mercredi 14 janvier 2015

Écrire et ne pas écrire



                             Écrire et ne pas écrire











Dans mon adolescence boulonnaise —c’est de Boulogne-sur-mer qu’il s’agit—, la pensée poétique qui m’a le plus touché, qui a été formatrice de ma sensibilité est incontestablement le surréalisme, la lecture des poèmes, des essais, des Manifestes de Breton, mais aussi de ses beaux livres de vie, devenus célèbres aujourd’hui, qu’il s’agisse de Nadja, d’ Arcane 17 ou de L’Amour fou, mais qu’il était très difficile de trouver dans les années 1960, dans une négligeable ville de province qui ne pouvait que rendre le cri de Rimbaud encore plus perceptible aux jeunes gens que nous étions. Ce n’était pas l’entreprise littéraire qui m’avait tant remué dans cet Eldorado de l’écriture et de la pensée, de la révolte contre tous les endormissements qu’on disait « bourgeois » et que j’ai eu à découvrir plus tard bien moins de classe sociale qu’on voulait  dire alors. Bien sûr il y avait là une nouvelle Défense de la poésie, un désir d’aimer, de pénétrer le monde d’une autre manière tout en en rejetant les vieilles scléroses. Écrire ne pouvait pas constituer un but en soi, n’être qu’un métier comme les autres, ou à peine différent. Mais cette école de vie que pouvait représenter le surréalisme pour un jeune homme de dix-huit ans menaçait en même temps de fermer dangereusement toute ouverture sur la vie sociale, voire la vraie vie elle-même. Ce qui n’était pas le moindre paradoxe si on veut bien imaginer ce que pouvait être la petite vie provinciale de cette époque. En réalité, le surréalisme m’a  empêché de devenir un "écrivain", de développer des fictions autres que les miennes.
Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai découvert un essai tout à fait singulier, dont le titre m’avait ébloui par la justesse que je recherchais, dont j’étais en quête sans bien le savoir moi-même,  L’extase matérielle, de J.M.G. Le Clézio. Le rapprochement de ces deux termes allait contre tout ce qui se répétait dans la métaphysique traditionnelle ou dans le matérialisme historique le plus plat. Le Clézio écrivait les choses les plus simples, par exemple ceci : « Chaque chose porte en soi son infini. Mais cet infini a un corps, il n’est pas une idée. Il est l’espace précis de la matière dont on ne peut pas sortir. » Ni Breton ni Sartre. Enfin quelqu’un qui sortait de la dualité. Ni la poésie pure et son désir de révolution impossible ni le compromis devenant si vite et fatalement compromission. Fin de la dualité corps/esprit, matière/spiritualité. Un athéisme pur et simple : il ne peut pas y avoir d’esprit sans matière, de vie sans mort. Pas vraiment de la dialectique, plutôt des simultanéités irrémédiablement attachées les unes aux autres. De la liberté à hauteur d’homme, de la liberté une et divisible.
Les métaphysiques de type religieux ne m’ont jamais intéressé, je ne crois qu’à la magie des êtres et des choses. De la même façon, les théories intellectuelles ne m’ont guère apporté de réponse complète aux questions que, comme tout un chacun, je pouvais me poser dans l’ordre naturel de la vie. Les systèmes, les explications globales des comportements individuels ou collectifs ne m’ont jamais paru lumineux que dans la mesure où on veut bien souscrire à leurs présupposés, ce qui est loin d’être mon cas la plupart du temps. Je crois que chacun vit dans une réalité unique, mais que cette unicité demeure ouverte et partageable. Je crois qu’il y a un secret du monde, que le monde a un secret, que nous y sommes tous sensibles, mais que nous craignons de nous en approcher. Le plus souvent, les structures sociales qui nous dominent cherchent à nous détourner de ces interrogations qui sont, pour elles, peu productives, voire dangereuses car elles portent en elles une part « désocialisante ». La tendance contemplative qui est en l’individu le pousse à privilégier dans sa propre pensée ce qu’on pourrait appeler le mystère chimérique du monde. Et voilà que s’ouvre l'espace du rêve, celui de l’art, celui des passions personnelles. Dans le meilleur des cas, voici le poète, l’artiste, le musicien, le créateur de formes, parfois le fou génial. Voilà celui qui n’a jamais cru que le monde a été créé d’un coup de baguette magique par un esprit pur, sans lieu, à la dimension de l’infini, dans un parfait mimétisme… de l’homme ! Voilà celui qui sait que rien ne se crée à partir de rien, voilà celui qui regarde en face l’inexplicable du monde, de la pensée, de l’infini des choses. Voilà celui que fascine le grand mystère de sa présence, le grand mystère impénétrable de la vie et de la mort.




