mardi 23 juin 2020

Petr Král, poète au-delà de tout jugement









Lisbonne





























A droite Petr Král, avec Marió Cesariny

































« je porte les mains aux tempes pour saisir la planète éteinte on est mardi
et j’en suis à commencer ma première journée de plus »
                                    
                                                  in Pour une Europe bleue

                         


 1



Errer dans la bibliothèque, retrouver les traces de l’ami.
Le ciel brille, nuages blancs à l’horizon, un ciel bleu, très clair.
Petr Král sourit, salue une huître sur le marché, la déguste avec gourmandise, interroge une mouette, lui indique le bon bateau.
N’oublions pas que le poète était Pour une Europe bleue.
Enfin on ne sait pas exactement. Dans ce même poème, il affirme aussi« étaler patiemment du gris sur du gris ».
Puis, au crépuscule, il redevient invisible.
Mieux vaut en croire ses mots que ses yeux ou ses oreilles.
En fait, rien ne ressemble à ce qu’on croit.
On peut ouvrir le livre à n’importe quelle page,
et même n’importe quel livre de Petr,
il y a toujours une réponse à la question qu’on ne s’était pas posée.
Il y a toujours un morceau de réel en train de dériver.
On peut tomber sur un cure-dent
« face au visage blême du réveil-matin »,
on risque aussi de se croire en poésie
alors qu’on vient de manquer l’escalier de service
et qu’on aurait dû y rencontrer ou à tout le moins croiser
« le détenteur du record mondial en rougeole »,
on n’a jamais vu les mots se conduire d’une façon aussi…
incorrecte… enfin, peut-être pas vraiment incorrecte… mais
Quand même
Très inattendue, un peu dévoyée, oh oui, dévoyée.
Je sais bien, ce sont des garçons, toujours un peu à s’amuser,
il faut bien que littérature se passe,
les poètes, enfin un poète, on ne sait jamais exactement
où ça veut en venir.
Quelquefois ils finissent par obtenir des médailles,
oui, quand ils sont grands,
alors ils sont encore plus grands, et puis encore plus,
et alors là ils sont vieux, ils ne veulent pas vieillir,
Ah non, ils ne veulent pas vieillir les poètes,
ils veulent continuer à écrire,
et lui, Petr, alors il écrit
« c‘est seulement dans les livres qu’on a froid sur leurs pages blanc neige
on pourrait aussi parler d’une petite onglée sous la casquette»
Ce poète-là, c’est extrêmement curieux,
il est très peu connu, enfin pas très connu si on veut,
c’est un poète français, il est tchèque,
il est connu comme tchèque, pas très comme français,
il parle un français très pur, précis, mieux que beaucoup de Français,
il parle tchèque très bien, avec une si jolie voix, comme les Tchèques d’ailleurs, 
c’est ce qui se dit à Paris,
enfin c’est ce qui se disait.
Mais ce qui suit ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui :
« quand je t’ai vu pour la première fois j’ai failli croire
   que tu étais adulte un alibi sept carats au doigt
   un riche passé d’hôtel à ton actif » 
Bien sûr j’aurais pu écrire tout à fait autre chose,
j’avais envie de t’écrire une lettre par exemple, 
de te dire que ça faisait un sacré bout de temps qu’on ne s’était pas vu,
qu’on parlait souvent de toi avec
Alain (Roussel)
ou bien 
Christian (Hibon),
Tu sais, on parlait piéton métaphysique et poste restante
On parlait de la couleur de la poésie mais pas beaucoup des poètes
on parlait de la vie qui est plus difficile à traverser que la rue
on parlait des rues qui étaient parfois des impasses
on parlait des paroles qui dorment dans les rues
des rêves qui se réveillent dans les paroles somnambules
Nous aussi 
On était témoin de pas mal de crépuscules
et on se disait que c’était certainement pas les derniers
On pensait à toi dans les voyages qui ne se faisaient plus
on ne nous proposait pas le nouveau monde
on nous propose l’après-monde
ils proposeront le monde d’après
Enfin tu sais les conneries habituelles.
Mine de rien tu disais
mais personne ne comprenait :
« alleluia paille pisseuse gloire au soleil
à l’or pourri des pantoufles »
Pourtant tu avais des titres à plus d’un titre
tes Routes du Paradis étaient Pour une Europe bleue
Tu fus Témoin des crépuscules mais avec Le droit au gris,
Arsenal amenait ses rois désarçonnés,
La vie privée pouvait
« entr’ouvrir des parenthèses mais sans rien résoudre »
Pour l’ange lançait selon toi et pour nous
des cris (muets) dans la plaine,
Quoi ? Quelque chose nous renvoyait au continent d’occasion ou de milieu du chemin.
Et puis d’autres encore, postés sur la page comme une énigme en plus.
Ou bien,
Pour toi les livres étaient des pages des rues et des villes
Prague Bruxelles Paris ou bien Amiens ou Barcelone
New York ou Rennes
sans compter la rue Gustave-Goublier et la rue Daguerre
et un bien étrange surréalisme était ton dernier quartier.
Tu avais envisagé la Fin de l’imaginaire comme une balle perdue dans une époque où il fallait en finir avec toutes les mortifères idéologies
Tu voulais
et je crois nous étions quelques-uns à vouloir
mettre le monde sur Écoute
Nous sommes au bord de la terre 
au bord de la mer et des volcans
nous sommes au bord du temps
au bord des larmes et du rire
nous ébauchons une présence inconnue
Et si les dés sont pipés
Nous déclinons toute responsabilité.



