi 20 avril 2020

Les mots n'appartiennent à personne




Dessin de Magritte pour les Poèmes d'E.L.T. Mesens
Le Terrain vague éd., 1959




























Les mots n’appartiennent à personne

Absolu

Édicule destiné à servir d’abri aux voyageurs à un point d’arrêt d’autobus, comportant généralement des panneaux publicitaires et, souvent, un téléphone public.
L’absolu aide à patienter sous la pluie, notamment en cas de gros orage. Il rappelle à l’être humain qu’il est toujours en voyage, que demain il ne sera plus là. Les panneaux publicitaires font de la réclame pour le ciel qu’il a peu de chances de traverser mais, levant les yeux, il lui est loisible de rêver toutes les couleurs du monde. Un téléphone lui permet de dialoguer avec l’inconnu moyennant une modeste redevance.
Rien ne ressemble plus à l’Absolu qu’un Abribus.

Anarchie

Crustacé marin ressemblant extérieurement à un mollusque en raison de sa coquille calcaire et vivant fixé aux bois flottants par un fort pédoncule.
L’anarchie préfère vivre en haute mer et se méfie spontanément de la basse terre. Solidement fixée par sa propre utopie dans les rêves de l’avenir, elle est une tendre rebelle nageant à travers le temps. Les hommes l’adorent, mais elle se laisse difficilement photographier.
Rien ne ressemble plus à l’anarchie que ce crustacé, l’anatife, qui vit sous l’eau la tête à l’envers dans un permanent décoiffé.

                                                              

Autour

Oiseau de proie diurne se nourrissant d’oiseaux et de petits mammifères.
Il ne faudrait surtout pas prendre l’autour pour un auvent, d’origine celtique, qui lui n’est qu’un petit toit généralement en appentis à la manière d’une casquette. L’autour perce l’air d’un œil large, fend l’espace, fond au vent. Si l’autour vaut le détour, le vautour ne vaut pas l’autour sous le vent.
Autour de l’autour il n’y a rien, sinon la terre qui tourne autour.


Avion

Poil qui pousse sur le menton, les joues de l’homme.
L’avion nous fait rêver d’une autre réalité, change le monde, notre visage, il rase le sol jusqu’à couper le fil qui nous retenait encore à la terre. Son coup d’aile n’appartient ni aux hommes ni aux oiseaux. Il repousse chaque jour la barbe du temps. Il est la seule machine volante inventée par l’homme qui, du coup, a créé une femme inimaginable,
l’hôtesse de l’air.


Débarcadère

Oscillation verticale d’un essieu par rapport au châssis, due à la fluidité de la suspension. Amplitude maximale du déplacement correspondant.
Le débarcadère fait généralement tourner la tête des jeunes hommes rêvant de la fille qu’ils attendent et qui, sans doute, ne viendra pas. Ils reviennent pourtant chaque soir, accueillant le bateau, dévisageant exagérément chaque visiteuse comme s’ils reconnaissaient son front. Le débarcadère est ainsi le lieu d’une attente infinie, dont chaque syllabe allonge le temps d’une vague supplémentaire.
Le mot « débarcadère » aurait pu être inventé par Julien Gracq s’il avait existé. Chacun sait que le célèbre écrivain s’appelait en fait Louis Poirier et qu’on n’a jamais trouvé trace d’un seul débarcadère construit en bois de poirier.


Journal

Bateau à fond plat, à dérive, muni de deux ou trois mâts et gréé de voiles de toile ou de natte raidies par des lattes en bambou, qui sert au transport ou à la pêche, en Extrême-Orient.
Le journal se déploie ainsi chaque jour pour apporter des nouvelles du monde et nous assurer de son existence. Comme nous sommes à peine éveillés à chaque fois qu’il paraît, on le consulte distraitement, parfois on le lit même, mais en ne le croyant qu’avec prudence comme le nuage qui passe au ciel. Intime, il nous transporte vers des lieux peu assurés. Il a tendance à fondre avec le temps.



Liberté

Reptile commun près des vieux murs, dans les bois, les prés. Ocellé, il peut atteindre soixante centimètres de long.
La liberté respire essentiellement en milieu humain pour être nommée. Elle se joue de toutes les situations, voire de tous les environnements. On peut considérer son invisibilité comme étant parfaite, pourtant sa transparence est d’une rare opacité. Même si sa dimension peut sembler minuscule, elle survit à tout milieu hostile. Son chemin, par nature, se perd très vite. Si la liberté ne pique pas, elle aiguillonne le désir. Elle a pour fétiche le lézard.