© photographie Nasa




    Extase matérielle, extase de la matière, pourquoi n’en serait-elle en effet pas capable, et bien davantage que l’esprit lui-même qui ne saurait être parlant sans s’incarner dans une nécessaire substance ? Un homme qui s’interroge, au plus profond de sa propre incompréhension, me touche infiniment, son doute est le mien, son inquiétude est mienne, et sa générosité, et sa terreur, et son injustifiable bonheur d’être. Je n’ai nulle envie d’écrire des histoires pour le plaisir de conter, ma confiance dans les mots est trop limitée pour cela. Ce que j’aime dans le langage, c’est qu’il agrandit l’espace, qu’il rend envisageable ce qui ne paraissait pas pouvoir l’être. Tout dieu est carapace de silence, butor buté (et je ne parle ni de l’oiseau ni du taureau). J’écris sans que l’écriture soit jamais mon but. Mon but, c’est toujours la vie, dans tous ses états. Même si je sais que la vie est la chance la plus incroyable que la matière a pu produire à travers les espaces infinis, que cette chance est fragile et exceptionnelle. C’est de la présence de l’homme, en tant qu’être humain, que dépend l’invention du monde, ce qui ne veut absolument pas dire qu’il est une finalité supérieure à quoi que ce soit. Nous faisons très profondément corps avec la matière, au même titre que la feuille de l’arbre et le vol de l’oiseau; nous sommes aussi immatériels que le sombre nuage ou le ciel zébré d’éclairs qui peuvent nous tuer. La matière ne nous protège pas, la vie est exposée à chaque seconde, et pourtant les œuvres humaines sont grandioses jusque dans leur soumission au temps.
Cet individu que nous sommes, chacun d’entre nous, n’est jamais un être achevé. Nous sommes dans un perpétuel devenir, tout bouge constamment dans la matière homme, comme dans la matière soleil ou la matière terre. Rien n’a jamais été créé une fois pour toutes, l’éternité figée dans son silence définitif est une idée fausse de l’esprit. La mort ne fauche que ce qui meurt, mais le principe même de l’être n’est pas détruit pour autant, ni dans le domaine de la matière ni dans celui des productions de l’esprit qui lui est attaché. L’être existe, sa définition essentielle le caractérise comme un processus en continu; sa forme est à la fois stable et en incessant mouvement. Il faut que nous cessions d’appuyer la pensée sur des logiques binaires, toute pensée est intimement liée à son contraire, telle est la limite juste de l’esprit humain. Dans l’infinité du réel, les choses se répondent de façon analogique, se fécondant les unes les autres, s’ignorant aussi parce qu’elles ont autre chose à dire, sur un autre registre, dans un autre espace mental ou physique. 

Bien sûr nous ne pouvons nous satisfaire du silence, mais nous savons aussi que notre langage est miné. Comme si plus nous disons le monde, plus il nous échappe. Ou s’échappe. Notre langage est une image du monde, et cette image fonctionne le temps de son énonciation, elle dure le temps de son seul rêve. Eternelle virginité de la « connaissance par la méconnaissance », la nuit descend  dans l’ondulation de ses plis sur la pensée rêveuse : demain est déjà hier.





                                                                                                    Pierre Vandrepote

jeudi 8 janvier 2015

Charlie !







Pour le droit à l’insurrection

 contre la misère et l’injustice sociale

Contre le vieux fanatisme humain et religieux

Nous sommes tous Charlie !



                                           Pierre Vandrepote







lundi 5 janvier 2015

Un rêve empli de réel










© Liliana Vidori - Apparition/Effacement - Paris, 2014








Si l’on veut rêver la vie pour en toucher la chair, on n’a pas d’autre choix que de partir de ce point extrêmement flou qu’on a pourtant la naïve audace de nommer soi. Ce qui paraît simple, énoncé de cette façon, se révèle assez vite mystérieux, ambigu, voire inaccessible. C’est qu’il ne s’agit pas de littérature mais de vérité, non de mots dont on se paie si aisément, mais d’une quête de réalité et de sang, ce qui regarde, la plupart du temps, assez peu les mots. Voudrait-on que la vie ait un sens, on en serait pour ses frais. Chaque direction, droite, brisée, courbe, est déjà une direction, il en est d’infinies. Il y a donc au minimum des sens, malgré tout. Une rue s’enclenche dans une autre, assez fixement. L’esprit vagabonde sans qu’on y prenne garde; est-on encore dans cette ville, dans cette soirée doucement vanillée ? On reconnaît le bord du trottoir où on est déjà passé hier, c’était pourtant un autre voyage. Ce n’est plus désormais qu’une répétition destinée à marquer un autre lieu encore non perceptible.