2



Cette nuit je ne savais plus dormir
Je me suis levé et j’ai écrit 
tellement je craignais de ne pas retrouver les mots :
Nous ne sommes pas coupables de la douleur qu’on nous inflige
Et pourtant seul l’homme est la Capitale de la douleur
Puis j’ai voulu retrouver le reste mais plus rien
(Dans le grenier reste toujours un Dieu sans identité
c’est pourtant nous qui l’avons créé)
Puis j’ai pensé à ton poème Dans la fourrure
qui a vraiment alerté celles et ceux qui l’ont reçu

« Encore aujourd’hui ça crépite presque
scintille dans la fourrure changeante des jours
Parmi les sujets traités
figurent le grossissement et l’humidité le bleu
et la vie estivale des hôpitaux » 

J’y ai bien vu « Le jardin intérieur de l’Ospedale de Venise
   surveillé dans les coins par des chats au regard d’hitlers de
   fantômas »
mais j’ai cherché Petr hors les lieux
Il avait toujours son arme sur lui son révolver poétique
Comment pourra-t-il nous parler de cela 
… maintenant




3



Dernier livre paru aux éditions LURLURE, 2020





Il y avait encore Déploiement
déposé entre de bonnes mains
Son verbe enchantant la misère du temps
Sa cruauté aimante métamorphosant le désespoir même
On ne sait plus dans quel mirage on vit
On sauve l’existence dans un râle ou un regard
On ne sait pas si c’est le bruit qui devient musique
ou l’inverse avec élancement:

« Nous avons du moins nos pas
et nos voies  Chacun observe le café de l’autre
mais on fait résonner la journée
On promène les chiens partout »

Le voyage à Vienne ressemble comme un frère
à celui qu’on pourrait faire à Prague
l’ombre creuse 
comme les aiguilles l’horloge
Tout ce qui est dévasté cherche encore un accord
un paysage ultime
on dirait presque la tendresse d’une douleur.
La réalité n’est pas si distante
Tout se tient dans un même mouvement du corps
on voyage dans le couloir comme dans un wagon-lit.
Tout d’un coup
Blanc entre deux fenêtres
d’un côté l’été de l’autre un mégot dans l’après-midi
la vie qui se consume chaleur sous la ville déserte un peu
Soudain il pleut dans le soleil

« Le record seul se dresse affronte dans la nuit l’indifférence
radieuse du Grand Chariot »

Les mots qu’on a tracés sur le sable bientôt seront veufs
Longtemps on cherchera leurs sens
qui s’effaceront sous la broussaille d’hiver
Ce qui se déploie dans
Déploiement
ce n’est peut-être que celui de l’aile d’un oiseau
au delà de toute hésitation
l’aile d’un rire comme si la farce de la vie
ne pouvait que frôler la cime et la foudre
On attend les étoiles
On éteint les prophètes et leurs prophéties
Quelque chose continue de flotter dans l’espace
entre maigre victoire et bonheur inassouvi
Même nos demi-échecs nous appartiendront vraiment

« autrement rien  Dieu paraît-il n’est sorti que pour fumer
mais il y a longtemps qu’il reste dehors
Le costume du Chaplin-vagabond pend toujours dans quelque armoire
   il est sans doute fait d’un meilleur tissu
que les vestons colorés d’hommes d’affaires actuels  Quand on l’expose à la pluie
ses plis forment le paysage du monde avant sa destruction »

à moins qu’il ne s’agisse d’y déployer une ultime colère
celle qui voudrait tout englober
la vie contiguë à la mort
la blessure de la beauté prolongeant celle de la hideur
Un dernier mot brandi à la gueule du silence

« Avant le départ amenez-moi le machiniste
j’ai un mot à lui dire »


                                                                     18, 19 juin 2020

                                                                                                   Pierre Vandrepote















mardi 19 mai 2020

Jehan Mayoux, un silence de première grandeur






Jehan Mayoux chez William Blake and Co Éditeur, janvier 2020
15, rue Maubec  33037 Bordeaux Cedex






Jehan Mayoux, un silence de première grandeur




   Jehan Mayoux, poète, surréaliste, anarcho-syndicaliste, pacifiste en temps de paix comme en temps de guerre, logicien redoutable, joueur de mots —mais de préférence lançant les dés hors piste —, fervent compagnon de Breton, ami admiratif de Péret, éditeur d’Alfred Campozet qui fut l’auteur d’un livre magistral autant qu’inconnu intitulé Le libérateur du Massacan, découvreur de poètes triés sur le volet, fidèle à l’amour, amant du rêve libertaire de la liberté, vivant de la vie de la poésie, intransigeant généreux, pédagogue buissonnier, homme de cœur et de compréhension, dépourvu de toute vanité d’auteur, ni parisien ni provincial, pratiquant la marge pleine page.

Évoquer le poète Jehan Mayoux (1904 - 1975), c’est d’abord pour moi redécouvrir les émerveillements de l’adolescence, l’année de la classe de philosophie, la découverte encore toute fraîche de la poésie, la rencontre avec Pierre Dhainaut et Jacqueline à Malo-les-Bains, m’orientant vers le poète d’Ussel, me racontant leur premier voyage en voiture vers cette Corrèze mystérieuse, conduisant une intrépide Deux-Chevaux, le poète tenant le volant, sa femme appuyant sur la pédale, à moins que ce ne fût l’inverse. Pour ma part, je pris le train à Boulogne-sur-mer et arrivai dans une petite micheline jaune et rouge, aux grandes vacances de 1964, en gare d’Ussel à six heures du matin ! Yvonne et Jehan étaient là, merveilleux récipiendaires du lycéen inconnu qui avait envoyé quelques lettres se plaignant notamment de son professeur de philo, vieux militant communiste si surpris lors de son voyage à Moscou de n’y point trouver ouvert le moindre bistrot. Ce n’était manifestement pas un bon point pour le Parti. L’accueil du poète surréaliste, de sa dame fut de la plus adorable chaleur, même si je les avais tirés du lit à une heure bien matinale. J’avais dix-huit ans, Jehan soixante, je me sentis gamin devant leur jeunesse d’esprit.
Le naturel de Jehan était de toute spontanéité, sa candeur inspirait une telle confiance que je me sentis admis et presque choyé en une heure ou deux. L’air de la maison était pétri d’humanité; de cette simplicité même se dégageait une sensation de grandeur douce, comme si tout pouvait arriver, sensation si rare et précieuse. Mélange de patience, de sagacité et de vivacité, il y avait dans les yeux de Jehan Mayoux un regard qui portait loin, loin dans la ronde et les années, loin dans les êtres et leurs masques, ne s’attardant aux apparences, cherchant en tout la beauté, la justesse de la bonté. Les êtres d’exception sont rares par définition, je reconnais bien volontiers qu’il en est de différentes sortes, et c’est heureux, mais Jehan n’était pas un type d’homme, particulièrement remarquable. Ce que je veux dire, c’est que lorsqu’il allumait un feu, comme j’ai pu le constater bien des années plus tard, il inventait le feu.
En matière de goût, de pensée, de morale quotidienne ou exceptionnelle (oui, ça existe !), Mayoux n’avait besoin de personne, pas même de « l’assentiment des grands héliotropes » pour se déterminer. Selon lui, et je crois bien que cela s’est imprimé à jamais en moi, la liberté n’a rien à voir avec l’idéologie, ni avec la réflexion, le sentiment de la liberté ne peut se constituer en nous que comme réflexe. Mais dans aucun domaine on  ne pouvait attendre de lui une quelconque posture de « donneur de leçons ». Je ne l’ai jamais senti avoir le désir d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Exposer son point de vue à lui, souvent minoritaire, faisait partie de son droit le plus strict, inaliénable, qu’évidemment il reconnaissait à tous. Mais il s’interdisait toute emprise violente sur l’univers conceptuel de l’autre, fût-il dans la pire des erreurs.