Soleil

Procédé de narration qui consiste à présenter sans transition des événements qui se déroulent au même moment en divers lieux.
La caractéristique essentielle du soleil est de ne pas être là quand il y est et de ne pas y être quand il y est effectivement. C’est justement parce qu’il est loin qu’on le voit et moins on le voit plus il est là. Sa narration paraît répétitive, d’où l’expression : rien de neuf sous le soleil. Il est un œil qui nous voit quand nous dormons, qui nous réveille pour endormir les autres. Le soleil de minuit est noir pour les aveugles, mais également pour les voyants. Comme toute figure de style, il nous cache le ciel. Invisible et toujours présent, son histoire ne saurait être écrite par les hommes.


Songe

Poisson des fonds rocheux des côtes méditerranéennes, à corps allongé comme l’anguille, très vorace et causant des morsures dangereuses.
Le songe appartient aussi bien au jour qu’à la nuit, à l’immense houle qu’aux steppes ou aux déserts. Il hante l’esprit des humains autant que les forêts et les lacs. Jamais un coup de dés ne l’abolira, c’est pourquoi la partie est sans fin. Attention toutefois, si le songe ne ment pas, il peut mordre et engendrer une blessure inguérissable. On l’appelle alors songe-murène.




                                                                                                                avril 2020 - P.V.













dimanche 29 mars 2020

Alicia Gallienne












                                       Alicia Gallienne
                                           1970-1990



Lorsqu’on ouvre un livre de poèmes, on se retrouve comme jamais seul face à une voix, non identifiable puisqu’unique, qu’on pourra ou non reconnaître, découvrir, inventer en soi. C’est toute la différence avec ce qu’on nomme littérature, roman, histoire racontée, aventures plus ou moins imaginaires. Dans un livre de poèmes, quelqu’un apparaît, un homme, une femme, quelquefois très jeunes et c’est d’autant plus fascinant. Aujourd’hui, par exemple, une jeune femme. Elle s’appelle Alicia Gallienne. Pourtant elle est morte. Depuis trente ans déjà. Elle est morte depuis plus longtemps qu’elle n’a vécu. Elle a vécu la vie vingt ans, elle a déjà vécu la mort trente ans. Un destin bien particulier à une époque où tout se sait si vite, très vite. Une voix peut encore exister de nos jours à l’insu de tous. Une jeune femme qui écrivait, se sachant condamnée, qui rêvait ses mots, ses sentiments, sa douleur, son désir et sa puissance d’amour, comme sa vie, blessée à vie, blessée à rêve. Elle dit: « L’autre moitié du songe m’appartient ». À qui, l’autre moitié ? Peut-être au silence, à l’inconnu. Et quelle moitié ? L’autre étant à la mort, à ce qui n’a pas été vécu, qui aurait dû l’être. Aujourd’hui ces très beaux poèmes sont ceux d’une morte, et c’est doublement bouleversant. Jamais poésie n’a été autant poésie de la vie, photographie d’une jeunesse d’âme suspendue dans l’éternité d'un cœur. La voix d’Alicia Gallienne est venue, et c’est ce qu’elle voulait. C’est merveille qu’on entende ici ce qu’on n’entend plus nulle part ailleurs. Je ne veux rien savoir sur ce qu’elle fut, je veux entendre sa voix sans parasite, sa voix poétique : c’est si rare, n’est-ce pas ? Alicia est une très jeune femme poète qui nous a fait le mieux mesurer la beauté du monde dans la splendeur d’un regard intact de toute prétention idéologique. Elle a mieux perçu que les adultes cette vérité si troublante que toujours ne nous appartient que « La moitié d’un songe ». Ses mots nous atteignent d’un lieu juste qui, pourtant, n’a pas vraiment de visage. Cela ne les empêche pas d’avoir la légèreté de l’être se confondant avec celle de l’air.

« Quelque chose d’oublié, comme un couteau sous la gorge dont la lame fragile se mêle à la perle maladive. »       (Dominante rouge)

« Tu es trop belle pour être vraie,
Tu es trop vraie pour exister,
Femme sublime, ombre de passage ! »       (Dominante noire)

« Je ne sais pas de quel côté est le prisonnier ? Qui est de nous deux celui qui a capturé l’autre ? 
Mais de grâce, ouvrez-moi la porte, si vous le pouvez encore, car ma vie ne tient plus qu’à vous. »                             (Dominante enfermée à clé)  