© Liliana Vidori - Issoudun - 2014






Ainsi en va-t-il des mots qui n’ont pas le sens qu’on pense, qui peuvent en avoir de diamétralement opposés à celui ou ceux auxquels croient pouvoir les circonscrire les dictionnaires. Souvent, lorsque je tente d’écrire quelques phrases, je suis surpris par mon imprécision, j’ai l’impression que ce que j’ai voulu dire est comme déformé par le contexte, inadéquat au sentiment que je voulais rendre. Souvent, j’ai ce sentiment, un peu ridicule il faut bien dire, que j’ai été trahi par les mots, à moins que ce ne soit tout simplement moi qui les ai trahis. La certitude d’écrire ne va pas sans l’incertitude du dire. On peut s’en sortir, comme le fait trop avantageusement l’époque, par la fiction romanesque et ses témoignages édulcorés, prétendant jouer sur tous les tableaux à la fois, l’imaginaire, les vérités, les mensonges, la fiction individuelle, les romances sociales, les classiques “mentir vrai” du jeu littéraire, le tout mêlé sans fin dans des proportions variables. Cela ne me rassure ni ne me convainc. Je voudrais parfois que le mot soit là, inamovible, posé comme une pierre sauvage dans un champ peu entretenu.

Ce que j’appelle ici le rêve de la vie s’écrit très exactement entre les lignes. Il y a une grande étrangeté dans le fait que la vie, pour pénétrer mieux l’âme humaine, ait besoin de s’inscrire en nous à l’aide de mots, qu’elle ait besoin d’être énoncée pour devenir réelle. Sans doute est-ce ce qui le plus subtilement lie notre être à notre oeuvre, à ce que nous rêvons de toucher quand bien même nous n’y parviendrions jamais. Qui pourrait croire à l’achèvement d’une seule entreprise dans un monde où, par définition, rien n’a jamais de fin ? Si on en croit ce qui se dit très scientifiquement, la lune ne cesse de s’éloigner de quelques centimètres par an de la planète Terre. Belle image de ce que nous sommes capables de percevoir en termes d’immobilité, voire d’éternité.

Ayant été récemment blessé à la jambe, je me suis aperçu que j’avais envie de traiter du fait d’écrire, du mien, comme on tenterait de traiter d’une blessure, de la douleur qu’elle ouvre dans le champ du corps. Il m’a semblé alors qu’écrire c’était éprouver la douleur du rêve, plonger au sein de ce qui ne ferme pas, de ce qui ne (se) raconte pas d’histoire. En fait, il n’y a d’ordre que précaire, les cartes sont battues et distribuées, mais on ne sait par quoi ni dans quelles conditions. Il n’y a peut-être même pas de niveaux de réalité. Seule une inconstante brûlure. Tout est vrai dans nos sensations, aussi éphémères soient-elles. Qu’on écrive autant de livres qu’on voudra — notre époque est si friande d’elle-même qu’elle ne cesse d’enregistrer sa propre disparition —, le livre demeure cette utopie absolue que quelques rares poètes chassent avant de se fondre aux couleurs lointaines de la ligne d’horizon.




© Liliana Vidori - Le fantôme de la rue Schoelcher - 2014 - Paris






Ces poètes, comme on sait, n’ont pas de biographie. Parfois ce sont des piétons de l’âme, des chercheurs troublés par ce qui s’abandonne au beau vocable de révélation, ils ont l’optimisme pluvieux et le pessimisme des grands coursiers à la crinière éployée. Généralement ils passent, et on ne les voit pas passer. Il arrive que l’homme soit aussi ce cheval fou que seule la nuit traverse. Ces poètes dialoguent avec les morts, ne sachant de la vitesse ou de l’immobilité laquelle annule l’autre.

Je veux traiter du fait de vivre, ce qui revient à vouloir circonvenir l’intraitable. L’après-midi tombe dans la déshérence d’un temps beaucoup trop vaste pour lui, il y faudrait un projet qui tienne jusqu’au crépuscule, ajustant les gestes au vide, la vie à cette pluie négligente et silencieuse. Combien de fois aurai-je désiré me confondre avec ce sentiment de la flânerie qui ne me quitte jamais tout à fait au coeur même de l’émotion, qu’elle soit solitaire ou partagée. Le poids de la vie, qui pourrait  prétendre l’avoir évalué dans chaque instant vécu, à l’occasion d’un départ inattendu, dans une sensation de malheur ou de bonheur soudains ? Je me représente un puissant mystère à cette belle phrase de Guillaume Apollinaire se remémorant son lointain Auteuil : “Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent les plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur.” Aujourd’hui, en l’an 2012, un siècle exact me sépare de ce temps, de ce lieu, de cette belle tristesse du poète, et c’est comme si le vent grandiose à peine visible de la nostalgie venait d’être inventé. Cette abolition du temps, je la rêve, oserai-je dire, dans les jambes d’Apollinaire, dans la géographie poétique d’un temps que nous n’avons pas connu. Il ne saurait y avoir de dérive plus fraternelle à l’intérieur de ce que nous appelons l’expérience de vivre.