Portrait de J. M. par Hans Bellmer





À bien des égards, Jehan Mayoux m’est souvent apparu comme un homme complet. Un homme de caractère et d’esprit, un poète et un penseur. Un homme aimant l’art, mais certainement pas un esthète; un homme des livres, mais pas un littérateur; un homme plus sensible à l’injustice sociale qu’à la justice humaine (en laquelle il ne croyait guère); un homme plaçant tout son espoir en les hommes, sachant qu’il est pourtant l’être le plus vulnérable (contrairement à de fallacieuses apparences) que la nature a produit. Sa très belle sagesse, son pacifisme tous terrains lui ont été imputés à crime, bien loin de l’avoir mené au chemin des honneurs; il a toujours eu le courage des individus qui ne détiennent pas une once de pouvoir et qui payent très cher leur affirmation individuelle lorsqu’elle ne cadre pas avec les valeurs dominantes de l’ensemble social. Son refus de la mobilisation en 1939, sa signature au bas du « Manifeste des 121 », son refus de toutes les formes de stalinisme de l’esprit, son refus de toute censure dans le domaine éditorial lui ont créé une image de grand rebelle social, image fausse qu’il n’a jamais cherché à entretenir, mais qui lui a été attribuée. L’histoire est souvent écrite par les « gagnants », ce qui ne leur confère pas la vérité morale qui risque d’être d’un autre ordre. Mayoux, dans la vie sociale, avait pour chacun respect et amitié naturelle, ce qui ne l’empêchait nullement d’afficher son athéisme radical, son insoumission aux « valeurs » menaçant la liberté individuelle, son attachement très pur à une laïcité se gardant de tout embrigadement.
        Autrement dit, Jehan était un prince hors aristocratie, un seigneur sans terre et sans sujet; la réalité de sa vie était fondée sur une sorte de surréalité du langage où l’impossible n’avait pas droit d’entrée. Lorsqu’il écrit que « L’imaginaire est une des catégories du réel et réciproquement », il faut bien comprendre que le réel est une des catégories de l’imaginaire, ce qui interroge bien plus dangereusement qu’on ne pense la nature de ce qu’on considère comme étant le réel, qui lui-même n’est pas autre chose qu’une invention que les êtres humains partagent plus ou moins approximativement et qui, en tout cas, n’a rien de fixe ni de définitif. L’attachement à l’idée de « révolution permanente » n’avait chez lui, comme chez Breton, aucune limite temporelle. De plus elle ne pouvait être circonscrite au seul domaine de l’organisation sociale, elle bouleversait également la perception mentale, les aiguillages de la pensée rationnelle, et pourquoi pas l’évolution inconnue du cerveau humain.
On mésestime généralement que la poésie surréaliste est en soi une immense question posée au langage, à une langue sur elle-même. Et cette question n’attend pas forcément une ou des réponses. Elle s’identifie et se confond avec la grande aventure de l’homme dont le sens est en perpétuelle recherche de soi. Il n’est pas étonnant que le dérangement de la langue dans la langue prenne assez souvent la forme de l’humour, comme c’est le cas chez Mayoux, voire chez Péret.
L’humour est la presque immédiate déstabilisation de l’esprit que rencontre le texte automatique. C’est ensuite le désir de chaque poète qui va teinter, selon sa complexion personnelle, le registre intime de son expression.
La poésie de Jehan Mayoux n’est jamais démonstrative, elle coule de source originelle qui est très exactement la sienne et, du même coup, est assez peu redevable de son environnement immédiat. L’exemple le plus troublant pourrait être ce recueil intitulé « Au crible de la nuit », paru chez GLM en 1948, mais dont la plus grande partie des poèmes furent écrits en captivité. Il est en effet connu que, dans les camps les plus inhumains, certains poètes ont pu tenir ou résister, et partager avec quelques autres détenus une grâce vitale presque surhumaine.

Il peut surprendre que, dans mon titre, je parle de « silence ». J’ai voulu signifier l’extrême pudeur d’un homme qui ne faisait connaître ses actions en général, sa poésie en particulier qu’avec la plus grande délicatesse. Jehan ne se flattait guère d’être ce qu’il était, et cela pas même auprès de ses amis. Cette discrétion admirable n’est pas répandue dans la gent littéraire, elle en donne à mes yeux d’autant plus de poids à une présence magnifiquement ignorée.