Alicia a seize ou dix-sept ans lorsqu’elle écrit des vers comme ceux-là, de toute fraîcheur, de toute douleur. Voici une voix qui donne toute son ampleur, sa fougue retenue comme peut l’être le sang dans une artère ou une veine. Voici une voix qui jaillit et, en même temps, s’épanche, comme une musique infinie dans un corps trop étroit. Et on ne peut s’empêcher de se poser la question de ce que vaut la poésie face à une jeune fille si pleine de vie, d’amour, de liberté. Elle vaut très exactement ce que cette jeune fille fait de la poésie. Non pas du genre littéraire, mais une réponse à une intranquillité vitale du corps et de son rêve de vie. Si la vie la confronte si jeune à l’incurable maladie, elle répond par un amour à la fois possible et impossible. Elle invente une issue qui n’appartiendra qu’à elle, et qui aura pourtant valeur universelle. Si la nuit est plus lumineuse que le jour, elle réinvente la clarté du jour. Elle est dans les mots qui sont le cœur battant des choses, elle ne sépare rien, ni l’angoisse et son contraire, ni la peur et le bonheur, ni la vie de la mort. Et comme cela résonne trente ans après, c’est par la mort qu’elle ressuscite sa vie. Celui qui croit qu’il n’y a là qu’une banalité se trompe lourdement, car la réversibilité de la mort à la vie a un sens très précis hors de toute mystique plus ou moins religieuse. 
Alicia écrit de longs poèmes à la recherche d’un chemin mal délimité avec lequel elle se confond, se perd, se trouve, mais ce qu’elle cherche n’a pas de nom, comme un jeune animal blessé, comme une mouette qui virevolte dans le ciel et qui soudain tombe sans qu’on sache pourquoi. Sa poésie n’a pas le temps de se figer en théorie, elle n’a le temps que la brièveté de sa vie, elle le sait, elle le chante, elle ne le pleure pas. On rêve avec elle, on voudrait l’accompagner dans la douceur ou la douleur de ses mots. On n’a guère envie de juger les poèmes d’Alicia, on les aime, parfois sans les comprendre, mais qui comprend le bleu du ciel et ses plus noirs nuages ?


— Alicia Gallienne, L’autre moitié du songe m’appartient, poèmes,
édition de Sophie Nauleau, Gallimard.


                                                             Pierre Vandrepote

dimanche 22 mars 2020

Nous voici donc confinés





Daniel Pommereulle - Sans titre - 1991 - Technique mixte sur papier 






Nous voici donc confinés dans les confins

Cela fait plus de silence encore

Il nous faut une autre écriture, comme si on partait faire le tour de la planète

Comme si on allait croiser de nouveaux yeux, levés sur le fil de la rivière

Ou contemplant la mer revenue à sa première vague

Il y a un paysage dans les méandres du cerveau la cartographie d’une attente inconnue

Des oiseaux qui s’ennuient s’appelant les uns les autres

Des hommes disent que c’est la guerre on voit bien qu’ils ne mesurent ni le poids des mots ni les formes de la mort

Ils devraient dire que c’est la chanson du monde quand il devient inquiet

Que c’est l’homme qui a mal à l’homme

Le silence d’aujourd’hui c’est celui de la liberté qui étouffe

Celui des femmes dont les bras sont des fleuves d’amour

Celui des hommes dont les yeux rêvent de s’ouvrir aux confins

Notre silence est d’un calme infiniment plus grand que le bruit des fureurs guerrières

C’est la nuit qui hésite entre blanc et noir

Ce sont les mots qui bientôt exigeront auprès de la réalité tous les laissez-passer pour eux-mêmes

Donnons-nous rendez-vous sur le bout de la langue

Là où les étoiles font naître les galaxies



                                                   22 mars 2020   P. V.

mardi 10 mars 2020

De quelques angles de vue





                               Carlo CARRÀ - Ritmi d'oggetti - 1911  (Pinacoteca di Brera)




                      DE QUELQUES ANGLES DE VUE





Passer comme une fragile pensée dans l’ombre d’une époque qui, par définition, prétend tout contenir est évidemment une gageure qui ne peut guère paraître longtemps tenable. Aujourd’hui chacun va clamant que tout est su, public, commenté, ressassé, mis en perspective. Chacun participe de la maison close médiatique, a lu tous les livres, visité toutes les expositions, vu tous les films, découvert tous les continents, vécu plus d’amours qu’il n’y a de sexes, chacun participe de cette maison de verre, transparente, donnant sur les boulevards de la pensée unique, non conformisme de salon, révolte sur papier bible. On ne vit pas, on se connecte aux réseaux du commerce illusoire. On marche dans la rue tête baissée, on mange bio des petits carrés de plastique. On regarde des images pour ne pas compter les morts. On s’insurge, on n’y peut rien. On voit tout, on n’y comprend pas grand-chose. « On » est probablement un autre.