© Liliana Vidori - Un voyage imaginaire - 2014







Il fallait que la pensée qui cherche à se dire prenne la coloration de l’humaine indolence. Notre siècle, qui est sec, entièrement voué à la fausseté des échanges, est touristique, mais guère voyageur. Le difficile est sans doute d’avancer dans le chaos sans rien abandonner. Le plus souvent, c’est écrire qui représente pour moi le plus grand voyage. Manière sans doute de sauver son rêve, et soi-même avec. Assez banalement, je me rends compte que le temps est mon pire ennemi et, pourtant, un assez aimable allié. Chacun est persuadé qu’il a quelque chose d’urgent à trafiquer dans le réel de l’heure qui suit. A quoi sommes-nous tenus pour prouver notre présence, qui pourrait  avoir le front d’en juger, ou seulement le désir ? Je parlais à l’instant d’avancer, il suffit bien de se maintenir, d’être en vigilance; à chaque pas c’est le néant qui guette, inlassable. C’est bien Goethe, dans ses  Conversations avec Eckermann, qui a fait la plus belle remarque sur ce qu’on pourrait appeler le chemin de vie: “Il ne faut pas se contenter de faire des pas qui mèneront un jour au but, mais chaque pas doit être un but et être considéré en lui-même comme un pas.” Le seul fondement moral de la vie qui me protège de toute croyance, c’est le rêve, comme un masque que je peux ajuster sur mon visage, plus encore diurne que nocturne. Ce qui manque n’a pas de nom, c’est bien là l’éternelle faiblesse, notre faille au coeur du dicible. De cette douleur, l’écriture guérit bien moins que l’amour. J’attends tout de l’autre, mon “je” n’est qu’un “je” de croisière. Ne me dites pas qu’il faut s’aimer davantage, vous pourriez faire couler le navire, et toi mon ami, nous y serions ensemble.


Photographies Liliana Vidori

                                         Pierre Vandrepote





lundi 22 décembre 2014

Mayas, briseurs de la pierre du maïs





TU NE CONNAÎTRAS JAMAIS BIEN
LES
Mayas


Apollinaire
Lettre-Océan




Coll. Musée du site de Palenque, Chiapas, Mexique (détail)





Les Mayas, comme nombre de leurs voisins, sont un peuple religieux. Leur vie sociale est entièrement ritualisée, soumise aux dieux, mais cette religion est aussi entièrement d’essence magique. L’emprise des dieux est toute puissante sur les hommes, sans distinction de castes ni de pouvoir social, politique ou militaire. Les dieux donnent la vie, le maïs, mais les êtres humains leur appartiennent et ces dieux sont assoiffés de sang. Ce lien terrible unissant les hommes aux dieux est à la fois humainement destructeur et séparateur, il est mystiquement aliénant et unificateur car les dieux sont pensés comme la forme supérieure du réel absolu auquel, secrètement, les Mayas aspirent.
Un pacte unit les dieux, le roi, les prêtres, les chamans, les nobles, les guerriers, le peuple. Les dieux sont partout, il faut les nourrir, c’est la condition même de la survie. Les enfants  des Puissants sont élevés, éduqués dans cette croyance. Les dieux réclament périodiquement des sacrifices de sang pour que la vie puisse continuer, s’entretenir elle-même. Ce n’est pas le seul sang des prisonniers ennemis qui est offert aux dieux, la société maya est auto-sacrificielle. Le temps maya est un temps dangereux, ce qui existe aujourd’hui est menacé demain. Le Maya est otage de la pluie, de la sécheresse, des attaques guerrières; sa magie est une magie à double tranchant, à chaque instant ou presque il risque la destruction, la mort.







