Un vaisseau fantôme - Charles Temple Dix (détail) |
Deux poèmes et un texte
venus de nulle part
1
Quand
Quand rien ne bouge quand tout se tait
Quand le monde hésite
Quand il pleut sans discontinuer quand rien n’arrive
Quand la solitude se fait menaçante se couvre d’ombres
Quand le temps passe mal dans la gorge
Quand l’immobilité s’interroge devant le miroir
Quand ce qui devait advenir soudain se perd
Quand les mots roulent comme des perles
Fascinés par leur propre vide
Quand l’espoir joue à saute-mouton avec le désespoir
Quand le vent se lève sur la dune
Quand tu traverses les rues de la vie sans géographie
Quand les temps se confondent
Quand les traces s’effacent en bout de piste
Quand tu ne sais plus exactement qui tu es
Peut-être est-ce une chance qui se dessine
Dans la jungle des jours et des nuits qui t’inquiètent
Tu es comme un paysage surgissant ici ou là
Sans autre nécessité que celle de vivre
Quand le vent déserte la seule étoile qui te guide
Quand ce que tu aurais voulu dire t’échappe te résiste
Quand ce que tu as ressenti demeure sans forme
Quand la rivière des impressions
Coule dans une autre direction
Que celle des mots et des monts
Mais que tu n’as envie ni de musique ni d’image
Quand le désir n’a pas la force de te pousser dehors
L’instant se brise en mille causes perdues
Quand tu veux explorer sous tes pieds
Ce qui ressemble à un gouffre impénétrable
Tu resserres sur toi ton invisible manteau de plumes
Quand l’oiseau t’est moins extérieur que les mots
Quand tu voles en direction de ce que tu ne reconnais pas
Quand sans prévenir la nuit s’échappe hors du temps
Cet Alors que tu voudrais cerner
On dirait qu’il est sur le point de se confondre avec l’horizon
Te laissant seul avec ton désir inassouvi
Comme si le poème n’avait jamais existé
14 octobre 2022
2
Mondes ronds comme des enfers ou des paradis
comme une parole ou un silence
comme une phrase infiniment étirée dans un ciel noir et blanc
dans des galaxies aux sens multiples
qui ne mènent ailleurs que dans des nuits sans temps
ou des espaces inexorables
Mondes hors du voyage
hors de la perception
hors du saisissable et de l’insaisissable
Mondes qui ne répondent à aucun nom
qui ne connaissent que des équilibres inconnus
qui chutent dans la pensée
des êtres humains atterrés tantôt souriants
tantôt suspendus au-dessus de leur propre vertige
Mondes chaotiques
au-delà de l’ordre et du désordre
obéissant à des lois dont nous ne savons rien
qui naissent ou disparaissent dans les spasmes
de la matière inviolée
Chercheurs de sens renifleurs d’étoiles
Rêveurs de passages secrets Cueilleurs de vérités invérifiables
Linguistes privés de langues
Amateurs d’horizons statiques
de mondes ouverts en cascade
Mondes nébuleux en attente d’existence
températures glaciales vitesses interstellaires
nuits noires nuits bleues nuits incolores
Pas de nouvelles des mondes
Grève colossale des mondes
Sur sa feuille de papier dessin l’enfant commence à tracer un trait qui se dirige vers l’infini sans se soucier de ce qui adviendra de ce qu’il vient d’entreprendre.
3
On ne sait jamais pourquoi on vit, pas davantage pourquoi on meurt. Ni pourquoi on écrit. Ou bien on reste en silence, comme d’autres sont en prière, en contemplation de ce qui n’a pas de forme, pas de visage, pas de présence même. On vit à la limite du sens, dans le désert des autres, dans la proximité des rêves irréalisables, dans l’interrogation de ce qui advient, de ce qui nous échappe. On voudrait déambuler quand rien ne bouge, écrire à quelqu’un quand on a le sentiment qu’il n’y a jamais eu de destinataire, ni même de destin. Alors, on tente de jeter un regard en arrière, pour évaluer la distance, mesurer le temps de l’immobilité, évaluer les changements, les permanences. On voudrait voir une image de soi se dessiner, mais c’est le flou qui l’emporte. On a bougé dans l’immobile. La mémoire n’est pas fiable. Sans doute on a vécu plusieurs vies. Sans même s’en rendre compte. Et puis, surtout, il y a l’errance de la pensée, ce désir de lire le livre incompréhensible du monde, des mondes, les milliards et myriades de cellules qui veulent donner un sentiment d’homogénéité à nos systèmes de compréhension, d’élucidation, de décryptage alors qu’en vérité tout nous échappe. Même morts, nous ne saurons rien de ce qui nous a hantés, ni de l’ombre ou de la lumière, ni de la verticalité du soleil ou de l’horizontalité des horizons. Si je me décide à écrire ces quelques lignes, c’est que je sais très profondément en moi qu’il n’y a absolument rien à dire sur rien. Je vois les rieurs, j’entends leurs rires, je suis même très exactement de leur côté. Je suis à la fois plein d’angoisse et nu comme un sourire au cristal silencieux. J’ai vécu l’essentiel de ma vie, de mes émotions dans la seconde moitié du vingtième siècle selon la comptabilité habituelle de nos latitudes. À mon sens, il est toujours important de dire d’où on parle, vu la relativité de la valeur des choses et des mots. Tout énoncé a surtout valeur de témoignage, ce qui requiert une infinie modestie. La proposition est simple, mais elle prend à revers la pause de la plupart des individus qui écrivent parce qu’ils sont persuadés d’être des êtres admirables. Et plus tout le monde écrit, plus chacun est persuadé être digne d’admiration. Grosso modo (j’aime cette manière désuète de dire), il est à peu près universellement entendu que tout a déjà été dit et redit, pourtant personne ne saurait se satisfaire du seul silence. Plus on vieillit, plus le sentiment du temps qui passe nous poursuit, nous enserre, davantage encore que celui de l’espace. Depuis que l’être humain regarde les étoiles, il a comme un sentiment d’éternité, mais depuis qu’il considère la petite boule spatiale qui semble l’avoir produit et qu’il cherche à évaluer son avenir, on dirait qu’une sorte de doute s’est emparé de lui. Notre passé n’a cessé de croître en durée, nos origines paraissent s’enfoncer dans la nuit des temps, alors que notre destin s’amenuise comme si, désormais, le temps nous était compté, comme si quelque chose de l’ordre de la destruction et de la mort était secrètement à l’œuvre, comme si la fin de l’homme, de l’humanité s’approchait à grands pas. On n’a jamais autant pensé qu’un siècle à peine entamé touchait déjà presque à sa fin. C’est la montée des eaux qui risque d’engloutir les continents, c’est l’air qui va devenir irrespirable, ce sont des espèces vitales qui disparaissent sous nos yeux, les êtres humains sont en surnombre et seront eux aussi anéantis malgré leurs migrations. Rien n’échappe aux constats négatifs, la vie sur terre, par l’incurie des conduites humaines, est vouée à l’extinction. Alors il y aura place pour du plus grand que nous.
Pierre Vandrepote