En effet, définir l’angle n’est pas ce qu’il y a de plus simple.

Les systèmes sociaux actuels semblent avoir créé eux-mêmes leur propre empêchement, ce qui suppose que l’histoire des hommes travaille contre elle-même, que nous avons produit, croyant construire, les armes de notre propre destruction. Pourrons-nous longtemps continuer de nous tromper à ce point ? Les liens entre les hommes sont en train de se distendre à un point  jamais atteint. Fractures de toutes sortes, entre les êtres humains, entre les civilisations, entre la nature et nous, peut-être entre la femme et l’homme, entre la terre et la terre. Le réel cherche son identité dans le virtuel, le réel se ment à lui même, le virtuel, plus malin, se sauve avec la caisse. Mais où est la fausse monnaie ?

Passer comme une fragile pensée… Il n’est pas si sûr que les mots soient à notre service pour donner du sens à notre interprétation du monde. Pacification ou, à l’inverse, exaltation des mots de la tribu ne vaut pas vérité. Rien ne peut empêcher l’homme de dire ce qu’il veut, de vivre dans sa réalité personnelle, à condition qu’il puisse s’y maintenir, à condition qu’elle soit au minimum conciliable avec celle des autres. Le fractionnement des intérêts humains peut se lire en différents sens. Dans un sens libertaire certes, mais aussi dans un sens parfaitement réactionnaire, d’une totale étanchéité. Les mots veulent dire, oui, mais enfin c’est surtout le locuteur qui veut dire. Et le locuteur veut dire sa propre folie, ou sa propre interprétation, ou son désir, ou son cri, ou son délire d’interprétation, ou son amour, ou sa solitude, ou tout autre jeu qui lui passe par la tête. Le langage a été donné à l’être humain pour qu’il se comprenne, et tout aussi bien pour qu’il ne se comprenne pas. À y regarder même vite, les mots sont moins communs des uns aux autres qu’on aimerait croire. Babel se porte bien, un certain désespoir aussi.

Cacophonie inéluctable d’une prise de parole véritablement démocratique, dira-t-on, mais comment faire autrement ? Il faut en passer par là si on veut tenter les risques de la liberté. Qui serait donc en mesure de reconnaître quoi ? Le tapage devient producteur de valeur, les cris assourdissants font musique, l’idée la plus étroite se fait art, et de préférence répétée à l’infini.

L’idée sans doute la plus mise à mal désormais est celle d’un continuum d’une sorte de progrès spirituel qui s’exprimerait au travers de la temporalité historique. Ce qui nous sépare de nos origines primitives ou mythologiques ne cesse d’élargir son fossé comme si le phénomène de « civilisation », source d’un prétendu confort matériel des modes de vie, nous rendait finalement de plus en plus étranger à notre propre nature. Tout cela n’est pas neuf, mais une question se pose, et d’abord dans les termes d’une écologie salvatrice, celle de l’urgence de notre réponse aux déséquilibres créés par l’activité humaine qui ne cesse d’accentuer sa dangerosité.

Où placer dès lors l’espérance poétique, que faire de la poésie même dans une mouvance aussi peu assurée ? Au poète revient tout naturellement la place du guetteur, mais comme s’il était toujours pris davantage dans les glaces d’un monde de moins en moins fait pour lui.
Et pourtant, il ne lui sera jamais possible d’admettre que la vie n’a pas de sens. Même s’il y a quelque chose de définitivement mystérieux dans l’insatisfaction de notre pensée, dans l’inaboutissement de nos actes. Je ne sais si le but ultime de la poésie est de « changer la vie », peut-être est-il plus question aujourd’hui d’habiter poétiquement l’inhabitable, de mieux comprendre notre rapport au temps. Gardons-nous d’oublier que tout ce qui vit meurt, mais aussi se transmet, évolue, vogue dans un espace qui n’est pas uniquement nôtre.

Que l’utopie doive moins rencontrer le bonheur de la liberté de tous et de chacun que se fondre en son très exact contraire, la domination absolue d’une seule entité, homme ou parti, le vingtième siècle nous a abreuvé à satiété de la démonstration. Et déjà Dostoïevski nous avait prévenu : « En partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme sans limite. » A l’inverse de tout ce qu’il est possible de rêver, l’utopie trop souvent fabrique du néant avec la liberté. Ce qui porte condamnation sur le système, quel qu’il soit, c’est précisément qu’il est système. La liberté réelle, éprouvable - éprouvante, réclame l’indispensable imprécision. On ne quitte pas si facilement l’Histoire, aussi émietté qu’en soit le cours. Bien plus que l’égalité mathématique, la liberté est par excellence l’hésitation du destin.