Codex maya de Dresde (extrait)







En fait, le réel quotidien importe peu aux Mayas, ou plutôt ils sont totalement immergés dans le monde réel puisque ce monde est magique de toutes parts. Le Maya marche sur une terre magique.
L’aigle, le vautour, le serpent, la chauve-souris, le jaguar, le pélican, le cerf, le singe, le tatou, le crocodile, le chien, la grenouille, le hibou, l’arbre, tout ce qui vit, et la montagne vit, et les minéraux vivent, tout parle le langage des dieux, tout parle et se tait dans l’immense nature chuchotante. Et le Maya parle de sa voix d’homme, il construit temples et palais, il édifie des pyramides, il taille la pierre, orne les murs d’un rêve qui n’est pas tout à fait le sien, qui est pourtant le sien. L’art maya est une splendide ode de pierre à l’inutile, au luxe, au superfétatoire, c’est ce qui lui confère son exact caractère sacré.
L’imaginaire et le réel se confondent dans une ritualisation qui s’invente sans fin. Et qui est elle-même sans fin. Dès lors que le Conquérant espagnol mettra le pied sur le continent mexicain, ç’en sera fait de la plus haute civilisation magique que l’homme d’une autre tournure d’esprit, d’une autre pensée avait créée.

Le plus difficile à comprendre, encore aujourd’hui pour nous Occidentaux, c’est comment religion et magie peuvent s’interpénétrer, coexister dans la pensée maya sans jamais se détruire l’une l’autre ou même simplement entrer en conflit. Comment les dieux peuvent-ils être éternellement au service des hommes, et les hommes exclusivement au service des dieux, puisque leur (sur)vie en dépend ? Tout se passe comme si la pensée symbolique ne parvenait pas à se déployer dans un univers finalement bloqué par un sentiment religieux des capacités de la magie. La manifestation la plus hétérogène à l’omniprésence des dieux est, paradoxalement, l’art d’une telle société. Il est l’expression la plus libre de la créativité encadrée par une finalité acceptée, désirée. L’ombre d’une menace indéchiffrable plane sur le génie du peuple maya et cette civilisation, pour élaborée qu’elle soit, n’ignore pas l’angoisse qui la travaille au plus secret, au plus inconscient d’elle-même. On a assez dit que la pensée magique de ces peuples ne se dissimulait pas le risque de sa propre disparition.
Avant même l’arrivée de Cortés, la grande civilisation maya avait déjà mystérieusement « disparu » sans qu’aucune explication d’une véritable ampleur ait jamais été fournie.







Chaac, dieu de la pluie (détail)
Mayapan, Yucatan, Mexique







Il y a dans la figuration maya une dimension panique (au sens presque étymologique du terme) qui est tout à fait spécifique aux arts précolombiens, comme si l’homme de la jungle immense était toujours contraint par une puissance supérieure qui ne le lâchait pas une seule seconde. Et pour cause, ses dieux ne sont jamais bien loin, toujours exigeants. Ces dieux sont bien ses dieux, il en est le père autant que le fils, le créateur autant que la créature. Le monde du divin est ouvert, le monde naturel est surnaturel. Lorsque le Maya représente un homme ou un dieu, il n’y a du point de vue plastique aucune différence, ou plutôt cette différence n’apparaît que dans les attributs du personnage. La métaphysique du Maya est exactement à l’inverse de celle de son envahisseur : pour le catholique, le monde du dieu unique est étanche et inaccessible; pour l’Indien le monde des dieux est fissuré, perméable, inquiétant. Autrement dit, la magie première des Mayas n’a historiquement pas eu le temps de s’approfondir, d’évoluer vers ce qu’on pourrait appeler l’efficience métaphorique qui lui aurait permis d’imprimer au réel une autre lecture, un autre déchiffrement, qui ne cesse toujours de manquer à l’esprit humain. S’il est vrai que l’art survit aux civilisations qui disparaissent, cela veut aussi dire que les œuvres humaines résistent à tous les dieux, qu’elles ne portent que l’exaltation de leur propre chant.








Mayapan, Yucatan, Mexique (1250-1550) - détail -
Encensoir à l'image d'un dieu de la mort










La peur primordiale n’est pas encore si lointaine dans l’esprit des peuples précolombiens, c’est ce qui confère à leur art cet aspect fantastique, cette figuration inquiétante et terrible, à la fois extraordinaire et menaçante. Qui sait si les dieux sont amis ou ennemis de l'Indien ? Et ne sont-ils pas l’un et l’autre à la fois ? Nul ne saurait dire jusqu’à quel point ces hommes avaient tort ou raison. Le jour où l’Espagnol jette à terre les idoles de pierre, les brise sans la moindre considération, les peuples comprennent qu’ils sont abandonnés de leurs dieux, qu’ils vont périr avec eux.