                                                                                                                Pierre Vandrepote





Faire-part de décès, 1975












lundi 27 avril 2020

Le procès de Monsieur Boum-Boum




L'enlèvement de Ganymède, Odilon Redon
Fondation Bemberg




                  Le procès de Monsieur Boum-Boum



— Bonjour Messieurs, bonjour. Nous voici réunis dans cette pièce pour tenir quelques rôles qui se révèleront peut-être assez vite injouables. C’est que la trame de cette histoire se perd dans la nuit des temps, qu’elle nous met en cause autant que le personnage principal qui ne cesse de nous échapper, alors que nous espérons bien le traduire en justice et lui demander des comptes à propos de sa manière de conduire certaines affaires qui nous concernent au plus haut point, tout autant que lui-même.
— Le problème, Monsieur le Juge, c’est que l’inculpé n’est pas là. Il va donc être très difficile de l’interroger.
— C’est la raison pour laquelle je vous ai tous convoqué ce matin, à six heures, ce qui peut paraître anormalement tôt, mais croyez-moi, la journée sera longue tant nous avons du pain sur la planche, et longue probablement comme un jour sans pain, et même sans planche car nous ne savons pas quoi exactement reprocher à l’accusé absent.
— La première chose, qui est proprement scandaleuse, c’est son absence. Quel manque de respect pour la justice, la noble Justice humaine.
— Soyez tout à fait persuadé, Monsieur l’Avocat Général, que je partage entièrement votre sentiment, et c’est donc ce premier point que nous allons tenter d’éclaircir. Quelle est l’identité précise et complète du prévenu, si du moins il a été prévenu ?
— A-t-il été prévenu, ça je n’en sais rien, mais il devrait tout de même le savoir. Tout le monde est au courant.
— l’argument me paraît imparable.
— Il n’y a donc que deux possibilités. Soit le prévenu est sourd, soit il fait le sourd. La deuxième hypothèse me paraît la plus plausible, surtout lorsqu’on connaît son nom…
— Ah, vous le connaissez donc ?
— Bien sûr, comme tout le monde, comme vous, comme les Français, les Russes, les Chinois, les Angolais et les Indonésiens, il s’agit évidemment du célèbre…
— du célèbre…?
— Allons, ne faites pas l’enfant, Monsieur le Juge, du célèbre Monsieur Boum-Boum !
— Connais pas, jamais rencontré, jamais vu, inconnu au bataillon de la justice humaine. Cela ressemble plutôt à un sobriquet. Avez-vous d’autres informations, disons, un peu plus classiques ? Nom, prénom, date de naissance, nationalité réelle ou supposée, enfin du concret.
— L’enquête ne précise pas ce genre de détails, apparemment. Il semblerait que Monsieur Boum-Boum soit à la fois partout et nulle part, plus invisible que visible, ne faisant parler de lui qu’en de rares occasions, tantôt frappant les mémoires ou les imaginations, tantôt racontant des histoires que personne ne croit, le plus souvent voyageant à travers le temps ou l’espace, mais n’ayant guère d’adresse où on puisse le joindre.
— Mais, dites-moi, c’est un drôle de paroissien que vous me dépeignez 
là !
— Paroissien, Monsieur le Juge, le mot est bien trouvé, quoiqu’un peu vieilli, mais il est la preuve de votre perspicacité toujours aussi vive, ce qui n’est pas pour m’étonner.
— Bon, ça va, cher vieux renard, je vous connais. Dites-moi plutôt quel mauvais vent vous amène ?
— C’est que tout le monde se plaint, depuis très récemment, de Monsieur Boum-Boum qui semble décidé à créer un bazar total dans les activités humaines de nos chers Terriens de toutes les couleurs et non des moindres.
Et loin de se montrer intéressé le moins du monde par les conséquences de son manque de sérieux actuel, Monsieur Boum-Boum est parfaitement introuvable. Il fait celui qui n’existe pas, ne répond ni au téléphone ni aux appels désespérés des chefs d’états même légitimement élus. Lâchement, on dirait bien qu’il pratique une sorte de grève illimitée, qu’il s’est mis aux abonnés absents. Bref, il fait le mort.
— Ce n’est pas possible, c’est bien la première fois qu’on me joue un tour pareil. Me faire ça à moi, prétendre me démontrer que les absents ont toujours raison… Ne nous échauffons pas trop la bile. Raisonnons calmement.
Donc ce monsieur, ce monsieur l’Innommable, prétend être intouchable alors qu’il est responsable des pires désordres sur notre bonne vieille planète. Ce toupet me fige les franges, ça ne va pas se passer comme ça. Ah non alors. Ah non alors. Ah non, bon, ça suffit, je commence à vieillir. Amenez-le moi, il va voir de quel bois je me chauffe. Avocat Général, faites votre travail, on ne peut pas vous payer à ne rien faire !
— Mais, Monsieur le Juge, je crains que vous n’ayez pas bien compris, le prévenu est introuvable. Notre mission est de le retrouver, mort ou vif, de le juger selon des normes qui restent à définir, de le rôtir éventuellement si nécessaire, de le faire parler, quand bien même il n’aurait rien à dire, de l’obliger à rendre compte de son complot contre nous, de lui arracher un à un tous les poils de ses oreilles deux par deux, puis de le condamner à mort pour la vie et l’éternité, etc…etc…
— Ah comme vous y allez, attendez, pour l’instant vous condamnez les courants d’air. L’inculpé n’est pas là, quelqu’un peut-il me dire ce qu’on lui reproche exactement. Vous, Maître, qui êtes son avocat commis d’office, exposez-nous brièvement les faits.
— C’est-à-dire, Monsieur le Juge, c’est assez compliqué. On dirait que les hommes, dès qu’ils mettent le nez dehors, tombent comme des mouches, qui dans son mouchoir, qui dans sa salade, qui sur son propre nez, qui sur la femme du voisin, qui du neuvième étage, qui sur un os qui ne lui appartient pas, qui se met à neiger, qui…
— Bon, qui, qui… Vous êtes vraiment Maître Kiki, vous n’êtes qu’un pronom très relatif, charmant certes mais assez vague. D’où vient cette hécatombe qui, j’espère, ne me tombera pas dessus ? Et quel rapport, je vous prie, avec Monsieur Boum-Boum ?
— Je pensais que c’était justement pour établir cela que vous nous aviez réveillés de si grand matin, sinon croyez bien que j’aurais continué de sucer mon pouce en silence sans troubler l’ordre public. Grâce à tous les moyens actuels de traçabilité qui sont à notre disposition, nous avons pu remonter la filière jusqu’à mon client, que d’ailleurs je ne connais pas. Il semblerait que Monsieur Boum-Boum, à l’occasion d’un récent voyage dans notre atmosphère céleste, se soit pris d’une importante quinte de toux et, qu’au lieu d’éternuer dans son coude comme il le recommandait à tous, se soit soulagé pissant en l’air et sans retenue des nuées de Covid 19 aussi peu catholiques ou athées que voilà. Voilà, voilà… Mais était-ce vraiment une raison pour nous convoquer si tôt ?