                                                                                      Pierre Vandrepote




jeudi 30 janvier 2020

Pierre Peuchmaurd, donc.




Ce que l’un a dit de l’autre, en hommage, le lui rendre.


VIE SUPPOSÉE DE PIERRE PEUCHMAURD






Pierre Peuchmaurd, donc.




 




















Oui ?
Non. Recommençons.
















                                                                                                                     Illustration : Jacques Abeille






Ses derniers « signes » pour le poète. Pour lui. Pour personne :

« La vraie gloire est obscure ».



                                   ***



Écrire de là où il n’est plus possible d’écrire.
Des mots, que n’use pas la ressemblance.
Écrire, comme se taire dans la langue.
Dans la chasse d’une autre image.
S’allonger dans l’herbe verte.



« Quand on lit Peuchmaurd, on ressent comme une brise légère qui purifie le regard. » Alain Roussel.



* Viennent de paraître chez Pierre Mainard éditeur :
— Maurice Blanchard, par Pierre Peuchmaurd
— Le secret de ma jeunesse, par Pierre Peuchmaurd



                                                                           Pierre Vandrepote































lundi 13 janvier 2020

Danse pour une lecture de Stéphane Sangral














Depuis que Stéphane Sangral écrit livre après livre, depuis qu’il livre livre après livre, depuis qu’il délivre de livre en livre, depuis qu’il délire de lire en rive, depuis qu’il délire de l’ivre en livre, depuis qu’il se délivre du livre à venir constitué de tous les livres venus, depuis qu’il se délivre du livre impossible, celui qui est à venir, celui qui est avenir, celui qui est la possibilité du livre, celui qui hante la conscience des poètes, d’un Stéphane à l’autre, celui qui ne livre que sa propre impossibilité de livre en tant que livre, celui qui ne pourra jamais être que la « Préface à un Livre Futur », voici qu’il commence à se délivrer comme livre qui ne s’écrira jamais, qui s’écrit à chaque seconde, dans chaque blanc entre les mots, dans chaque étoile entre les paragraphes, dans les blancs de la conscience, dans chaque silence entre les mots, dans la musique des silences et des sphères,

Depuis que Stéphane Sangral écrit livre après livre, depuis qu’il commence sans relâche son commencement, depuis qu’il avance dans le noir de son propre alphabet, dans le blanc de sa conscience en état constant de sidération, depuis que son hasard est devenu sa nécessité, depuis que son coup de dés n’abolit aucune interrogation, depuis que l’objet livre ne le délivre d’aucune quête ni de l’avant ni de l’après, depuis que le début est comme la fin, depuis que l’avant-dire n’emprunte pas forcément le même chemin que la postface, voici que l’écheveau qui se déroule à hauteur de poignet chez l’auteur se met à creuser une brèche dans l’entendement comme si rien ne pouvait jamais finir dans la grande spirale humaine qui tourne comme la terre sur son axe, et autour du soleil, et autour des galaxies qui tournent autour de nos mots qui tournent autour de nous-mêmes sans nous saisir ni dans le temps ni dans l’éternité.

« Il manque toujours un livre sur les rayons des librairies. » Même si ce « manque » désigne secrètement un « trop », l’auteur sait bien que l’objet du livre à écrire ne désigne pas autre chose que lui-même, que cet inaccessible que désigne tout « véritable » livre. Le vieux rêve, celui de condenser le monde en un livre, de le tenir dans la main comme on pourrait tenir la vérité crispante de l’être au monde, ne s’éteindra qu’avec l’homme  exténué, brûlé, calmé dans sa douleur de savoir. Dans le non retour de son ultime parole.

« Le monde est fait pour aboutir à un beau livre ».

« Elle, défunte nue en le miroir, encore
  Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
  De scintillations sitôt le septuor. »

Mais le monde est-il fait pour aboutir à un beau livre ?
Mais la poésie du monde est-elle faite pour aboutir à un beau livre ?
Un beau livre peut-il n’aboutir qu’à un beau livre ?
Un beau livre peut-il exister une fois pour toutes en tant que « beau 
livre » ?

Une fois, une seule fois, un beau regard éperdu jeté sur l’éperdue beauté du monde.



Stephane Sangral - Préface à ce livre - Éditions Galilée



                                                                             Pierre Vandrepote