                                                             Pierre Vandrepote



jeudi 11 décembre 2014

Raymond Daussy, un peintre oublié










Autoportrait au verre d'eau, 1949
© Raymond Daussy








Né en 1918, Raymond Daussy s'est surtout fait connaître dans les années quarante, époque où il a participé aux activités du groupe Surréalisme-révolutionnaire. Sa trajectoire personnelle, pour autant qu'elle soit visible, est intéressante en ce qu'elle a intériorisé les dilemmes des peintres, des poètes de cette époque. Daussy est au cœur d'une pensée déchirée dont il est aisé de concevoir qu'elle pouvait porter simultanément tous les espoirs et bien des désespoirs : la condition ouvrière, l'évolution du stalinisme vers un réalisme-socialiste toujours plus obtus, le national-socialisme et la guerre, l'espoir révolutionnaire, le surréalisme et son désir de libération de l'esprit.





Hitler, 1944, © R. Daussy







Les raisons de peindre furent alors pour un certain nombre d'artistes toutes plus contradictoires les unes que les autres. La peinture figurative pouvait renvoyer l'image d'une prise de conscience politique immédiate plus forte, l'abstraction devenant une forme d'expression, à l'inverse, nettement évanescente et coupée de la souffrance des peuples. Pour beaucoup, la figure du rêve était devenue terriblement floue. Que pouvait bien se dire un peintre comme Raymond Daussy, proche du Parti Communiste Français, qui ne cessait d'osciller entre sa répugnance pour Hitler et son désir de solidarité avec une internationale prolétarienne, entre la poésie du réel qu'il ne pouvait oublier et la pauvre vie quotidienne si difficilement surmontable ?






Prélude à l'insurrection armée, 1945
© Raymond Daussy







Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il pourra exprimer son véritable tempérament, et il le fera aussi bien avec des mots qu'avec la peinture qu'il cherchait en lui. Provincial et de tempérament plutôt solitaire, il a continué d'écrire un certain nombre de notes dont l'arrière-plan reste teinté d'un sentiment poétique du tragique de la vie.





L'invention du feu, 1946 © Raymond Daussy









La figuration, c'est moi. Et j'entends en administrer la preuve, me pliant chaque fois que cela sera nécessaire à l'obligation d'établir le moins d'écart possible entre mon rêve et sa projection visible.

L'œuvre authentique constitue une matière inépuisable ou elle n'est pas. La représentation doit donc comporter une partie d'elle-même que les possibilités de consommation n'atteignent pas.

Passé au filtre de la rêverie active, l'événement reste ce qui, indéfiniment, nous rattache au monde et à nous-mêmes.

                                                             Raymond Daussy, 1984





Eole, 1945 © R. Daussy






Sur le plan artistique, les inventions de R. Daussy ne manquent jamais de puissance créatrice dans l'exploration de son monde intérieur et de ses représentations mentales. Toujours aux aguets de ce qui peut le surprendre aussi bien dans ses rêves qu'au coin de la rue, sa peinture peut faire songer à telle fête du Douanier Rousseau
ou à l'errance statique d'un Edward Hopper qui, pour une fois, aurait dangereusement perturbé le réel.


Raymond Daussy est mort en 2010.
Un livre a paru sur une partie de son travail de peintre, accompagné de ses propres textes, aux bons soins des éditions Natiris et de la galerie Alain Blondel, Paris, 1984.



                                        



                                                                                                      Pierre Vandrepote








dimanche 7 décembre 2014

PERAHIM, ta liberté est la nôtre









© Perahim, Le Futurologue, 1973, huile sur toile


 





Perahim est mort le deux mars deux mille huit à Paris.

Perahim est vivant à Strasbourg au musée d'art moderne et contemporain du 14 novembre 2014 au 1er mars 2015.

Perahim est vivant comme la liberté peut être vivante, même morte.



 
 
© Perahim  Triple saut, 1976, huile sur toile









Qui est Perahim ? Le créateur de l'alchi-peinture, des poissons volants, des oiseaux gonflables, des animaux fantasques qui ne sortent que la nuit, l'inventeur des seins des femmes, du dessin des oiseaux des femmes, du dessein impossible des histoires de l'homme et de la femme, des corps gainés d'humour à cheval au galop ou simplement au trot, de plumes inquiétantes et de becs peu conciliants, de mâchoires qui mordent, de mots qui tuent comme des flèches qui peuvent rentrer dans la gorge, de la géométrie illicite des êtres vivants selon le code des bonnes conduites, de la couleur gaie du monde quand on s'en distrait. Perahim pense que c'est possible, mais que ce n'est pas vraiment sûr. Prudent (il a beaucoup de raisons pour cela), il pense qu'on ne peut être sûr de rien. Par exemple, la vie, vous voyez, ou bien la mort. Vous avez tout à fait raison, ce n'est vraiment pas la même chose. C'est comme les arbres, ou bien les grenouilles. Ou bien un fauteuil dans le ciel. Ou bien des sphinx qui ressemblent à des haches.