— Maître Kiki, je vous dispense de vos commentaires, vous ne faites pas la loi ici. Je retiens de votre exposé les points essentiels : vous ne connaissez pas votre client qui lui-même s’ignore. Atteint d’une incontinence grave, ce voyageur pollue sans vergogne une atmosphère qui ne lui appartient pas en y déversant des particules non nobles, dont même un parapluie de grande taille ne protège que très partiellement. Il n’a produit aucun document officiel ressemblant de près ou de loin à une attestation de sortie ou d’entrée sur le territoire, ce qui est d’ailleurs tout à fait normal puisqu’un tel document n’existait pas et restait à inventer. Eh bien, je peux rassurer tout le monde, c’est chose faite. Tout peut circuler, comme on disait jadis. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?
— Oui, moi, se répondit à lui-même le Juge. Quelqu’un d’entre vous se serait-il déjà retrouvé au beau milieu d’une nuée de Covid 19 ? Laissons la parole à la science de façon à entendre une voix inaudible au profane, sincère et véritable, non ecclésiastique, résiliente et élastique. Y a-t-il un médecin, si possible au minimum Professeur, dans la salle ?
— Puisque vous sollicitez un avis autorisé, Monsieur le Juge, permettez-moi de me présenter. Je suis le Professeur Blouzatrou, spécialiste de la reprise du pied droit et de la science-tendance socialiste, ce qui constitue un curieux assemblage qui devrait nous conduire sans coup férir à la victoire. Le Covid 19 est ainsi nommé parce qu’il date du 19ème siècle, qu’il a fait une première apparition en 1919, puis une seconde en 2019, ce qui explique que nous sommes en 2020. Son éradication totale est prévue pour 191919, ce qui nous laisse du temps, à moins que nous soyons pris de court, la science n’étant  pas, en ce sens, prédictive, sauf chez les charlatans. Quant à Covid, son origine remonte à Goliath qui lui asséna un premier coup de massue qui le fit passer de David à Covid, ce qui n’empêcha pas Goliath d’être ratatiné en fin de course. L’idée globale est qu’on a beau être tout petit on peut toujours réussir à avaler un plus gros que soi. Toutefois, comme vous le savez tous dans l’enceinte de ce tribunal, il n’y a pas de loi et c’est parfois le plus gros qui gagne, malgré la désapprobation générale.
— Je vous remercie, Professeur Blouzatrou, pour ces éclaircissements étymologiques et chevaleresques qui n’ont pas noyé le poisson de notre recherche de la vérité. Ainsi donc, malgré les nombreux impôts que nous payons tous de gaieté de cœur, vous n’avez ni chaussures ni chaussettes ni masques ni carnaval ni gants ni même moufles ni aspirateurs ni respirateurs ni inspirateurs ni expirateurs. Je vous conseille de prendre directement contact avec l’avocat Kiki, mon cher professeur Nini, afin d’étudier ensemble les principaux moyens de vous enrichir honnêtement sur le dos du virus enfin devenu solitaire.
— Si vous le désirez, je puis néanmoins vous faire une leçon inaugurale que j’ai déjà intitulé « Ordre et désordres chez le coronavirus obèse à la solde des puissances étrangères » qui vous fera mieux comprendre le rôle à la fois prosodique et doublement magique de Monsieur Boum-Boum, ci-devant absent et pourtant homme de l’ombre. Il serait bien sûr vain de remonter à l’époque protohistorique…
— Certes, certes, mon cher Professeur, je ne doute pas que vous en connaissiez un rayon à l’oblique infini sur la naissance et les destinées des virus, viri, virii 16, 17, 18, 19 que vous numérotez comme nous les papes, mais je vous rappelle que nous devons en avoir fini avec cette affaire d’ici ce soir minuit selon l’adage « Justice juste se rend chaque jour et sans rendez-vous ».
— Scientifiquement parlant, Monsieur le Juge, il m’est difficile de me taire. Je tiens néanmoins à vous faire savoir que nous ne savons rien, à l’heure où je vous parle, mais que dans une heure nous en saurons certainement davantage. La prudence de la science se calque sur celle des Sioux et quand on sait ce qu’ils sont devenus, il vaut mieux ne pas le savoir. Toute imprudence risquerait elle aussi d’être mortelle, c’est pourquoi je puis affirmer scientifiquement-tendance socialiste (car nous sommes de grands humanistes) que la responsabilité de Monsieur Boum-Boum est colossale dans cette affaire, colossale et vertébrale.
— Hélas, Professeur Blouzatrou, c’est pourtant sur vous que reposent tous nos espoirs, au risque de s’y endormir. C’est que le Sieur Boum-Boum a la curieuse manie de se volatiliser. Certains prétendent l’avoir entendu rire jaune lors de son dernier coup d’éclat, d’autres parlent d’un rictus diabolique plutôt noir, je ne puis m’appuyer sur de tels témoignages, aussi décolorés soient-ils. Il n’y a qu’une seule solution, la céleste révolution. Si la terre tourne  aussi vite que la mayonnaise, nous devrions parvenir à coincer Monsieur Boum-Boum entre le premier Boum et le second.
— Permettez que je vous coupe en deux, Monsieur le Juge en chef. En tant qu’avocat Kiki, prince de la défense du Grand Inaccessible, qui de la montagne, qui du centre, qui de la plaine, qui de la droite et de l’extrême orient, qui de la gauche et du couchant, qui de la pluie et du soleil, qui du vélo électrique et de la voiture à pédales, en un mot comme en deux ou trois, qui du virage à droite et à gauche, qui du lacet de la chaussure, etc…
— Ah Kiki, viens que je te le serre après cette période si vertigineuse que quiconque n’était pas convaincu d’avance ne le sera pas d’après. D’après quoi, nul ne le sait, mais démonstration est faite que cette affaire est définitivement complexe.
— Permettez qu’à mon tour, en tant qu’Avocat Général de toutes les accusations, je vous communique le point de vue de la société humaine. Si le ciel n’était pas bleu, si Napoléon n’avait pas conquis La Roche-sur-yon, si les forêts n’étaient pas vertes comme l’œil du crocodile, si les notaires étaient fleuristes, si les si étaient un peu plus sûrs d’eux-mêmes, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Bien sûr nous en serions à demain, ce qui ne nous avancerait guère. La pendule sonne l’heure, le pendu est encore à l’heure d’hiver. Si vous voulez que la vie soit un peu meilleure, il va falloir que vous cessiez de découper les journalistes pour leur faire passer la douane dans du papier journal, il va falloir que vous vous passiez de tous les Monsieur Boum-Boum que vous avez engendrés dans vos cerveaux malades et trouillards, il va falloir que vous preniez un bon coup de rhum en dansant sur l’idée d’un amour réinventé. C’est tout le mal que je vous souhaite du fond de mon génie nocturne.
En effet, Minuit sonnait. 