 


 
© Perahim, Le Discours, 1978, huile sur toile








J'ai connu Perahim songeur. L'air parfois ironique et doux. Avec des yeux derrière les yeux. Je crois qu'il s'amusait tendrement de la façade des êtres et des choses. Humour malicieux, amour délicieux.
Je crois que c'était un homme qui avait à oublier. Le fascisme, le nazisme, le stalinisme, Perahim n'est passé à côté de rien. Aussi libre qu'on puisse être dans sa tête, on ne sort pas indemne de certaines traversées que même le sable déserte.









© Perahim, La traversée du désert, 1987, huile sur toile














Autoportrait autoporté de P. par P.

A cause de son profil médiéval il a été obligé de changer de religion
Les animaux amis l'ont suivi avec fidélité

Pendant ses loisirs elle s'occupe de l'élevage d'oiseaux carrés pour faciliter leur emballage

Son portrait est exposé dans toutes les écoles communales, gares, tribunaux, fabriques de timbres, orphelinats, élevages de lapins

Préparatifs en vue d'un lointain voyage à l'étranger en compagnie d'animaux empruntés

Heureusement nous avons tous assisté au congrès des statues citadines

La chèvre de l'histoire traverse un espace artificiel tout est dirigé contre la poésie aux effets hallucinatoires

                                              (in "La chronique de l'armoire")







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Perahénigmes


♣︎


De quel côté du réel la peinture de Perahim se met-elle soudain à briller ?

Nos doigts ne sont-ils que d'anciens oiseaux assagis ?

La peinture commence-t-elle là où finit notre regard ?

Quel mystérieux compagnon de l'homme se pose sur la terre quand nous dormons ?

Êtes-vous si sûrs de l'existence d'un individu qui se ferait appeler Perahim ?

L'avez-vous déjà croisé dans la rue ?

Quelle mer secrète traverse le poisson double dans votre dos ?

Pensez-vous que le tamanoir, à la bouche sans dents, à la langue effilée, finira par avaler toutes les fourmis de l'Histoire ?





 



© Perahim, Les rescapés du minotaure, 1990, huile sur toile





Les sarabandes qu'organise parfois le crayon de Perahim sont-elles d'origine persane, espagnole ou arabe ? 

Un homme est-il seulement un nuage ?

Une femme seulement une herbe folle ?

Pourquoi Perahim est-il l'auteur d'un petit livre rose, intitulé La Chronique de l'armoire ?

Si le monde devait finir un jour en papillon épinglé, Perahim le porterait-il à la boutonnière ?

                                                                      (Extrait)


                                                                         
 
© Perahim, Autoportrait, 1924, fusain sur papier (détail)






Les illustrations de ce blog proviennent du livre qu'Edouard Jaguer a consacré à Perahim aux éditions Arcane 17, 1990.


                                                                                                                  Pierre Vandrepote









dimanche 9 novembre 2014

Le regard mental de Christian Bouillé

















                                       


La peinture de Christian Bouillé semble faite pour être  prise en marche, comme un train qui déboucherait du coin de l’image, sans crier gare (avec tous les jeux de mots qu’on voudra), comme un train dont on descend presque par mégarde, ou à la manière de Buster Keaton traversant une voie ferrée, trop préoccupé par la cigarette qui fume dans sa bouche pour s’apercevoir qu’il y a aussi des trains.








C'est comme ça, 1989, © Christian Bouillé









   Je me suis déjà dit que l’impact de la peinture Bouillé venait de ce qu’elle était l’oeuvre  d’un peintre aux yeux bandés, autrement dit d’une nouvelle espèce de voyant. Curieux comme, pour voir son être-au-monde, pour déchiffrer les signes de l’époque, on a moins besoin d’une boule de cristal que d’un essuie-glace qui laisse sa trace dans le réel, inscription du film qui n’est pas tourné, perpétuellement différé. A moins que ce ne soit la réalité elle-même qui finisse par se révéler comme étant la scène, le lieu scénique de l’injouable. Si on ne se méfiait pas trop des mots, on aurait envie de dire qu’une toile de Christian montre au moins autant qu’elle cache, qu’elle est à la fois terriblement concrète et pourtant peu réductible à l’emprise rationnelle, qu’elle est parole, d’ailleurs délibérément décalée, et peinture pure, magistralement spontanée. A sa manière, Christian Bouillé est un peintre naïf, possédé par son propre regard, n’expliquant pas ses images, une sorte de médium de ce monde-ci et non un messager venu d’on ne sait quel arrière-monde. Néanmoins, sa peinture se constitue de façon puissante en oeuvre d’art, à la différence de tant d’autres dont on nous abreuve avec force discours depuis une quarantaine d’années. L’imperceptible piège pour le regard contemporain, c’est qu’il n’y a pas chez Bouillé le “truc” sociologique dont le journaliste est si friand aujourd’hui, qui lui permet de ramener bien vite, quoi qu’il en prétende par ailleurs, le connu au répétitif. Non que la peinture de Christian ne soit pas identifiable, elle l’est au contraire au premier coup d’oeil, mais sa spécificité est que les objets y sont des repères a-symboliques, sans mémoire particulière autre qu’inventée par l’esprit, qu’elle peut se servir de toute image pour faire dire au monde ce qu’il ne dit pas de lui, et aussi pour le faire rêver en nous, pour opérer de secrets glissements sémantiques qui métamorphosent notre regard sur ces « choses qui nous pensent », comme il le dit avec beaucoup de justesse.