                                                                        © pierre vandrepote                                             



Le Cyclope, Odilon Redon, 1914


lundi 20 avril 2020

Les mots n'appartiennent à personne




Dessin de Magritte pour les Poèmes d'E.L.T. Mesens
Le Terrain vague éd., 1959




























Les mots n’appartiennent à personne

Absolu

Édicule destiné à servir d’abri aux voyageurs à un point d’arrêt d’autobus, comportant généralement des panneaux publicitaires et, souvent, un téléphone public.
L’absolu aide à patienter sous la pluie, notamment en cas de gros orage. Il rappelle à l’être humain qu’il est toujours en voyage, que demain il ne sera plus là. Les panneaux publicitaires font de la réclame pour le ciel qu’il a peu de chances de traverser mais, levant les yeux, il lui est loisible de rêver toutes les couleurs du monde. Un téléphone lui permet de dialoguer avec l’inconnu moyennant une modeste redevance.
Rien ne ressemble plus à l’Absolu qu’un Abribus.

Anarchie

Crustacé marin ressemblant extérieurement à un mollusque en raison de sa coquille calcaire et vivant fixé aux bois flottants par un fort pédoncule.
L’anarchie préfère vivre en haute mer et se méfie spontanément de la basse terre. Solidement fixée par sa propre utopie dans les rêves de l’avenir, elle est une tendre rebelle nageant à travers le temps. Les hommes l’adorent, mais elle se laisse difficilement photographier.
Rien ne ressemble plus à l’anarchie que ce crustacé, l’anatife, qui vit sous l’eau la tête à l’envers dans un permanent décoiffé.

                                                              

Autour

Oiseau de proie diurne se nourrissant d’oiseaux et de petits mammifères.
Il ne faudrait surtout pas prendre l’autour pour un auvent, d’origine celtique, qui lui n’est qu’un petit toit généralement en appentis à la manière d’une casquette. L’autour perce l’air d’un œil large, fend l’espace, fond au vent. Si l’autour vaut le détour, le vautour ne vaut pas l’autour sous le vent.
Autour de l’autour il n’y a rien, sinon la terre qui tourne autour.


Avion

Poil qui pousse sur le menton, les joues de l’homme.
L’avion nous fait rêver d’une autre réalité, change le monde, notre visage, il rase le sol jusqu’à couper le fil qui nous retenait encore à la terre. Son coup d’aile n’appartient ni aux hommes ni aux oiseaux. Il repousse chaque jour la barbe du temps. Il est la seule machine volante inventée par l’homme qui, du coup, a créé une femme inimaginable,
l’hôtesse de l’air.


Débarcadère

Oscillation verticale d’un essieu par rapport au châssis, due à la fluidité de la suspension. Amplitude maximale du déplacement correspondant.
Le débarcadère fait généralement tourner la tête des jeunes hommes rêvant de la fille qu’ils attendent et qui, sans doute, ne viendra pas. Ils reviennent pourtant chaque soir, accueillant le bateau, dévisageant exagérément chaque visiteuse comme s’ils reconnaissaient son front. Le débarcadère est ainsi le lieu d’une attente infinie, dont chaque syllabe allonge le temps d’une vague supplémentaire.
Le mot « débarcadère » aurait pu être inventé par Julien Gracq s’il avait existé. Chacun sait que le célèbre écrivain s’appelait en fait Louis Poirier et qu’on n’a jamais trouvé trace d’un seul débarcadère construit en bois de poirier.


Journal

Bateau à fond plat, à dérive, muni de deux ou trois mâts et gréé de voiles de toile ou de natte raidies par des lattes en bambou, qui sert au transport ou à la pêche, en Extrême-Orient.
Le journal se déploie ainsi chaque jour pour apporter des nouvelles du monde et nous assurer de son existence. Comme nous sommes à peine éveillés à chaque fois qu’il paraît, on le consulte distraitement, parfois on le lit même, mais en ne le croyant qu’avec prudence comme le nuage qui passe au ciel. Intime, il nous transporte vers des lieux peu assurés. Il a tendance à fondre avec le temps.



Liberté

Reptile commun près des vieux murs, dans les bois, les prés. Ocellé, il peut atteindre soixante centimètres de long.
La liberté respire essentiellement en milieu humain pour être nommée. Elle se joue de toutes les situations, voire de tous les environnements. On peut considérer son invisibilité comme étant parfaite, pourtant sa transparence est d’une rare opacité. Même si sa dimension peut sembler minuscule, elle survit à tout milieu hostile. Son chemin, par nature, se perd très vite. Si la liberté ne pique pas, elle aiguillonne le désir. Elle a pour fétiche le lézard.


Soleil

Procédé de narration qui consiste à présenter sans transition des événements qui se déroulent au même moment en divers lieux.
La caractéristique essentielle du soleil est de ne pas être là quand il y est et de ne pas y être quand il y est effectivement. C’est justement parce qu’il est loin qu’on le voit et moins on le voit plus il est là. Sa narration paraît répétitive, d’où l’expression : rien de neuf sous le soleil. Il est un œil qui nous voit quand nous dormons, qui nous réveille pour endormir les autres. Le soleil de minuit est noir pour les aveugles, mais également pour les voyants. Comme toute figure de style, il nous cache le ciel. Invisible et toujours présent, son histoire ne saurait être écrite par les hommes.


Songe

Poisson des fonds rocheux des côtes méditerranéennes, à corps allongé comme l’anguille, très vorace et causant des morsures dangereuses.
Le songe appartient aussi bien au jour qu’à la nuit, à l’immense houle qu’aux steppes ou aux déserts. Il hante l’esprit des humains autant que les forêts et les lacs. Jamais un coup de dés ne l’abolira, c’est pourquoi la partie est sans fin. Attention toutefois, si le songe ne ment pas, il peut mordre et engendrer une blessure inguérissable. On l’appelle alors songe-murène.




                                                                                                                avril 2020 - P.V.













dimanche 29 mars 2020

Alicia Gallienne












                                       Alicia Gallienne
                                           1970-1990



Lorsqu’on ouvre un livre de poèmes, on se retrouve comme jamais seul face à une voix, non identifiable puisqu’unique, qu’on pourra ou non reconnaître, découvrir, inventer en soi. C’est toute la différence avec ce qu’on nomme littérature, roman, histoire racontée, aventures plus ou moins imaginaires. Dans un livre de poèmes, quelqu’un apparaît, un homme, une femme, quelquefois très jeunes et c’est d’autant plus fascinant. Aujourd’hui, par exemple, une jeune femme. Elle s’appelle Alicia Gallienne. Pourtant elle est morte. Depuis trente ans déjà. Elle est morte depuis plus longtemps qu’elle n’a vécu. Elle a vécu la vie vingt ans, elle a déjà vécu la mort trente ans. Un destin bien particulier à une époque où tout se sait si vite, très vite. Une voix peut encore exister de nos jours à l’insu de tous. Une jeune femme qui écrivait, se sachant condamnée, qui rêvait ses mots, ses sentiments, sa douleur, son désir et sa puissance d’amour, comme sa vie, blessée à vie, blessée à rêve. Elle dit: « L’autre moitié du songe m’appartient ». À qui, l’autre moitié ? Peut-être au silence, à l’inconnu. Et quelle moitié ? L’autre étant à la mort, à ce qui n’a pas été vécu, qui aurait dû l’être. Aujourd’hui ces très beaux poèmes sont ceux d’une morte, et c’est doublement bouleversant. Jamais poésie n’a été autant poésie de la vie, photographie d’une jeunesse d’âme suspendue dans l’éternité d'un cœur. La voix d’Alicia Gallienne est venue, et c’est ce qu’elle voulait. C’est merveille qu’on entende ici ce qu’on n’entend plus nulle part ailleurs. Je ne veux rien savoir sur ce qu’elle fut, je veux entendre sa voix sans parasite, sa voix poétique : c’est si rare, n’est-ce pas ? Alicia est une très jeune femme poète qui nous a fait le mieux mesurer la beauté du monde dans la splendeur d’un regard intact de toute prétention idéologique. Elle a mieux perçu que les adultes cette vérité si troublante que toujours ne nous appartient que « La moitié d’un songe ». Ses mots nous atteignent d’un lieu juste qui, pourtant, n’a pas vraiment de visage. Cela ne les empêche pas d’avoir la légèreté de l’être se confondant avec celle de l’air.

« Quelque chose d’oublié, comme un couteau sous la gorge dont la lame fragile se mêle à la perle maladive. »       (Dominante rouge)

« Tu es trop belle pour être vraie,
Tu es trop vraie pour exister,
Femme sublime, ombre de passage ! »       (Dominante noire)

« Je ne sais pas de quel côté est le prisonnier ? Qui est de nous deux celui qui a capturé l’autre ? 
Mais de grâce, ouvrez-moi la porte, si vous le pouvez encore, car ma vie ne tient plus qu’à vous. »                             (Dominante enfermée à clé)  

Alicia a seize ou dix-sept ans lorsqu’elle écrit des vers comme ceux-là, de toute fraîcheur, de toute douleur. Voici une voix qui donne toute son ampleur, sa fougue retenue comme peut l’être le sang dans une artère ou une veine. Voici une voix qui jaillit et, en même temps, s’épanche, comme une musique infinie dans un corps trop étroit. Et on ne peut s’empêcher de se poser la question de ce que vaut la poésie face à une jeune fille si pleine de vie, d’amour, de liberté. Elle vaut très exactement ce que cette jeune fille fait de la poésie. Non pas du genre littéraire, mais une réponse à une intranquillité vitale du corps et de son rêve de vie. Si la vie la confronte si jeune à l’incurable maladie, elle répond par un amour à la fois possible et impossible. Elle invente une issue qui n’appartiendra qu’à elle, et qui aura pourtant valeur universelle. Si la nuit est plus lumineuse que le jour, elle réinvente la clarté du jour. Elle est dans les mots qui sont le cœur battant des choses, elle ne sépare rien, ni l’angoisse et son contraire, ni la peur et le bonheur, ni la vie de la mort. Et comme cela résonne trente ans après, c’est par la mort qu’elle ressuscite sa vie. Celui qui croit qu’il n’y a là qu’une banalité se trompe lourdement, car la réversibilité de la mort à la vie a un sens très précis hors de toute mystique plus ou moins religieuse. 
Alicia écrit de longs poèmes à la recherche d’un chemin mal délimité avec lequel elle se confond, se perd, se trouve, mais ce qu’elle cherche n’a pas de nom, comme un jeune animal blessé, comme une mouette qui virevolte dans le ciel et qui soudain tombe sans qu’on sache pourquoi. Sa poésie n’a pas le temps de se figer en théorie, elle n’a le temps que la brièveté de sa vie, elle le sait, elle le chante, elle ne le pleure pas. On rêve avec elle, on voudrait l’accompagner dans la douceur ou la douleur de ses mots. On n’a guère envie de juger les poèmes d’Alicia, on les aime, parfois sans les comprendre, mais qui comprend le bleu du ciel et ses plus noirs nuages ?


— Alicia Gallienne, L’autre moitié du songe m’appartient, poèmes,
édition de Sophie Nauleau, Gallimard.


                                                             Pierre Vandrepote

dimanche 22 mars 2020

Nous voici donc confinés





Daniel Pommereulle - Sans titre - 1991 - Technique mixte sur papier 






Nous voici donc confinés dans les confins

Cela fait plus de silence encore

Il nous faut une autre écriture, comme si on partait faire le tour de la planète

Comme si on allait croiser de nouveaux yeux, levés sur le fil de la rivière

Ou contemplant la mer revenue à sa première vague

Il y a un paysage dans les méandres du cerveau la cartographie d’une attente inconnue

Des oiseaux qui s’ennuient s’appelant les uns les autres

Des hommes disent que c’est la guerre on voit bien qu’ils ne mesurent ni le poids des mots ni les formes de la mort

Ils devraient dire que c’est la chanson du monde quand il devient inquiet

Que c’est l’homme qui a mal à l’homme

Le silence d’aujourd’hui c’est celui de la liberté qui étouffe

Celui des femmes dont les bras sont des fleuves d’amour

Celui des hommes dont les yeux rêvent de s’ouvrir aux confins

Notre silence est d’un calme infiniment plus grand que le bruit des fureurs guerrières