Brièvement sous les mots, 1990, © Christian Bouillé








   J’ai connu Christian parlant peu, disant les choses assez abruptement, avec même une légère provocation dans la voix, finalement peu soucieux d’être compris comme on veut l’être dans la simple conversation. Il y a quelque chose d’assez déroutant, d’une façon générale, dans l’art qui est le sien de percevoir le réel, et cela se ressent dans le choix des titres des tableaux ou des séries. Même les “Sans titre” engendrent une part d’inquiétude dans l’attention du regardeur; il y passe  une lassitude céleste à opposer au sens, qui veut que tout soit clair et bien réglementé. Pour mémoire, rappelons ici Les etc. du paysage, Et la périphérie ou Revoir le voir.
















   Chez lui, les images sont involontairement mystérieuses, la mise en page de la représentation, la couleur simplement appliquée  qui devient sur le champ paysage, parfois des formes précises mais difficilement reconnaissables, un univers tout à fait visuel et visible, sans piège apparent, qui introduit pourtant un doute persistant au coeur même de nos perceptions. De plus, Christian est un peintre “branché sur les mots” de façon très singulière, ce qui m’avait amené à publier ses textes, Lumière retardée, dans la collection Inactualité de l’orage, en 1980. Il m’a toujours paru que le monde était profondément nomade dans sa conscience, autant dans la représentation que dans ses troublantes équations de mots. Certes, le peintre a voyagé, a découvert des lumières, mais ses techniques nomades d’expression me paraissent antérieures, fondatrices de la mise en espace de son propre réel. La tente, le fil incandescent jeté dans la nuit, le train, le téléphérique, la pellicule rayée, l’Africain bleu ou jaune, l’ouvrier façon Front populaire, la mise en attente de certains objets dans cette zone de déménagement à quoi ressemble parfois la vie, tout cela renvoie à une gigantesque “Équation nomade” qui nous tend de la réalité un miroir parsemé de bien étranges points de fuite. Pourquoi ne pas le dire, on a l’impression, dans la peinture de Bouillé, de tout reconnaître sans y rien connaître. Les signes qui nous sont faits, parfois agressivement, nous rappellent que le sens n’épuise pas tout, qu’on oublie trop souvent la périphérie du sensible. La fragmentation de l’espace, telle qu’il l’opère, ne milite pas en faveur d’une perspective métaphysique classique. Désignant davantage l’espace qu’il y a entre les choses plutôt que d’en souligner la vision totalisante, il nous indique notre propre déchirure en nous proposant ses tableaux comme autant de solutions de discontinuité.










Intervalle au désert, 1981, © Christian Bouillé












Petr Král avait bien fait remarquer que la singularité de cette peinture est dans “le va-et-vient entre le signe et sa dispersion où le monde est dit “dramatiquement”, comme un lieu tout autant de manque que de plénitude désirée.” Je ne sais si on peut dire que la peinture de Christian a ajouté de l’épaisseur au monde ou, au contraire, l’a rendu, même temporairement, plus transparent. En tout cas, elle y a introduit un autre type de vitesse, qui peut tout aussi bien se dissoudre dans la lenteur ou l’immobilité. Il me semble que rares sont les individus qui ont perçu les signes de ces tableaux, la richesse et la singularité de leur déchiffrement, à la notable exception de poètes comme Bernard Noël ou Alain Jouffroy.









Clan des fraises, 1994, © Christian Bouillé




 


La disparition physique de Christian Bouillé, en 2005, n’est pas faite pour nous aider à lever l’énigme. Regarder sa peinture, demain, ce sera à la fois ouvrir les yeux, les fermer, ouvrir, fermer, puis décidément les ouvrir une fois pour toutes, ouvrir notre regard à notre propre histoire, en temps voulu, et c’est peut-être ce dont nous sommes le moins capables.



                                                                            Pierre Vandrepote