C’est la nuit qui hésite entre blanc et noir

Ce sont les mots qui bientôt exigeront auprès de la réalité tous les laissez-passer pour eux-mêmes

Donnons-nous rendez-vous sur le bout de la langue

Là où les étoiles font naître les galaxies



                                                   22 mars 2020   P. V.

mardi 10 mars 2020

De quelques angles de vue





                               Carlo CARRÀ - Ritmi d'oggetti - 1911  (Pinacoteca di Brera)




                      DE QUELQUES ANGLES DE VUE





Passer comme une fragile pensée dans l’ombre d’une époque qui, par définition, prétend tout contenir est évidemment une gageure qui ne peut guère paraître longtemps tenable. Aujourd’hui chacun va clamant que tout est su, public, commenté, ressassé, mis en perspective. Chacun participe de la maison close médiatique, a lu tous les livres, visité toutes les expositions, vu tous les films, découvert tous les continents, vécu plus d’amours qu’il n’y a de sexes, chacun participe de cette maison de verre, transparente, donnant sur les boulevards de la pensée unique, non conformisme de salon, révolte sur papier bible. On ne vit pas, on se connecte aux réseaux du commerce illusoire. On marche dans la rue tête baissée, on mange bio des petits carrés de plastique. On regarde des images pour ne pas compter les morts. On s’insurge, on n’y peut rien. On voit tout, on n’y comprend pas grand-chose. « On » est probablement un autre.

En effet, définir l’angle n’est pas ce qu’il y a de plus simple.

Les systèmes sociaux actuels semblent avoir créé eux-mêmes leur propre empêchement, ce qui suppose que l’histoire des hommes travaille contre elle-même, que nous avons produit, croyant construire, les armes de notre propre destruction. Pourrons-nous longtemps continuer de nous tromper à ce point ? Les liens entre les hommes sont en train de se distendre à un point  jamais atteint. Fractures de toutes sortes, entre les êtres humains, entre les civilisations, entre la nature et nous, peut-être entre la femme et l’homme, entre la terre et la terre. Le réel cherche son identité dans le virtuel, le réel se ment à lui même, le virtuel, plus malin, se sauve avec la caisse. Mais où est la fausse monnaie ?

Passer comme une fragile pensée… Il n’est pas si sûr que les mots soient à notre service pour donner du sens à notre interprétation du monde. Pacification ou, à l’inverse, exaltation des mots de la tribu ne vaut pas vérité. Rien ne peut empêcher l’homme de dire ce qu’il veut, de vivre dans sa réalité personnelle, à condition qu’il puisse s’y maintenir, à condition qu’elle soit au minimum conciliable avec celle des autres. Le fractionnement des intérêts humains peut se lire en différents sens. Dans un sens libertaire certes, mais aussi dans un sens parfaitement réactionnaire, d’une totale étanchéité. Les mots veulent dire, oui, mais enfin c’est surtout le locuteur qui veut dire. Et le locuteur veut dire sa propre folie, ou sa propre interprétation, ou son désir, ou son cri, ou son délire d’interprétation, ou son amour, ou sa solitude, ou tout autre jeu qui lui passe par la tête. Le langage a été donné à l’être humain pour qu’il se comprenne, et tout aussi bien pour qu’il ne se comprenne pas. À y regarder même vite, les mots sont moins communs des uns aux autres qu’on aimerait croire. Babel se porte bien, un certain désespoir aussi.

Cacophonie inéluctable d’une prise de parole véritablement démocratique, dira-t-on, mais comment faire autrement ? Il faut en passer par là si on veut tenter les risques de la liberté. Qui serait donc en mesure de reconnaître quoi ? Le tapage devient producteur de valeur, les cris assourdissants font musique, l’idée la plus étroite se fait art, et de préférence répétée à l’infini.

L’idée sans doute la plus mise à mal désormais est celle d’un continuum d’une sorte de progrès spirituel qui s’exprimerait au travers de la temporalité historique. Ce qui nous sépare de nos origines primitives ou mythologiques ne cesse d’élargir son fossé comme si le phénomène de « civilisation », source d’un prétendu confort matériel des modes de vie, nous rendait finalement de plus en plus étranger à notre propre nature. Tout cela n’est pas neuf, mais une question se pose, et d’abord dans les termes d’une écologie salvatrice, celle de l’urgence de notre réponse aux déséquilibres créés par l’activité humaine qui ne cesse d’accentuer sa dangerosité.

Où placer dès lors l’espérance poétique, que faire de la poésie même dans une mouvance aussi peu assurée ? Au poète revient tout naturellement la place du guetteur, mais comme s’il était toujours pris davantage dans les glaces d’un monde de moins en moins fait pour lui.
Et pourtant, il ne lui sera jamais possible d’admettre que la vie n’a pas de sens. Même s’il y a quelque chose de définitivement mystérieux dans l’insatisfaction de notre pensée, dans l’inaboutissement de nos actes. Je ne sais si le but ultime de la poésie est de « changer la vie », peut-être est-il plus question aujourd’hui d’habiter poétiquement l’inhabitable, de mieux comprendre notre rapport au temps. Gardons-nous d’oublier que tout ce qui vit meurt, mais aussi se transmet, évolue, vogue dans un espace qui n’est pas uniquement nôtre.

Que l’utopie doive moins rencontrer le bonheur de la liberté de tous et de chacun que se fondre en son très exact contraire, la domination absolue d’une seule entité, homme ou parti, le vingtième siècle nous a abreuvé à satiété de la démonstration. Et déjà Dostoïevski nous avait prévenu : « En partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme sans limite. » A l’inverse de tout ce qu’il est possible de rêver, l’utopie trop souvent fabrique du néant avec la liberté. Ce qui porte condamnation sur le système, quel qu’il soit, c’est précisément qu’il est système. La liberté réelle, éprouvable - éprouvante, réclame l’indispensable imprécision. On ne quitte pas si facilement l’Histoire, aussi émietté qu’en soit le cours. Bien plus que l’égalité mathématique, la liberté est par excellence l’hésitation du destin.


                                                                                      Pierre Vandrepote